Photographie d'une illustration présentant un masque chirurgical

Qu’en a-t-il été des contrats publics pendant la crise sanitaire ? On présente bien souvent ces derniers – et particulièrement les contrats administratifs – comme bien armés pour faire face aux aléas d’exécution ; les vénérables théories de l’imprévision, des sujétions imprévues ou du fait du Prince le proclament à l’envi. L’ordonnance n°2020-319 du 25 mars 2020 a, du reste, prévu certains mécanismes pour qu’ils puissent surmonter les mesures gouvernementales de lutte contre la Covid-19. Mais une étude mobilisant les méthodes de la sociologie juridique de la Chaire de droit des contrats publics de Lyon III a démontré le contraire. Au moyen d’enquêtes de terrain et de sondages, il est apparu que ni les règles générales ni les mesures spécifiques n’avaient été suffisamment efficaces pour dompter les effets néfastes de la pandémie.

Beaucoup a été dit à propos des conséquences de la crise sanitaire sur les contrats publics. Et pour cause, la commande publique s’est retrouvée au cœur de l’arène de la lutte contre la pandémie ou, à tout le moins, proche de la ligne de front. Il a fallu activer des procédures présentées comme rarissimes pour pourvoir en urgence nos hôpitaux en matériels nécessaires ou, plus généralement, pour fournir aux administrations publiques et à la population masques, gels hydro-alcooliques et autres dispositifs « barrière ». On s’est aussi souvenu que la commande publique pouvait être un formidable outil pour asseoir une politique de relance économique (1). Mais au-delà de ces questions, placées par la nature des choses en pleine lumière, une myriade d’autres, plus discrètes, se sont nécessairement posées. Si l’on se projette au mois de mars 2020, nombreux indicateurs tendaient à démontrer que les contrats publics étaient pourvus d’une cuirasse leur permettant de franchir l’obstacle sans guère d’encombres. Une ordonnance n°319-2020 du 25 mars 2020 parait aux situations les plus évidentes, avec des adaptations concernant les procédures de passation et quelques autres relatives aux difficultés d’exécution des contrats en cours : prolongation des délais d’exécution, prohibition de l’application des pénalités, poursuite du règlement des marchés à forfaits suspendus… En parallèle, la direction des affaires juridiques de Bercy publiait un guide en la forme de « questions-réponses » à destination des autorités contractantes et entreprises qui rappelait que les difficultés pouvaient aussi être résolues grâce aux règles générales applicables aux contrats administratifs. Des notions que l’on croyait devenues marginales se retrouvaient tout à coup d’application quotidienne : force majeure, imprévision, fait du Prince…

Deux confinements plus tard, la Chaire de droit des contrats publics de Lyon III, créée en septembre 2020 par le professeur F. Lichère et animée par trois chercheurs post-doc, a entrepris une vaste étude pour mesurer l’effectivité et la pertinence de ces règles générales et des mesures spéciales pour faire face à la pandémie. Descendant un instant des cimes théoriques, c’est en mobilisant les ressorts de la sociologie juridique que la Chaire a sondé la pratique sur cette question particulière et a révélé, dans un rapport de 167 pages consultable sur son site internet (2) l’insuffisance de l’ensemble de ces règles. Enfin, dans une visée prospective, elle a formulé un certain nombre de recommandations, dont certaines ont d’ores et déjà trouvé un écho dans les nouveaux cahiers des clauses administratives générales applicables aux marchés publics.

1. Cheminements méthodologiques

La sociologie juridique propose des méthodes de recherches particulièrement fécondes pour le chercheur en droit. Pourtant, force est de constater qu’elle est fort peu mobilisée par ces derniers alors qu’elle dispose d’une assise théorique et qu’elle a déjà été utilisée par le législateur. Selon le Doyen Carbonnier, la sociologie juridique permet « d’observer et d’expliquer ces phénomènes sociaux que sont les phénomènes de droit » (3). En interrogeant directement les personnes concernées par la règle de droit sans recourir au prisme – toujours déformant – du contentieux, elle permet la collecte de données empiriques particulièrement riches et trop souvent laissées dans l’ombre que les chercheurs peuvent ensuite systématiser pour en tirer des conclusions.

Pour cette étude, la Chaire s’est inspirée des méthodes mobilisées par la Direction des affaires civiles du ministère de la Justice dans les années 1960 pour préparer les réformes des régimes matrimoniaux et du droit des successions. A donc été conduite, dans un premier temps, une enquête dite « qualitative », basée sur dix-huit entretiens semi-directifs diligentés auprès d’acteurs de la commande publique (juristes d’autorités contractantes, d’entreprises titulaires de contrats publics, de maîtres d’œuvre et avocats spécialisés). Dans un second temps, une enquête « quantitative » a été réalisée, sous la forme d’un sondage directif publié en ligne et relayé par différents canaux. Cette enquête n’avait pas seulement une vertu confirmative des données recueillies au stade de l’enquête qualitative ; elle se voulait plus large puisque cent une questions étaient posées. Le questionnaire est resté accessible trois semaines et a permis de collecter les réponses de cent quarante et un partici-pants. C’est sur la base de ces deux enquêtes que le cœur du rapport a été construit, auxquelles ont été joints une revue de doctrine, une étude doctrinale de droit privé et enfin une enquête de droit comparé, menée via un questionnaire en anglais adressé à des correspondants universitaires repré-sentant le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Pologne.

2. Espaces découverts

C’est davantage au stade de l’exécution des contrats publics que l’insuffisance des règles générales et spéciales s’est fait sentir. Si la rédaction à la hâte de l’ordonnance du 25 mars 2020 explique sans doute que de nombreux angles morts n’aient pas été traités, l’insuffisance des règles générales apparait davantage comme un mal du siècle. Engoncées dans une forte généralité, ces règles plus que centenaires se heurtent au besoin toujours plus pressant de sécurité juridique, lequel se traduit bien souvent par une extrême précision des normes réclamée par les acteurs (à plus forte raison lorsque les enjeux économiques sont importants). Deux points essentiels (mais pas les seuls) pour s’en convaincre.

La première question qui est apparue comme un point de friction est celle de la suspension des contrats publics. Seulement évoquée par l’ordonnance, la crise sanitaire a révélé qu’elle n’était tout simplement pas appréhendée par un droit des contrats publics bâti autour du principe de continuité du service public et hanté par le spectre d’un « État à éclipses » (4). Dans ce contexte, les acheteurs ont tâtonné. En marchés de travaux, certains ont prononcé l’ajournement, sur le fondement de l’article 49.1.1 du CCAG, acceptant par-là la charge totale des surcoûts. D’autres ont suspendu le contrat sur le fondement de la force majeure, mais ce mécanisme est à usage unique et ne permet pas, en tout état de cause, de régler les conséquences financières de la suspension. C’est finalement au travers de négociations souvent incertaines, parfois houleuses, que les conséquences ont dû être traitées, sans satisfaire personne. Sur ce plan, des droits étrangers, notamment le droit italien et le droit espagnol se trouvent mieux pourvus.

La seconde question, la plus importante au plan du taux de contrats concernés, a été celle du traitement de « l’exécution dégradée » des contrats. La notion d’exécution dégradée, née de cette crise, représente toute situation dans laquelle les prévisions des parties ont été déjouées par un aléa extérieur et qui impose des mutations contractuelles pour que l’exécution puisse se poursuivre. Ici encore, l’ordonnance du 25 mars 2020 n’a été que d’un maigre secours puisqu’elle n’a résolu qu’une partie des problèmes rencontrés en pratique, notamment ceux relatifs à l’extension des délais d’exécution, à la prohibition des pénalités ou aux avances. Restait la question fondamentale de la répartition des surcoûts occasionnés par la pandémie. Dans une extrême majorité de cas, les clauses contractuelles ne permettaient pas un traitement opportun de la question. Les acteurs s’en sont donc remis aux règles générales. Tout, ou presque, a pu être invoqué par les entreprises titulaires pour qu’elles ne soient pas seules à supporter les charges induites : sujétions imprévues, fait du Prince ou encore théorie de l’imprévision. Si les deux premières théories se sont logiquement révélées inadaptées (à l’exception de la théorie du fait du Prince, mais dans le périmètre étroit des contrats de l’État), la théorie de l’imprévision a pu sembler parfaitement appropriée puisqu’elle permet une répartition de la charge des surcoûts face à des circonstances imprévisibles, extérieures aux parties et qui bouleversent temporairement l’équilibre économique du contrat (5). Mais c’eut été oublier que le diable se cache dans les détails : à quel moment l’équilibre économique du contrat est-il bouleversé ? Comment le calculer ? Quel pourcentage des surcoûts est laissé à la charge du titulaire ? Autant de questions pour lesquelles seules des réponses parcellaires peuvent être débusquées dans la jurisprudence ou dans la fameuse circulaire de 1974. Autant de délicates négociations qui, bien souvent là aussi, n’ont satisfait personne.

3. Travaux à prévoir

Après le temps des constats, vient l’heure des enseignements. Dans cette optique, la Chaire a formulé des recommandations d’amélioration du droit empruntant principalement trois directions.

Premier chantier : préciser dans les textes ou la jurisprudence la théorie de l’imprévision. Il n’est pas ici question de créer des droits nouveaux pour les cocontractants de l’administration, l’équilibre de la théorie de l’imprévision ayant été forgé pour les siècles et demeurant pertinent. Simplement, une synthèse équilibrée de la jurisprudence en la matière pourrait se trouver utile. Le bouleversement de l’équilibre économique du contrat pourrait se trouver caractérisé, en matière de marchés publics, si les surcoûts liés à l’événement imprévisible excèdent 10 % du montant initial, avec une souplesse possible, en fonction des circonstances, lorsqu’ils excèdent 5 % de ce montant. Pour les concessions, il pourrait être précisé que l’équilibre est bouleversé dès lors que, du fait des circonstances, l’exploitation est déficitaire. Par ailleurs, le taux de prise en charge des surcoûts ou du déficit par l’autorité contractante pourrait être enfermé dans une fourchette allant de 80 à 95 % en précisant les critères permettant de déterminer le taux exact à l’intérieur de cette fourchette. Par ailleurs, la mal-nommée théorie de la force majeure administrative pourrait être codifiée (comme elle l’était au Code des communes avant 1982), au moins pour les concessions qui ont été son terrain de prédilection.

Deuxième chantier : apporter les correctifs nécessaires aux nouveaux livres relatifs aux circonstances exceptionnelles issus de la loi ASAP, qui ont repris certains mécanismes de l’ordonnance du 25 mars sans aucune étude d’impact, afin d’améliorer les scories révélées par les enquêtes qualitative et quantitative.

Troisième chantier : prévoir des dispositifs contractuels de nature à anticiper les conséquences de circonstances imprévisibles. Ce chantier a été partiellement réalisé puisque la Chaire a participé à la rédaction des nouvelles clauses de suspension et de réexamen en cas de circonstances imprévues des nouveaux CCAG et que presque toutes ses recommandations ont été reprises dans la version finale des arrêtés du 30 mars 2021 les approuvant.

Voilà quelques éléments tirés de la première enquête de la Chaire des contrats publics. Le lecteur intéressé pourra toujours consulter le rapport complet sur le site de la Chaire, qui comprend notamment des commentaires des nouvelles clauses des CCAG.

Notes de bas de page :

(1) F. Lichère, « La commande publique, la crise sanitaire et la relance économique », AJDA, 2020, 1105.

(2) https://chairedcp.univ-lyon3.fr/themes-de-recherches-et-rapports-1

(3) J. Carbonnier, « La sociologie juridique et son emploi en législation », Communication à l’académie des sciences morales et politiques du 23 octobre 1967, in L’année sociologique, 2007/2, vol. 57, p. 393.

(4) F. Gazier, « Concl. sur CE, Ass., 7 juil. 1950, Dehaene », RDP, 1950, p. 691.

(5) CE, 30 mars 1916, Cie générale d’éclairage de Bordeaux, Rec. 125, concl. Chardenet.

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