Chemins publics consacre une série d’articles aux actions destinées à forcer l’administration à exécuter ses obligations environnementales. Les actions juridictionnelles intentées dans le monde entier pour forcer les États à agir face au changement climatique sont une réponse à l’inaction et aux résistances des administrations. L’existence d’un remède spécifique en Colombie ouvert à tous les citoyens et suffisamment original justifie d’en traiter ici.
Cet article présente la réglementation en vigueur en Colombie pour lutter contre le changement climatique et l’action ouverte devant le juge, l’« Acción de Cumplimiento » [1].
La Colombie représente 0,4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Les secteurs de l’agriculture, de l’utilisation des terres et de la sylviculture sont les principales sources d’émissions de GES, représentant 59,1 % du total national. D’ici 2030, la Colombie a pour objectif de réduire ses émissions de 51 % dans tous les secteurs et d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Jusqu’à présent, le pays a adopté plusieurs lois pour renforcer le cadre juridique permettant d’atteindre ces objectifs. De même, le pays a commencé à mettre en œuvre des programmes visant à atténuer les émissions de GES et à promouvoir des projets REDD+.
Au cours des six derniers mois, les tribunaux colombiens ont traité deux actions en justice distinctes visant à contraindre le gouvernement à respecter ses obligations en matière d’action climatique (Bureau de l’inspecteur général et autres contre le ministère de l’Environnement et du Développement Durable (« MEDD ») et Citoyens et ONG contre le MEDD et le ministère des Mines et de l’Énergie). Ces actions ont été intentées dans le cadre d’un mécanisme juridique unique appelé « Acción de Cumplimiento » (action en exécution). Dans ces deux actions en justice est contesté le fait que le gouvernement n’a pas mis en œuvre les obligations spécifiques liées au climat, comme nous le verrons plus loin. Dans cet article, nous expliquerons brièvement (i) le contexte des lois sur le changement climatique en Colombie (ii) la nature et la portée de l’« Acción de Cumplimiento » et (iii) les deux jugements et leurs implications pour l’action climatique en Colombie.
Le cadre juridique colombien en matière de climat
La législation colombienne sur le changement climatique est très complète et s’aligne sur l’engagement ouvert de la Colombie à lutter contre le changement climatique et ses effets dévastateurs. Les principales lois sont les suivantes
- Loi 164 de 1994 sur la CCNUCC.
- Loi 629 de 2000 sur le protocole de Kyoto.
- Loi 1523 de 2012 sur la gestion des risques.
- Loi 1715 de 2014 sur les sources d’énergie renouvelables non conventionnelles.
- Décret 298 de 2016 sur le système national de changement climatique.
- Loi 1844 de 2017 sur l’Accord de Paris.
- Loi 1931 de 2018 sur l’action contre le changement climatique.
- Résolution 40807 de 2018 du ministère des Mines et de l’Énergie sur le plan de gestion du changement climatique pour le secteur de l’énergie.
- Loi 2169 de 2021 sur la neutralité carbone et la résilience climatique.
Ces lois, décrets et résolutions (ensemble le « cadre juridique ») répondent aux engagements internationaux de la Colombie et fournissent des règles pour concevoir, mettre en œuvre et évaluer l’action climatique. Ce cadre juridique est issu d’accords internationaux auxquels la Colombie est liée, notamment la CCNUCC (loi 164 de 1994), le Protocole de Kyoto (loi 629 de 2000) et l’Accord de Paris (loi 1844 de 2017). Il fournit également des lignes directrices sur la manière de gérer les activités à risque et considère spécifiquement le changement climatique comme un risque naturel et d’origine humaine (loi 1523 de 2012). Ce cadre juridique a également établi le Système national du changement climatique (SISCLIMA) afin de coordonner, formuler, surveiller et évaluer tous les programmes, normes, stratégies, plans, programmes, projets, actions et mesures liés à l’atténuation et à l’adaptation du pays au changement climatique (décret 298 de 2016). SISCLIMA est composé d’entités publiques et privées, ainsi que d’organisations à but non lucratif qui œuvrent à la réalisation des objectifs d’atténuation du changement climatique.
Ces lois ont prévu l’obligation pour les acteurs publics et privés d’adopter des règles destinées à atténuer le changement climatique et de poser des objectifs et des mesures minimales pour atteindre la neutralité carbone, la résilience climatique et le développement à faible émission de carbone dans le pays. La loi 1931 de 2018 établit des règles claires qui régissent les actions des entités publiques et privées en matière de changement climatique, ainsi que la coopération entre les autorités nationales, régionales et locales dans la mise en œuvre de mesures d’adaptation au changement climatique et de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Par exemple, la loi a ordonné au gouvernement colombien de publier des règles spécifiques sur la définition du court, du moyen et du long terme en ce qui concerne les contributions déterminées au niveau national (NDC) (art. 15). De même, la loi 2169 de 2021 a établi des objectifs et des mesures minimaux clairs pour atteindre la neutralité carbone et la résilience climatique. Par exemple, l’article 16 dispose que le ministère de l’Environnement et du Développement durable doit mettre en œuvre, dans un délai de 12 mois, les actions nécessaires pour s’assurer que les plans de gestion environnementale incluent des considérations spécifiques liées à l’adaptation au changement climatique et à l’atténuation de ses effets, en particulier en ce qui concerne les émissions de GES. Malheureusement, le gouvernement ne s’est pas encore acquitté de ses obligations, ce qui a conduit à l’adoption de l’« Acción de Cumplimiento ».
L’« Acción de Cumplimiento »
L’« Acción de Cumplimiento » est un mécanisme juridique unique inscrit à l’article 87 de la Constitution colombienne et développé par la loi 393 de 1997. Ce mécanisme vise à forcer le respect d’une obligation légale ou réglementaire (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle C-157 de 1998). Toute personne peut intenter ce type d’action contre des personnes publiques et privées s’il existe une obligation claire de nature légale ou réglementaire.
L’Acción de Cumplimiento suit une procédure accélérée et elle a la priorité sur la plupart des autres types d’actions. Les actions intentées par le biais de l’Acción de Cumplimiento doivent d’abord être approuvées et, une fois que c’est fait, les actions doivent être jugées dans un délai de 20 jours. Avant d’intenter une action en justice, le plaignant doit demander à l’autorité qui n’a pas respecté ses obligations de s’en acquitter. Si l’autorité n’agit toujours pas, le plaignant peut porter l’affaire devant les tribunaux. Toutefois, l’action est subsidiaire, ce qui signifie qu’elle ne sera pas entendue si le plaignant dispose d’autres mécanismes juridiques pour obtenir la protection de ses droits.
Au cours de la procédure, le défendeur a la possibilité de présenter des preuves qu’il s’est conformé à l’obligation identifiée par le plaignant. Le juge évaluera alors si les preuves démontrent une conformité suffisante ou si le défendeur n’a pas rempli ses obligations. Dans ce dernier cas, le juge déclarera que le défendeur n’a pas respecté ses obligations et rendra une ordonnance pour s’assurer que le défendeur respecte ses obligations. Les défendeurs peuvent faire appel de cette décision. Si la décision est confirmée en appel, les défendeurs doivent se conformer à l’ordonnance sous peine d’être déclarés coupables d’outrage au tribunal, ce qui peut entraîner des amendes, voire des peines de prison.
Les affaires de conformité climatique : un pas en avant
Jusqu’à présent, deux « Acciones de Cumplimiento » ont été déposées en Colombie afin d’obliger le gouvernement à respecter des dispositions spécifiques du cadre sur le changement climatique (loi 1931 de 2018 et loi 2169 de 2021).
La première affaire : Bureau de l’inspecteur général, et autres contre MEDD
Cette première affaire a été introduite par le Bureau de l’Inspecteur général et le Délégué du Bureau de l’inspecteur général délégué aux affaires environnementales et agraires, qui font partie du ministère public et qui ont pour objet de protéger les droits de l’Homme, d’assurer leur effectivité et de défendre les intérêts collectifs de la société, en particulier l’environnement. L’action fut introduite en 2022 et vise à assurer le respect de dispositions contenues dans la loi 1931 de 2018. En février 2023, le Tribunal de Cundinamarca a statué et en avril 2023, le Conseil d’État a confirmé la décision. Le Tribunal a contraint le MEDD à :
1. Définir le court, moyen et long terme dans le contexte des objectifs des contributions déterminées au niveau national ;
2. Fournir des instructions et des lignes directrices aux entités et autorités infranationales pour qu’elles intègrent le changement climatique dans leurs politiques de planification ;
3. Définir des règles de gestion et de fonctionnement du système national d’information sur le changement climatique, qui fournit des données et des informations cohérentes et transparentes en temps utile pour la prise de décisions liées à la gestion du changement climatique, et établir les règles et procédures pour d’autres systèmes (tels que l’inventaire forestier national ou le système de suivi des forêts et du carbone) ayant le même objectif et ;
4. Établir la quantité de quotas, les acteurs qui sont obligés d’acquérir les quotas, et les exigences pour leur acquisition par le biais d’une vente aux enchères annuelle, similaire à un système d’échange de quotas d’émission (« SCEQE »).
La Cour a ordonné au MEDD de remplir ses obligations d’ici le 20 octobre 2023 et de fournir des rapports d’étape mensuels avant cette date.
La deuxième affaire : Citoyens et ONG / MEDD et ministère des Mines et de l’Énergie
Cette deuxième affaire a été lancée en 2023. Un groupe de six citoyens et trois ONG (Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo, Censat Agua Viva et Polen Transiciones Justas) ont contesté la conformité des articles 2, 7, 17, 18 et 31 de la loi 1931 de 2018 et des articles 6, 13 et 16 de la loi 2169 de 2021. Le tribunal de Cundinamarca a statué sur l’affaire en juillet 2023. L’AIDA (Asociación Interamericana para la Defensa del Ambiente) a fait appel de la décision devant le Conseil d’État, qui n’a pas encore statué sur l’affaire.
Le tribunal a estimé que le MEDD et le ministère des Mines et de l’Énergie avaient manqué à leurs obligations au titre de la loi 1931 de 2018. Le tribunal a ordonné au MEDD de :
1. mettre en œuvre et contrôler les plans intégrés de gestion sectorielle du changement climatique (PIGSCC), instruments par lesquels chaque ministère colombien doit identifier, évaluer et orienter l’intégration des mesures d’atténuation des GES et d’adaptation au changement climatique dans les politiques et réglementations du secteur concerné, en suivant les lignes directrices créées par la commission intersectorielle sur le changement climatique;
2. mettre en œuvre, suivre, évaluer et articuler le PIGSCC avec les autres instruments d’aménagement et de développement du territoire ;
3. mettre en œuvre des règles sur les conditions et les exigences relatives à la vérification, à la certification et à l’enregistrement des émissions, à la réduction et à l’élimination des GES, et prévoir la procédure de suivi et de contrôle des obligations des acteurs réglementés.
Le Tribunal a également constaté un manquement aux obligations découlant de la loi 2169 de 2021 et a ordonné à MEDD de :
1. mettre en œuvre les actions nécessaires pour que les instruments de gestion et de contrôle de l’environnement pour les projets, les constructions ou les activités intègrent des mesures d’adaptation et d’atténuation du changement climatique.
2. consolider les actions visant à atteindre les objectifs d’atténuation dans les instruments de planification sectorielle de la Colombie, compris comme les outils qui permettent la gestion des terres, la préservation de l’environnement et la matérialisation de la planification du développement à l’échelle nationale, régionale et locale.
3. déterminer les méthodes de calcul des émissions directes et indirectes à inclure dans le rapport obligatoire sur les émissions de GES (RE en espagnol) et les méthodes, instruments, processus et délais de déclaration.
Enfin, le Tribunal a ordonné au ministère des Mines et de l’Énergie de produire et de collecter les informations nécessaires à la mise à jour des inventaires de GES ou de tout autre rapport requis par la CCNUCC en vertu de la loi 1931 de 2018.
Le Tribunal a accordé au MEDD un délai de six mois pour prendre les mesures susmentionnées. Toutefois, cette période de six mois n’a pas encore commencé, car l’appel de la décision du Tribunal est toujours en cours.
L’application des lois sur le climat par l’intermédiaire de l’Acción de Cumplimiento
Ce type de procès en « Acción de Cumplimiento » joue un rôle important dans l’accélération de la réalisation des objectifs climatiques de la Colombie. Malgré l’existence d’un cadre juridique solide en matière de changement climatique, le manque de mise en œuvre des lois et de la jurisprudence est un problème courant et persistant dans ce pays. Par exemple, l’ordonnance du tribunal dans l’affaire des Générations futures, considérée comme le litige climatique le plus médiatisé de Colombie, n’a toujours pas été exécutée cinq ans après que la décision a été prise.
Les actions en justice « Acción de Incumplimiento » visent à faire pression sur le gouvernement colombien et à le rendre responsable des engagements pris par le pays en matière de climat. Une décision de justice reconnaissant le non-respect par le gouvernement de ses obligations en matière de climat constitue un grand pas en avant. En entendant ces affaires, les tribunaux évaluent le niveau réel de conformité du gouvernement colombien avec ses engagements nationaux et internationaux en matière de climat. En outre, les tribunaux peuvent reconnaître le manquement du gouvernement à ces obligations, ce qui constitue une indication de l’état réel de l’action climatique de la Colombie. Enfin, les tribunaux peuvent rendre des ordonnances spécifiques sur la manière et le moment de remplir les obligations en suspens, fournissant ainsi un contexte plus favorable à la mise en œuvre des engagements climatiques. Ainsi, en fournissant un calendrier et un contexte clairs pour assurer la conformité, l’« Acción de Cumplimiento » peut inciter d’autres secteurs de la société (c’est-à-dire la société civile, les ONG et les médias) à faire pression sur le gouvernement pour qu’il respecte ses engagements en matière de climat.
À la suite de ces ordonnances, le gouvernement colombien doit maintenant mettre en œuvre les différents instruments créés par la loi 1931 de 2018 et la loi 2169 de 2021 d’ici à la mi-2024 et prendre les mesures nécessaires pour réduire les émissions de 51 % d’ici à 2030 et parvenir à la neutralité carbone d’ici à 2050.
[1] La version originale anglaise de cet article a paru sur le Blog du Sabin Center for Climate Change Law et est disponible à cette adresse : https://blogs.law.columbia.edu/climatechange/2023/11/12/la-accion-de-cumplimiento-as-a-legal-mechanism-to-implement-colombian-climate-change-laws/.