Dans la décision West Virginia v. EPA du 30 juin 2022, la Cour suprême américaine rejette pour excès de pouvoir le premier plan de transition énergétique adopté par l’agence américaine de protection de l’environnement pour la production électrique. Ce faisant, elle consacre la major questions doctrine (MQD) comme instrument de détricotage de l’État administratif américain et affirme sa qualité d’interprète authentique de la loi de délégation.
L’arrêt West Virginia v. EPA rendu le 30 juin 2022 par la Cour suprême américaine s’est avéré fatal pour le plan de transition énergétique relatif à la production d’électricité et publié en Octobre 2015 par l’agence américaine de protection de l’environnement, Environmental Protection Agency (EPA). Action-phare du président Obama dans la lutte contre le dérèglement climatique, le plan était connu sous le nom de Clean Power Plan (CPP). En droit, il avait pour auteure une agence mixte dite « independent executive » dont le caractère exécutif n’a cessé de s’accentuer depuis la présidence Reagan, en sorte que l’on s’y réfère comme étant l’« EPA de telle ou telle administration ».
Adopté sous la forme d’un règlement, le CPP avait pour fondement la section 111(d) de la loi régulant la pollution de l’air et datant de 1970, Clean Air Act (CAA). La disposition chargeait l’EPA de déterminer « le meilleur système de réduction d’émission de polluants » et d’arrêter les « standards de performance » correspondants, c’est-à-dire le niveau d’émission à respecter par les sources de pollution existantes ou nouvelles. Le CPP portait sur les centrales électriques à charbon (1) et à gaz existantes. Il organisait à l’échelle fédérale la migration progressive du réseau électrique national (2), de l’énergie fossile aux énergies renouvelables (qualité dont le gaz naturel était exclu contrairement à la nouvelle taxonomie de l’UE publiée le 15 juillet 2022). Il prévoyait une réduction de 32% des émissions de dioxyde de carbone pour 2030 par rapport à 2005 et servit de faire valoir avant-gardiste à la délégation américaine lors des négociations internationales qui débouchèrent sur l’ Accord de Paris sur le climat de 2015.
La question posée à la Cour était de savoir si, en édictant le CPP, l’EPA avait excédé la délégation de pouvoir contenue dans la section 111(d). En concluant à l’excès de pouvoir, la Cour a, pour le CPP, mis fin à une trajectoire mouvementée, ponctuée par l’alternance entre 3 présidents et marquée par la consolidation de la majorité conservatrice de la Cour autour de 6 membres. D’abord, il surmonta une résolution législative d’invalidation grâce au veto opposé par le Président Obama en décembre 2015. En février 2016, il fit l’objet d’une suspension absolument inédite par la Cour dans l’exercice de ses pouvoirs d’urgence. Celle-ci en bloqua l’application (3), sans attendre, comme à l’accoutumée, que la Cour d’appel fédérale du District de Washington (qui avait rejeté la demande de suspension) se fût prononcée au fond.
Sous l’administration Trump, le juin 2019, il fut abrogé et remplacé par l’Affordable Clean Energy (ACE) Rule. Retenant une lecture restrictive de la section 111(d) du CAA, l’ACE traduisait une réticence à réguler. Contrairement au CPP, l’ACE ne programmait pas le passage aux énergies renouvelables mais demandait seulement aux centrales à combustibles fossiles de réduire efficacement leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). En outre, au nom du fédéralisme dualiste, l’ACE privilégiait une intervention consultative de l’EPA auprès des États fédérés, là où le CPP jouait la carte du fédéralisme coopératif et punitif en prévoyant que toute désapprobation du plan soumis par un État fédéré impliquerait une régulation directe par l’EPA.
Sous l’administration Biden, le 19 janvier 2021, la Cour d’appel fédérale du District de Washington rejeta cette lecture restrictive et annula le nouveau règlement ACE ainsi que l’abrogation du CPP. Cette résurrection juridique du CPP n’eut pas de pendant pratique. Celle-ci était politiquement inconcevable de la part de l’« EPA de Trump » car le CPP provenait de l’« EPA d’Obama ». Elle devint juridiquement risquée pour l’« EPA de Biden » lorsque le 29 octobre 2021, la Cour suprême accepta d’examiner l’affaire au fond.
Au volontarisme affiché dans le prononcé du sursis à exécution du CPP en 2016, s’est donc ajouté l’octroi d’un certiorari à propos d’un règlement qui n’est finalement jamais entré en application. Qui plus est, sur le plan de la recevabilité, la case and controversy clause était d’autant plus malmenée que le litige devant la Cour était plus un litige abstrait que concret. Assurément, au moment où la Cour décidait d’exercer sa compétence discrétionnaire, les objectifs de réduction de l’émission de CO2 projeté pour 2030 par le CPP pour l’industrie électrique avaient été atteints dès 2019 par le jeu naturel du marché. Le coût de production élevé des centrales à charbon avait incité les acteurs économiques à leur préférer des modes de production (gaz et énergies renouvelables) moins coûteux. Or, l’impact en CO2 de ces derniers est moindre ou nul.
Autant de traits d’audace procédurale qui trahissent une détermination juridictionnelle à se prononcer sur la légalité d’une intervention régulatoire dans un domaine emblématique de la polarisation autour de la place des agences dans la formulation des politiques publiques aux États-Unis. La majorité conservatrice de la Cour a donc opportunément saisi l’occasion de porter un vigoureux coup de semonce à l’État administratif, c’est-à-dire régulateur, en consacrant un nouvel outil du détricotage de celui-ci, la major questions doctrine (MQD), ou théorie des questions majeures. Pour cette raison, la décision s’avère très significative. Elle l’est également car elle manifeste une vigueur croissante de l’affirmation de sa qualité d’interprète authentique de la loi de délégation par la Cour suprême.
Sous la plume du Chief Justice Roberts, la Cour consacre la MQD comme une nouvelle règle d’interprétation de la loi selon laquelle, « dans des cas extraordinaires », face à « un texte législatif ambigu », elle exige une « habilitation législative claire ». Elle en repère les prémices dans l’arrêt de 2000 déniant à la Federal Drugs Agency, le pouvoir de réglementer la nicotine contenue dans les cigarettes. Elle en fait remonter l’introduction à la décision UARG de 2014 refusant d’étendre la compétence de l’EPA aux GES produits par de » faibles sources de d’émission » tels les hôtels et les immeubles à usage professionnel. Elle en signale des illustrations relatives à des décisions au fond comme à des ordonnances de référé et touchant diverses agences. Au vu de tels antécédents, l’arrêt du 30 juin 2022 fait figure de consécration d’un outil d’interprétation récent que la Cour cherche à consolider en en précisant le champ d’application comme la justification.
La MQD s’applique aux « cas extraordinaires » par opposition au principe d’interprétation contextuelle applicable aux « cas ordinaires ». Pour identifier le cas extraordinaire, elle prend pour référence l’arrêt de 2000. Le cas extraordinaire se définit, d’une part, au vu de « l’évolution et de l’étendue du pouvoir dont l’agence se prévaut ». À ce titre, la Cour prête une attention particulière au rapport entre la nouveauté de la réglementation litigieuse et l’ancienneté de la délégation. Il se définit, d’autre part, au vu de « l’importance économique et politique de ladite compétence ». Ces deux constatations fournissent » une raison de douter que le Congrès » ait entendu conférer le pouvoir litigieux, autrement dit, fondent une présomption de non-délégation.
Le nouveau canon d’interprétation repose sur deux séries de considérations. D’un côté, la Cour tire du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs la présomption selon laquelle « le Congrès entend se réserver les questions majeures ». De l’autre, elle souligne le mode d’expression de sa volonté par le législateur lorsqu’il s’agit de « doter une agence d’un pouvoir de régulation extraordinaire » ou de « l’autoriser à apporter des “changements radicaux ou fondamentaux” à un dispositif législatif » : selon elle, dans de telles hypothèses, le législateur s’exprime rarement « avec économie » ou « subtilité », « de façon vague », « indirecte » ou « elliptique ».
L’effort d’affinement de la MDF déployé par la Cour est indicatif de la fonction de démantèlement de l’État administratif et de reconstruction du droit administratif américain que la Cour lui assigne. La MDF affecte aussi bien la légistique que le positionnement de la Cour face à l’expertise des agences.
En effet, l’exigence de clarté imposée pour la délégation d’un pouvoir de régulation extraordinaire s’inscrit à rebours du développement de la régulation et de l’agencification à l’américaine, depuis le début du XXème siècle. Selon le schéma historique, le Congrès décide de mener une politique publique donnée et, pour réaliser celle-ci, délègue un pouvoir de régulation à une agence en des termes larges tels que l’intérêt public, la sécurité, la santé et le bien-être publics ou encore, le meilleur système de réduction d’émission de polluants.
La décision West Virginia v. EPA renforce une distinction jusque-là émergente et séparant délégation ordinaire de questions mineures et délégation extraordinaire de questions majeures. En soumettant celle des questions majeures à un régime plus exigeant, la Cour remet en cause l’usage dans la durée de dispositions générales dans le cadre de l’habilitation à réguler conférée par le Congrès aux agences. Or, ce mode de rédaction leur permet traditionnellement de régler de nouveaux problèmes d’importance variée. L’arrêt compromet l’utilité de la rédaction législative ouverte sur laquelle repose l’État administratif américain et qui laisse l’agence régulatrice mener, durant des décennies, les politiques publiques à la lumière des orientations générales fournies par le Congrès. Lorsque l’objet de la délégation est conséquent, la Cour force le législateur à la précision rédactionnelle et à revenir fréquemment à l’écheveau, au rythme de la survenance des nouveaux problèmes. La combinaison de la précision et de la fréquence tend à faire de la délégation législative d’envergure une opération ponctuelle et plus solennelle. À chaque nouveau problème, une nouvelle loi de délégation explicite, exige donc la haute juridiction américaine ; un peu comme l’article 38 de la Constitution française enferme l’habilitation à intervenir dans le domaine législatif accordée au gouvernement dans « un délai limité », serait-on encline à noter.
Il importe cependant de souligner que le modèle américain de délégation actuel, en assurant plasticité et longue durée à la délégation, comporte d’importantes implications quant à la capacité de surmonter des blocages institutionnels. Par l’interprétation administrative d’actualisation du texte d’habilitation qu’il autorise, ce modèle permet de compenser la paralysie de la machine législative causée par la polarisation croissante depuis les années 1990, lorsque le locataire de la Maison-Blanche ne dispose pas d’une majorité suffisante au Capitole pour mettre en œuvre son programme. Dès lors, une fois qu’elle est contextualisée, la nouvelle règle de légistique tirée de la MQD est loin d’être neutre. La nécessité affichée d’une délégation explicite des questions majeures cache en fait une poussée opportune vers une impasse institutionnelle qui sert le dessein de démantèlement de l’État administratif.
En l’occurrence, la Cour conclut que pour confier à l’EPA la mise en œuvre de la transition énergétique dans la production d’électricité, le Congrès doit écrire explicitement ce cap régulatoire dans le cadre d’une modification du CAA de 1970. Encore faut-il qu’il soit en mesure de faire fonctionner la machine législative. Or, celle-ci est en panne du fait de la polarisation (4). Le renvoi à la compétence législative, tout fondé qu’il soit au regard du principe de la séparation des pouvoirs, équivaut en réalité à un renvoi à l’inaction législative et donc à la non-régulation. L’analyse MQD valant pour toute question majeure, tous domaines régulatoires confondus, la redistribution de la cartographie de l’État américain s’avère potentiellement considérable.
Outre cette nouvelle règle de légistique visant le Congrès, s’ajoute une autre leçon qui est plutôt d’ordre latent car elle n’est pas énoncée par la Cour. Elle résulte de l’analyse des rapports entre la Cour et l’agence experte induits par l’arrêt. À y regarder de plus près, la théorie des questions majeures consacrée par la Cour suprême américaine présente un esprit commun avec celle de la théorie de l’acte clair pratiquée par les hautes juridictions françaises. Dans les deux théories, les juges se prévalent de leur qualité d’interprète dans le cadre d’un rapport de force. Mais, de l’une à l’autre, le concurrent et l’objet de l’interprétation diffèrent. Les hautes juridictions françaises cherchent à s’affirmer dans l’analyse du droit de l’Union européenne face à la CJUE avec laquelle elles sont désormais engagées dans un dialogue. La haute juridiction états-unienne cherche à imposer l’interprétation juridictionnelle stricte de la loi de délégation à l’agence experte. Dans le cas francais, la théorie traduit une résistance à la juridiction d’un ensemble supranational, la CJUE, dans le cas américain, elle traduit une résistance à la puissance établie des agences. La Cour suprême conditionne la validation de l’interprétation d’une disposition déléguant une question majeure à une expression législative « claire ». Mais elle reste celle qui détermine si clarté il y a. En l’espèce, elle estime que « le meilleur système », expression qui dans l’absolu se prête à une interprétation généreuse, n’autorise pas l’EPA à programmer la transition énergétique. La MQD marque ainsi l’affirmation par la Cour de sa qualité d’interprète authentique de la loi de délégation et une érosion de la déférence juridictionnelle face à l’expertise administrative découlant de la jurisprudence Chevron de 1984. Avec elle, la Cour s’est donnée un instrument qui la place au cœur du détricotage de l’État administratif américain.
Ce faisant, la jurisprudence américaine se trouve notablement à contre-courant de la tendance jurisprudentielle mondiale ouverte par la décision néerlandaise Urgenda en 2019. À l’opposé de cette jurisprudence prescriptive, facilitatrice ou incitative à l’égard de l’action publique face à l’urgence climatique, la Cour suprême américaine s’est engagée dans une stratégie d’empêchement. Et dire qu’en 2007, dans l’arrêt Massachusetts v. EPA et selon une composition différente, elle avait jugé que le Clean Air Act donnait compétence à l’EPA pour réguler les GES afin de lutter contre le dérèglement climatique ! Précisément, le CPP était la principale retombée réglementaire de cette reconnaissance jurisprudentielle. En 2022, sans opérer un revirement jurisprudentiel, la Cour réduit la compétence de l’EPA aux questions mineures tant que le Congrès ne parviendra pas à surmonter l’impuissance à laquelle le condamne l’extrême crispation partisane.
1) La production d’électricité à base de charbon, comme celle provenant d’énergies renouvelables, représente 20% de l’électricité produite aux États-Unis.
2) Le secteur de l’électricité y est à l’origine de 25% des émissions de GES.
3) West Virginia v EPA, 577 U.S.1126 (2016).
4) La défection du Sénateur démocrate Manchin le 14 juillet 2022 a empêché l’adoption du Build Back Better Act qui comportait des mesures de lutte contre le réchauffement climatique préconisées par Joe Biden et rejetées par le camp républicain. Cependant, le retournement de position de ce sénateur de West Virginia le 27 juillet 2022 semble rendre possible le vote de telles mesures par les démocrates dans le cadre d’une nouvelle proposition, Inflation Reduction Act of 2022.