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Par une délibération du 29 juin 2023, l’assemblée de la province des îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie a introduit un nouveau titre dans son Code de l’environnement relatif à la protection du vivant. Ce faisant, l’assemblée délibérante locale a prévu la possibilité de reconnaitre à des espèces ou des espaces naturels la qualité d’« entités naturelles sujets de droit », qu’elle a immédiatement mise en œuvre pour introduire les requins et les tortues marines dans cette nouvelle catégorie.
Le Code de l’environnement de la province des îles Loyauté présente une originalité certaine dans le contexte juridique français. Visant notamment à formaliser les usages coutumiers du peuple autochtone, le peuple kanak, il est rédigé en étroite collaboration avec les populations et autorités coutumières, en procédant à une hybridation de la norme formelle et coutumière. Ce code, dont la rédaction a été entamée en 2013, constitue un exemple unique et original en France d'un droit métissé. Un certain nombre de principes ont été proclamés pour innerver le code provincial des usages coutumiers régissant la société loyaltienne.
Ainsi, ont été notamment affirmés, aux côtés des principes consacrés par la Charte de l’environnement de 2005 et la Charte de l’environnement de la province des îles Loyauté, le principe de non-régression comme expression de la parole donnée, le principe unitaire de vie caractérisant le lien entre l'homme et la nature dans les cosmovisions kanak, ou encore le principe de co-construction du code.
Afin de bien saisir le contexte dans lequel s'inscrit la création de ces entités naturelles juridiques, il y a lieu de préciser que la province des îles Loyauté est peuplée à environ 95% par la population kanak autochtone et son emprise foncière terrestre est composée en quasi-totalité de terres coutumières. Il convient par ailleurs de noter que l'assemblée de province est dotée d'un pouvoir réglementaire autonome lui permettant d'adopter sa propre réglementation environnementale, n’étant soumise qu’aux règles constitutionnelles et internationales applicables en Nouvelle-Calédonie.
C’est dans ce cadre particulier que l’assemblée de la province des îles Loyauté a pu adopter des réglementations originales comme la mise en place de servitudes écologiques et coutumières, la formalisation dans le code d’aires protégées coutumières ou encore, plus récemment donc, la reconnaissance des requins et des tortues comme entités naturelles juridiques. Espèces totémiques dans la culture kanak, cette consécration permet de garantir une protection optimale à ces espèces en leur octroyant un certain nombre de droits fondamentaux, sans leur reconnaitre de devoir. Sont ainsi proclamés le droit de ne pas être la propriété de quiconque, le droit à exister naturellement, à s’épanouir, à se régénérer dans le respect de leur cycle de vie et à évoluer naturellement, le droit de ne pas être gardées en captivité ou en servitude, le droit de ne pas être soumises à un traitement cruel et de ne pas être retirées de leur milieu naturel, le droit à la liberté de circulation et de séjour au sein de leur environnement naturel, le droit à un environnement naturel équilibré, non pollué et non contaminé par les activités humaines et le droit à la protection de leurs habitats successifs à différents stades de leur vie, le droit à la restauration de leur habitat dégradé ou encore celui de ne pas faire l’objet de dépôt de brevet et le droit à l’absence d’infection, de contamination ou de dispersion, par quelque moyen que ce soit, d’organismes génétiquement modifiés pouvant les impacter.
Au surplus, la délibération octroie aux entités naturelles juridiques des porte-paroles, lesquels sont associés à la gestion des espèces ainsi protégées et sont habilités à défendre leurs intérêts.
Néanmoins, par une requête introduite le 29 décembre 2023, le représentant de l’Etat a demandé au tribunal administratif de Nouvelle Calédonie l’annulation des dispositions concernant les entités naturelles juridiques, arguant notamment d’un empiètement par l’assemblée de province sur la compétence de la Nouvelle-Calédonie en matière de procédure civile, mais aussi de l’Etat en matière de procédure pénale et de procédure administrative contentieuse. Comme cela lui est imposé par l’article 205 de la loi organique statutaire du 19 mars 1999, le tribunal administratif a saisi le Conseil d’Etat pour avis.
La principale question réside dans la compétence de l’Assemblée de province pour créer de telles entités naturelles juridiques. Le tribunal administratif a en effet interrogé le Conseil d’Etat aux fins de savoir si la « compétence des provinces en matière de préservation de l'environnement prévue par l'article 20 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 comprend-elle la création d'« entités naturelles sujets de droit» auxquelles des droits sont reconnus et qui leur confère un intérêt à agir, même indirect ? »
Cette question est en réalité à plusieurs détentes : outre la répartition des compétences respectives de la Nouvelle-Calédonie et des provinces en matière de droit civil et de droit de l’environnement, se pose en creux la possibilité même de reconnaître la qualité de sujet de droit à des espèces et/ou des espaces naturels en droit français, même si la question posée au Conseil d’Etat est limitée à la répartition des compétences. En d’autres termes, qui de la Nouvelle-Calédonie ou des provinces détient la compétence pour créer des entités naturelles juridiques ? On pourrait même aller jusqu’à se demander si cette compétence pourrait être concurrente ou partagée ? Enfin, est-ce que le simple fait de se poser la question de la compétence sous-tend que le principe même de la création d’entités naturelles sujets de droit est acquis ? Ajoutons à cet égard que l’article 110-3 du Code adopté pour sa part en avril 2016 disposait déjà que « certains éléments de la Nature pourront se voir reconnaitre une personnalité juridique dotée de droits qui leur sont propres, sous réserve des dispositions législatives et réglementaires en vigueur », sans que l’Etat n’ait à l’époque jugé nécessaire de contester cette possibilité.
S’agissant de la répartition des compétences, il s’avère que la question se pose dans cette affaire en des termes inédits. En effet, si les provinces de Nouvelle-Calédonie disposent d’une compétence de droit commun en application de l’article 20 de la loi organique statutaire, qui dispose que « Chaque province est compétente dans toutes les matières qui ne sont pas dévolues à l'Etat ou à la Nouvelle-Calédonie par la présente loi, ou aux communes par la législation applicable en Nouvelle-Calédonie », en l’espèce le cadre juridique est différent. Dans le cas des entités naturelles juridiques en effet, la question nécessite d’articuler deux compétences qui n’ont jusqu’ici jamais été confrontées : le droit civil et le droit de l’environnement. Or, si habituellement les compétences provinciales sont déduites de l’incompétence des autres collectivités en vertu de l’article 20 de la loi organique statutaire précité, il n’en va pas de même ici puisque la loi organique délimite elle-même l’articulation de ces deux compétences. Elle prévoit en son article 21 III 4° que la compétence de droit civil, transférée par l’Etat à la Nouvelle-Calédonie en juillet 2013, s’exerce « sous réserve des compétences des provinces en matière de chasse et d'environnement». La compétence de la Nouvelle-Calédonie en matière de droit civil apparait donc comme subsidiaire par rapport à la compétence environnementale des provinces. C’est donc l’inverse des situations antérieurement rencontrées où la compétence provinciale de droit commun ne peut empiéter sur les compétences d’attribution des autres collectivités que lorsque la finalité de la réglementation édictée rentre dans son champ de compétence, en vertu de la jurisprudence dite du critère finaliste. En application de ce critère, le Conseil d’Etat avait ainsi en 2022 validé la plupart des dispositions d’une réglementation de la province des îles Loyauté relative à l’accès à la nature.
Ici, la répartition des compétences doit être appréhendée différemment. On peut en effet considérer que les assemblées de province peuvent intervenir en matière civile dans le cadre de leur compétence en matière d’environnement. Elles peuvent donc notamment créer des entités naturelles en les dotant de droits et d’un intérêt à agir, et ce malgré l’article 528 du code civil de Nouvelle-Calédonie qui confère aux animaux et aux choses inanimées le statut de meubles.
Cette position peut être appuyée par d’autres arguments.
Tout d’abord, l’objet des dispositions contestées est de conférer une protection renforcée à certaines espèces et espaces naturels sauvages qui ont une importance majeure dans la culture kanak. A cet égard, il semble nécessaire d’opérer une distinction entre la protection accrue accordée à des espèces, voire possiblement à des espaces, décidée par l’assemblée de province via la création de ce nouveau régime juridique d’une part, et le statut juridique de chaque spécimen au sein de l’espèce, d’autre part. Les droits reconnus et l’action en justice ouverte par la délibération le sont au nom de l’espèce et pourront l’être au nom d’espaces, et non au nom d’un ou plusieurs spécimens en particulier. D’ailleurs, l’article 242-19 prévoit la possibilité de prélever des spécimens d’une espèce reconnue comme entité naturelle juridique à titre exceptionnel pour les cérémonies coutumières. La réglementation provinciale édicte un régime de protection adapté à la vulnérabilité des espèces visées mais aussi à leur valeur culturelle.
Ensuite, il est notable que le Congrès de la Nouvelle-Calédonie a lui-même tenu compte de l’articulation particulière des compétences en ce domaine. En effet, une loi du pays récente, postérieure à la délibération contestée, dispose que « Sous réserve des dispositions qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». La section de l’intérieur du Conseil d’Etat a d’ailleurs souligné dans son avis préalable à l’adoption de cette loi du pays que les dispositions examinées précisent « l’articulation entre les dispositions du Code civil et les autres dispositions qui les protègent, en faisant primer ces dernières ».
S’agissant des questions posées au Conseil d’Etat relatives à une immixtion de l’assemblée de province dans le champ de la procédure contentieuse administrative, civile et pénale, il semble que leur sort soit étroitement lié à la première. D’une part, si les provinces n’étaient pas considérées par le Conseil d’Etat comme compétentes pour créer des entités naturelles juridiques, celle de leur reconnaitre un intérêt à agir tomberait de facto. D’autre part, et au cas contraire, le simple fait de désigner des représentants pour faire valoir les droits des entités naturelles juridiques peut difficilement être considéré comme une intervention en matière contentieuse, qu’elle soit civile, administrative ou pénale. Les autorités provinciales ne créent en effet pas de nouvelles voies de droit mais permettent seulement aux représentants de mobiliser celles existantes, ne modifiant en rien des dispositions du Code de procédure civile de Nouvelle-Calédonie, du Code de procédure pénale ou encore du Code de justice administrative.
Le Conseil d'État, saisi le 29 février 2024 doit examiner la question soulevée dans un délai de trois mois, en application de l’article 205 de la loi organique statutaire. Il « est sursis à toute décision sur le fond jusqu'à son avis ou, à défaut, jusqu'à l'expiration de ce délai ». Le tribunal administratif doit alors « statuer dans un délai de deux mois à compter de la publication de l'avis au Journal officiel de la Nouvelle-Calédonie ou de l'expiration du délai imparti au Conseil d'État. » Son jugement devrait donc en théorie intervenir avant la fin de l’été 2024.