Une sorte d’angoisse monte dans la réflexion sur nos sociétés qui naît de la thèse, adoptée ou incidemment suggérée, selon laquelle nous ne pourrions réduire les effets du changement climatique et nous adapter à ce qu’il a d’irrémédiable que par un retour à l’autorité, une régression de nos libertés individuelles.
Une sorte d’angoisse monte dans la réflexion sur nos sociétés qui naît de la thèse, adoptée ou incidemment suggérée, selon laquelle nous ne pourrions réduire les effets du changement climatique et nous adapter à ce qu’il a d’irrémédiable que par un retour à l’autorité, une régression de nos libertés individuelles.
Le point d’appui principal de ma réflexion personnelle sur le sujet est un livre important qui, s’il ne pose pas l’équation qui vient d’être évoquée, fournit de formidables clefs pour la formuler et qui en outre contient une interpellation très musclée à l’encontre du droit et des juristes : c’est « L’avènement de la démocratie. IV. Le nouveau monde »[1], l’un des derniers livres de Marcel Gauchet.
Pour le résumer très sommairement, cet ouvrage s’inscrit dans la ligne des grands écrits de Gauchet, notamment « Le désenchantement du monde »[2] et montre que nos sociétés, ayant progressivement éliminé les éléments d’ »hétéronomie » qu’elles devaient à la religion puis aux pensées de type socialisante, appuient de plus en plus leur architecture culturelle et politique sur une montée exponentielle de la logique des libertés individuelles, plus largement des droits fondamentaux reconnus aux individus. Important pour notre propos est le fait que la démonstration de Gauchet impute au Droit d’être le moteur principal actuel de cette évolution.
L’ouvrage débouche sur une interrogation qui va nous faire rejoindre l’angoisse climatique et qui est de savoir comment il est possible de continuer à faire société sur la base d’une mosaïque de droits individuels en constante extension.
Si l’on y ajoute la question climatique, l’interrogation prend un tour plus dramatique encore. Tout porte à penser que, pour assurer la survie d’un monde vivable, d’énormes efforts collectifs sont et seront nécessaires. La question est de savoir comment ces efforts pourront être acceptés dans des sociétés que le règne des droits individuels tend à enfermer dans l’individualisme hédoniste (l’idéologie « être bien dans sa tête et bien dans son corps »).
Vient alors le risque intellectuel et politique de voir s’imposer l’idée selon laquelle la seule solution possible serait le recours à l’autorité et la régression du champ des libertés individuelles à la mesure des contraintes qu’impose l’urgence climatique.
On reconnait là un débat bien identifié et d’ores et déjà bien alimenté, notamment par des plumes qui plaident qu’au contraire, c’est par un surcroit de démocratie, éventuellement réorientée, que l’on fera adhérer les citoyens aux efforts nécessaires [3].
Avant d’aller plus loin sur cette thématique, je reviens sur le livre de Marcel Gauchet, pour dire qu’il y a un angle sous lequel il me parait discutable : c’est dans le caractère excessif de la charge contre le Droit qu’il contient.
Il me semble d’une part qu’il exagère la responsabilité du Droit dans la montée de l’anomie que génère la montée de l’individualisme contemporain. Des facteurs culturels et politiques y contribuent bien aussi : comme tout ce qui s’attache à la défense des minorités et de toutes les personnes souffrantes dans nos sociétés. Le Droit prête ses instruments à cette défense : il ne la génère pas -ou seulement partiellement- par sa logique propre.
L’ouvrage me semble également sous-estimer ce que le Droit contemporain recèle de ressorts non individualistes : ce qu’il consacre, notamment, à la défense des droits sociaux comme à la fourniture de prestations sociales et de services publics. Il est utile de rappeler que le monde du Droit et des juristes accueille de longue date une critique de l’individualisme que Gurvitch, notamment, a synthétisée dans son « L’idée du droit social » [4] et qui s’est concrétisée spécialement, dans la théorie de l’institution chez Maurice Hauriou comme dans celle de service public chez Léon Duguit. Les orientations correspondantes sont bien présentes dans le droit d’aujourd’hui, tout autant que la garantie des droits individuels.
Ces réserves étant émises, l’interrogation sur laquelle débouche l’ouvrage de Gauchet – comment faire société avec une accumulation de droits individuels ?- ne peut pas être éludée, surtout si on la met en rapport avec l’urgence climatique. La question est de savoir quels éléments de réponse à cette interrogation la réflexion juridique pourrait éventuellement apporter.
Commençons par nous demander si le Droit a quelque chose à répondre au grief qui lui est fait de conspirer lui-même à la montée exponentielle des droits individuels?
En dehors de ce qui a été rappelé de ses dimensions non-individualistes, voici deux séries d’observations qui tournent autour de l’idée selon laquelle l’opposition « droits individuels / fonctionnement collectif » reflète une vision trop simple -et au fond non détachée d’une perspective libérale assez classique- des rapports entre l’Etat, la puissance publique et la société ainsi que des droits dont cette dernière est le siège.
Elle recèle une vision réductrice de ce qu’est la puissance de l’Etat et de la façon dont le Droit la nourrit. Si on se focalise sur ce que le Droit contemporain sacrifie à la montée des droits individuels face à l’Etat – évolution qui existe indiscutablement, sous la pression notamment des constitutions et des instruments internationaux de protection des droits de l’homme- et sur les moyens que le Droit offre pour l’accompagner – y compris ce que l’on doit aujourd’hui aux juges constitutionnels et européens-, on risque d’aboutir au constat erroné d’une sorte d’affaiblissement constant de la puissance publique sous cette pression et par ces moyens. Tel est le panorama que dépeint, par exemple, Jean-Eric Schoettl dans son intéressant mais bien simplificateur « La démocratie au fond des prétoires. De l’Etat de Droit au gouvernement des juges » [5].
Les choses sont évidemment plus compliquées que cela, au moins pour deux raisons. D’abord il est difficile de dire que l’actualité nous montrerait une régression constante de la puissance de l’Etat. Au contraire, les crises récentes -qu’elles soient économiques ou sanitaires- ont eu pour effet d’augmenter les pouvoirs d’intervention des Etats, y compris les pouvoirs policiers au détriment mécanique des libertés individuelles. Il est important d’ajouter que les progrès de cet arsenal étatique ne sont pas suivis de retours en arrière symétriques lorsque la phase aigue des crises est passée : une part significative s’installe dans la permanence, comme l’a efficacement montré Stéphanie Hennette Vauchez, dans « La démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente » [6].
Ensuite, des auteurs comme Marcel Gauchet sont les derniers à ignorer que, dans nos sociétés, le rapport entre les autorités publiques et les individus est de plus en plus réflexif, circulaire : on doit la prise de conscience de cette réalité à Michel Foucault [7] comme à Anthony Giddens [8]. La digitalisation de nos sociétés ne fait qu’accentuer ce phénomène en rendant les individus de plus en plus souvent acteurs de leur relation à l’énergie, à la mobilité, etc… Et le droit applicable aux rapports entre Etats et citoyens prend de plus en plus la mesure de cette réciprocité, qu’il utilise parfois sciemment comme un instrument, ce que nous montre par exemple le développement du « nudge » comme instrument de l’action publique.
Lorsqu’il atteint ce seuil, le Droit s’éloigne – partiellement- de la tension traditionnelle entre droits individuels et puissance de l’Etat.
Le piège consistant dans une vision trop simple de ce qu’est la puissance de l’Etat et de son inscription dans le Droit se double parfois d’une autre erreur de parallaxe, qui consiste dans une vision biaisée de ce que sont les droits individuels, en général et dans le contexte particulier de nos sociétés contemporaines.
Une vision courante des droits individuels consiste à les percevoir, principalement sinon exclusivement, comme correspondant à des sphères d’autonomie, à distance desquelles on s’efforce de tenir les puissances extérieures. Outre que cette vision ne s’accorde pas avec le développement de droits à caractère social, elle est de toute façon fausse même lorsqu’on l’applique aux libertés publiques de type classique. Comme le démontre par exemple avec force Axel Honneth [9], le sens des libertés individuelles classiques ne se comprend pas si on ne les voit pas comme recélant un rapport au collectif : l’exemple le plus net en est administré par la Déclaration de 1789, qui ne peut définir la liberté dans son absolu que comme le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui. A aucun égard on ne peut penser que le Droit consacrerait, aujourd’hui pas plus qu’hier, des libertés individuelles dont le contenu pourrait être lu sans aucune référence au collectif.
Par ailleurs, les critiques de l’ascension exponentielle des droits individuels et de ses effets délétères sur la cohésion sociale tendent à oublier que, dans le même temps, le Droit s’efforce -dans la difficulté souvent- de consacrer des droits à participer au fonctionnement collectif de la société. C’est le sens du développement des mécanismes divers de participation, de débat public…, c’est aussi celui du succès croissant de la théorie des communs comme façon de rendre présents les droits de citoyens dans la gestion des espaces publics et des biens publics [10].
Revenons maintenant vers l’urgence climatique. On peut avoir le sentiment rapide que les restrictions matérielles et les changements de comportements individuels qu’elle appelle ne peuvent être acquis à un niveau suffisant que moyennant une réduction drastique de certaines libertés et l’adoption de solutions autoritaires. Il y a là un débat considérable [11].
La question que je voudrais considérer est de savoir quelles idées le Droit peut proposer pour contribuer à faire pencher la balance du côté d’une réponse démocratique dans ce débat politique de haute importance.
Ce que la réflexion juridique peut dire sur les voies permettant d’échapper aux solutions autoritaires me semble tourner autour de deux séries de considérations, la contribution que le Droit peut apporter à l’inscription de l’urgence climatique dans ses logiques propres se situant à la fois du côté de l’Etat et du côté des citoyens.
C’est d’abord des autorités publiques qu’il faut obtenir qu’elles passent toutes leurs actions au crible des exigences de l’urgence climatique. Le Droit, ici, se demande comment bien asseoir les obligations « climatiques » de ces autorités et comment les faire respecter.
Les obligations des Etat doivent, naturellement, être établies aux plus hauts niveaux possibles : les constitutions [12], les textes internationaux. Dans ce sens, l’arsenal s’est fortement développé et des suggestions d’ajout aux constitutions et aux instruments internationaux ont été largement faites et sont constamment faites [13].
Aux citoyens et entités collectives qui se plaignent de l’inertie des responsables publics, le Droit offre, avec une générosité variable, la possibilité de « contentieux climatiques » dirigés contre les Etats, le cas échéant contre les personnes qui les gouvernent. Ces contentieux se développent dans le monde entier [14], la France en a déjà une expérience significative avec notamment « l’affaire du siècle » [15].
Naturellement, l’efficacité de tout cela est relative : il faut toujours insister lourdement pour forcer les Etat à faire ce qu’ils ne veulent pas faire.
Le Droit ne peut ici soutenir l’indispensable pression démocratique qu’en accentuant sa rigueur dans la définition des obligations pesant sur les Etat et dans les mécanismes de sanction dont elles sont assorties. Mais il n’est pas impossible d’avancer dans ce sens.
Les obligations des Etats face à l’urgence climatique doivent être définies avec le maximum de clarté et de fermeté. J’ai suggéré pour ma part de considérer le devoir des Etats en la matière comme un impératif catégorique aussi absolu que le sont l’interdiction de l’esclavage, du génocide et de la torture dans la théorie de cette source particulière de droit international qu’est le « jus cogens » [16]. Viendra sans doute le temps où toutes les autorités publiques se verront imposer de soumettre toutes leurs décisions, même les plus infimes, à une évaluation préalable de leurs effets sur le changement climatique.
Les mécanismes contentieux par le biais desquels on peut rappeler les Etats à leurs obligations peuvent toujours être améliorés. Les procédures de référé sont de plus en plus sollicitées. Là où elles sont largement ouvertes aux citoyens et groupes sociaux -ce n’est pas le cas partout, mais le droit français est assez généreux en la matière-, les actions en responsabilité peuvent également être d’utiles instruments de contrainte sur les autorités publiques au service des victimes de leur inaction climatique.
Naturellement, on pourra objecter que, si ces dernières se refusent obstinément à exécuter les jugements qui les condamnent, il est difficile de les y contraindre concrètement : les juges ne disposent pas directement de la force publique. Mais l’hypothèse d’une révolte des instances politiques contre les juges éloigne pour le compte de la démocratie. Si celle-ci vacille dans son soutien à l’appareil juridique – menace plus ou moins précise dans les régimes « illibéraux »-, celui-ci est nécessairement désarmé, devenu impuissant à son corps défendant.
Cela dit, qui concerne les obligations des Etats et leur sanction, ne doit pas faire oublier de réfléchir aussi en termes d’obligations des citoyens. Il est clair que la mobilisation collective autour de l’urgence climatique peut difficilement s’obtenir de citoyens qui ne penseraient être dotés, dans leurs rapports à la société, que de droits de faire ou ne pas faire et de droits à telle ou telle prestation.
Il faut avouer que c’est un registre sur lequel le Droit -probablement par héritage de la vision libérale classique- n’est pas très à l’aise. Sans doute y a-t-il constamment, dans la doctrine juridique, des voix qui s’élèvent pour souhaiter que l’efflorescence des droits individuels soit équilibrée par une définition plus précise des devoirs des citoyens vis-à-vis de la société. Mais il se trouve que cette définition, non accordée à l’air du temps, est peu présente dans les droits positifs. Elle ne peut être défendue que dans le cadre d’une pensée jusnaturaliste qui situe des valeurs au-dessus du droit proclamé : position nécessairement minoritaire dans les traditions doctrinales très positivistes comme la française.
Pourtant, il existe bien, ici et là, des exemples de constitutions et de lois nationales qui s’efforcent d’imputer aux citoyens des sortes d’obligations climatiques [17].
Le droit administratif pourrait d’ailleurs apporter sa pierre plus qu’il ne le fait. En général, animé du souci essentiel d’équilibrer les pouvoirs de l’Etat et les droits des individus, il se préoccupe peu de cerner les obligations qui pourraient peser sur ces derniers dans leur rapport à l’appareil administratif. Sauf du côté de certaines traditions qui attachent de l’importance à l’ « enforcement », soit aux mécanismes que le droit administratif prévoit pour faire en sorte que les citoyens respectent les normes dont il est porteur -normes de police, de protection des espaces, de régulation de l’économie, etc…- [18].
Voilà une autre direction dans laquelle le Droit pourrait aller pour échapper à l’implacable confrontation entre les droits individuels et la puissance publique et ce qu’elle peut avoir de stérile dans le contexte du changement climatique.
*
Il est difficile de ne pas penser que nos sociétés sont au pied du mur à la fois en ce qui concerne l’urgence climatique que des pesanteurs diverses les empêchent d’affronter à un niveau suffisant et en ce qui concerne l’évolution de la démocratie, dans ses liens avec les impératifs climatiques et au-delà.
En quoi le Droit est-il responsable et que peut-il ? Il lui arrive d’être spécialement interpelé, mais peut-être ne faut-il pas lui prêter plus de puissance qu’il n’en a. Que le Droit et les juristes soient convoqués, comme tout et tout le monde, pour proposer des bouts de solution, est normal et légitime. Leur implication est de plus en plus marquée et ils sont de plus en plus animés de la conviction de l’urgence partagée. Il y aurait quelque injustice à leur attribuer une forte responsabilité dans les difficultés du temps.
[1] NRF Editions Gallimard, 2017
[2]Gallimard, 1985
[3]Notamment par le regretté Bruno Latour, récemment disparu : par exemple« Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? », La Découverte, 2017
[4]Sirey, 1932
[5]Gallimard, 2022 – Voir la critique de Paul Lignières dans le Blog« Chemins Publics » : La démocratie au péril des prétoires (chemins-publics.org)
[6]Seuil, 2022
[7] Par exemple dans « La volonté de savoir », Gallimard, 1976
[8] Par exemple dans « La constitution de la société », L’Harmattan,2000
[9]« Le droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique »,Gallimard , 2015
[10] Par exemple : « Dictionnaire des biens communs », sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld, PUF, 2021
[11] Sur lequel de nombreuses plumes se sont exprimées, dont : Serge Augier,« La cité écologique. Pour un éco-républicanisme », La Découverte 2020 – Laurent Fonbaustier, « L’édifice sacré de nos libertés peut-il résister à la crise écologique », Blog AOC, 28 avril2022 : L’édifice sacré de nos libertés peut-il résister à la crise écologique ? - AOC media
[12] « Le constitutionnalisme environnemental. Quel impact sur les systèmes juridiques ? », sous la direction de Jochen Sohnle , PIE Peter Lang, 2019
[13] A signaler notamment la « Déclaration des Droits de l’Humanité », dont Corinne Lepage est l’initiatrice : DDHU | Déclaration des Droits de l’humanité | Corinne Lepage
[14]Christian Huglo, Le contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, Bruylant, 2018
[15] Dans le cadre de laquelle le Conseil d’Etat vient -17 octobre 2022- de condamner l’Etat à verser 20 millions d’euros à diverses entités, publiques et privées : cette condamnation est la suite d’un arrêt dans lequel la même juridiction avait enjoint à l’Etat, sous astreinte, de redresser sa politique concernant la pollution de l’air
[16] « La lutte contre le changement climatique comme impératif juridique catégorique »,Blog Chemins Publics, 6 février 2021 : La lutte contre lechangement climatique comme impératif juridique catégorique(chemins-publics.org)
[17] Par exemple: Olivier Fandjip, Eric Ngango Youmbi. "Les obligations du citoyen dans les Constitutions des Etats francophones d'Afrique". Afrilex -Revue d’étude et de recherche sur le droit et l’administration dans les pays d’Afrique, CERDRADI Centre d'étude et de recherche sur les droits africains et le développement institutionnel des pays en voie de développement,2021. ⟨hal-03611464⟩
[18] Par exemple : “Administrative Law of the European Union, its Member States and the United States”, sous la direction de René Seerden, Intersentia, 2012, pp. 155 s.