Photographie d'un tube à essai

Le problème de la prise de décision par des organes politiques, administratifs et même judiciaires dans des environnements d'incertitude scientifique se posait déjà il y a plus de vingt ans. Il s'agit d'un problème préoccupant, à la fois en raison de son importance croissante et de l’insuffisance attention qu'il mérite. Depuis quelque temps, on constate une tendance qui semble désormais irréversible : l'adoption fréquente de décisions par les autorités publiques (législateurs, gouvernements, tribunaux, administrations publics) dans des situations d'incertitude scientifique reconnue.

La cause principale de cette situation contradictoire et complexe est la séquence différente, le décalage croissant entre les temps de la science et du droit, du moins le droit dans lequel nous avons été formés et dans lequel nous sommes encore installés. Un droit, tout un système juridique, lié à des certitudes, comme l'impose son paradigme de la sécurité juridique, et tout cela orienté vers la décision, avec des mécanismes aussi connus pour la rendre efficace, comme dans le cas du silence administratif.

Mais la science s'est depuis longtemps éloignée du paradigme de la certitude et de la sécurité, qui paradoxalement est toujours maintenu dans le droit. Au début - surtout dans son âge d'or, du 17e au début du 20e siècle - la science a ébloui par les certitudes et les lois qu'elle a découvertes, impressionnant profondément les juristes qui, se regardant dans le miroir de la science, se sont efforcés de construire un droit certain sur le paradigme de la certitude juridique. Mais déjà au siècle dernier, au fur et à mesure que la science progressait, elle s'est rendu compte de l'immensité des espaces qu'elle ne connaissait pas. Il a donc modifié son langage, passant de celui de la certitude à celui, plus contenu, des probabilités.

La séquence de temps de la science diffère aussi nettement de celle du droit, d'autant plus que la science n'a pas la fonction et la responsabilité de prendre des décisions.  Sa tâche consiste à obtenir des connaissances et à les transmettre aux décideurs. Et le temps nécessaire pour acquérir cette connaissance et cette certitude ne coïncide pas du tout avec ceux imposés par le droit, qui fixe souvent des délais très courts (mois) pour adopter des décisions, alors que la science a souvent besoin de longues périodes de temps (années, dizaines d'années ou périodes indéfinies) pour acquérir des certitudes et un consensus dans la communauté scientifique.

Depuis la fin du siècle dernier, le droit, le système juridique, a commencé à développer des stratégies pour décider dans l'incertitude scientifique. Des stratégies qui, selon moi, se déploient dans deux directions possibles.

La stratégie externe est orientée vers l’alignement  des organes de décision sur les dictats et évaluations de la science. Une ligne stratégique dont l'orientation et la dérive scientiste sont marquées, puisque les organes de décision politiques et administratifs se conforment à ce qui émane du système scientifique et expert. Avec cette stratégie, la décision ou l'établissement des principales références est transféré à ce qui est établi par la science ou l'expertise. Une formule déjà répandue dans de nombreuses normes est la référence à la "meilleure technologie disponible" pour déterminer les obligations, à préciser par le développement technologique, d'un large éventail d'opérateurs.

Cette stratégie externe reçoit sans doute son instrument le plus caractéristique avec le principe de précaution. Il s'agit tout d'abord d'un principe encadré dans cette stratégie, car il est exclusivement conçu dans le but de fournir aux autorités publiques une base de décision dans des situations d'incertitude scientifique avérée.  Et la stratégie que le principe conduit à adopter est externe, scientiste, car les organismes publics décident en fonction des informations qui leur parviennent du système scientifique, du système expert, à partir de la prise de conscience même d'une situation d'incertitude scientifique qui pourtant affecte des biens aussi importants que la santé et l'environnement.

La stratégie externe, qui se réfère à ce que la science et les experts déterminent, est peut-être la plus récente et la plus visible, mais elle pose de sérieux problèmes, dont deux ressortent spécialement. Le premier est que les scientifiques, les experts, ne parlent pas d'une seule voix : les dissensions au sein de la communauté scientifique sont très fréquentes. Le deuxième problème posé par cette stratégie est celui de la légitimité, puisque la décision est essentiellement confiée à des organes qui ne sont pas légalement et constitutionnellement habilités à décider.

Nous devons donc prêter attention à la stratégie interne du droit dans les situations d'incertitude. Une stratégie beaucoup plus ancrée et spécifique au droit, qui ne cherche pas tant à trouver des certitudes extérieures et objectives, mais plutôt à résoudre les problèmes auxquels elle est confronté de manière pragmatique. Il s'agit de toute une ligne stratégique, aux manifestations diverses, qui donne la priorité aux références et aux certitudes construites - et non pas trouvées, comme cela correspond à la science - par le système juridique lui-même, et qui peuvent prévaloir sur les données et les apports de la science.

Ce sont des formules, des stratégies, internes à la loi, autoréférentielles pourrait-on dire. Les décisions ne sont pas prises sur la base des certitudes auxquelles la science parvient, comme le veulent les stratégies et les procédures de décision scientiste, mais plutôt sur la base de certitudes construites par le système juridique lui-même, par la légalité elle-même.

La recette essentielle de cette  stratégie interne, autoréférentielle, consiste dans des présomptions, avec lesquelles le droit romain fonctionnait déjà comme une évidence.  Si un centurion ne revenait pas avec César d'une de ses campagnes de guerre et qu'il n'y avait aucune nouvelle certaine de lui, l'incertitude était totale quant à sa vie. Les juristes romains n’entreprenaient pas de mener une enquête pour savoir avec certitude si le centurion était vivant ou mort.  Ce qu'ils cherchaient à faire, c'était de résoudre les problèmes juridiques qui découlaient de cette incertitude : sa femme était-elle veuve, ses enfants avaient-ils hérité, un autre officier avait-il été promu pour prendre sa place dans l'armée ? Telles étaient les questions à résoudre. Pour ce faire, les juristes construisaient une certitude. Une certitude fictive et conventionnelle. Une présomption construite dans le seul but de soutenir la résolution des questions juridiques posées. S'il n'y a pas de nouvelles du centurion dans les trois ans, il est présumé mort, avec les conséquences juridiques qui s'ensuivent en matière familiale, patrimoniale ou militaire.

Les présomptions sont revenues et se sont étendues, désormais intégrées dans les lois qui régissent les espaces dominés par l'incertitude. Par exemple, dans la législation européenne sur la responsabilité environnementale. La question souvent complexe - il n'est pas rare qu'elle soit inaccessible à certaines connaissances scientifiques - de la causalité du dommage est d'abord résolue par la présomption qui l'attribue à l'installation "appropriée" pour le produire. Dans de nombreux cas, cependant, cette entreprise peut à son tour se libérer de cette présomption initiale défavorable par une contre-présomption : si elle prouve qu'elle a été soumise auparavant à un programme de gestion environnementale ou à un éco-audit.  On progresse ainsi pour prendre des décisions fondées sur des certitudes construites, des présomptions et contre-présomptions, et non sur des certitudes trouvées, des certitudes scientifiques, qui n'existent pas, par hypothèse, en situation d'incertitude.  

Ces présomptions qui sont construites pour soutenir la prise de décision dans des environnements d'incertitude scientifique sont essentiellement de deux types : les présomptions procédurales et les présomptions institutionnelles.

Les présomptions procédurales sont celles qui résultent du déroulement d'une procédure, qui ne doit pas nécessairement être, loin s'en faut, une procédure administrative. Il peut parfaitement s'agir d'une procédure ou d'un dossier d'impulsion et de traitement privé, tel que, comme nous venons de le voir, un programme de gestion environnementale ou un éco-audit. Ce qui est déterminant, c'est que la législation donne au passage de ce dossier la valeur d'une présomption légale. Par exemple, il existe une présomption de conformité aux exigences scientifiques et techniques. Une présomption qui, comme toutes les présomptions, peut être détruite, ce qui n'est pas rare, par une autre présomption légale contraire.

Mais dans les domaines croissants et débattus de l'incertitude scientifique, les présomptions institutionnelles prolifèrent également. Elles sont aussi une manière conventionnelle de surmonter l'incertitude qui découle avant tout de la diversité des positions enregistrées dans l'establishment scientifique, dans la république des sciences. Pour articuler une décision qui surmonte la possible dispersion du paysage scientifique, on peut présumer, sans certitude, l'autorité d'un organe, d'une institution, dont les rapports et les avis sont pris comme base par les organes constitutionnellement habilités à prendre des décisions.

Il se peut qu'après un certain temps, on s'aperçoive que la décision était erronée, qu'elle était fondée sur l'opinion de l'organisme présumé faire autorité et que cette opinion vient à apparaitre, du fait du niveau supérieur de connaissances auquel nous nous trouvons, comme clairement erronée. Il se pourrait également que, du fait de cette décision, des dommages aient été causés que les victimes n'avaient pas à supporter et qu'elles doivent être indemnisées. Mais l'action de l'autorité compétente ne peut être remise en cause si elle a fait ce qu'elle était légalement tenue de faire : respecter la présomption d'autorité que la loi reconnaît à l'organisme auprès duquel elle doit obtenir un avis scientifique.

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