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Un article récent paru dans un quotidien britannique (https://www.theguardian.com/environment/2024/mar/15/uk-company-directors-may-be-liable-for-climate-impacts-say-lawyers ) révèle la publication d’une « legal opinion » produite par des avocats anglais mettant en garde les dirigeants de sociétés contre le risque de voir leur responsabilité personnelle engagée s’ils se montrent négligents dans la prise en compte des enjeux environnementaux qui peuvent avoir des conséquences dommageables sur l’entreprise qu’ils dirigent (https://commonwealthclimatelaw.org/wp-content/uploads/2024/03/Nature-related-risks-and-directors-duties-under-the-law-of-England-and-Wales.pdf ). Ces enjeux sont évidemment ceux du dérèglement climatique et de ses conséquences, mais aussi et au-delà, tous ceux qui sont liés à l’érosion de la biodiversité, à la dégradation de la qualité des sols et de l’eau, comme à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « santé environnementale ». Les auteurs commencent par affirmer que, dans de nombreuses hypothèses, soit parce qu’elles dépendent des éléments et processus naturels, soit parce que leur activité exerce une influence sur eux, les performances des entreprises sont, plus souvent qu’elles ne le croient, en lien avec les enjeux environnementaux. Ils poursuivent en expliquant que ces enjeux peuvent avoir une influence négative sur leurs résultats financiers, sur la qualité des garanties dont elles croient pouvoir disposer, sur leur réputation et finalement sur leur valeur boursière. Ils identifient trois catégories de risque au regard du droit anglais applicable et des obligations qui pèsent sur les dirigeants : le premier découle de l’obligation pour un dirigeant de promouvoir le succès de la société qu’il dirige dans l’intérêt de tous ses membres, le deuxième nait de l’obligation générale d’agir avec une attention raisonnable, avec compétence et diligence, le dernier enfin trouve son origine dans l’obligation qui pèse sur les dirigeants de révéler un certain nombre d’informations sur la société dans le rapport de gestion annuel. Ils en concluent que la prudence commande aux dirigeants de bien identifier les risques liés aux enjeux environnementaux auxquels leur société peut être confrontée, de déterminer avec précision quels sont ceux qui sont pertinents et non négligeables, de recueillir l’avis d’experts lorsque c’est nécessaire, de prendre de bonne foi les décisions utiles à l’atténuation de ces risques en mettant en œuvre les mesures qui s’imposent, et enfin de conserver une trace écrite de leurs décisions. A défaut, ils s’exposent à des poursuites pour avoir agi en contradiction avec les obligations qui pèsent sur eux. S’agissant des obligations d’information et de rapportage, ils rappellent qu’elles varient selon la taille de la société, son type d’activité, sa nature publique ou privée. Ils relèvent que ces obligations concernent fréquemment les questions en lien avec les risques climatiques (nature et quantité des émissions, par exemple), mais qu’au-delà elles concernent aussi tous les enjeux environnementaux qui peuvent entraîner des conséquences sur le développement, les performances et la position commerciale de la société. S’il n’est pas facile de déterminer avec précision le degré d’information qui s’impose aux dirigeants, ces derniers doivent être très conscients des risques réputationnels qu’ils font courir à l’entreprise en ne révélant pas des informations importantes en lien avec des enjeux environnementaux, qui font désormais l’objet d’une attention toute particulière de la société civile.
Que peut-on penser de cette mise en garde ? Elle est sans doute bienvenue et correspond à la mission de professionnels du droit dont l’activité consiste à conseiller les entreprises et leurs dirigeants pour tenter de les mettre à l’abri des risques qui les menacent. Vue sous un tout autre angle, celui du juriste environnementaliste, cette mise en garde est également bienvenue si elle a pour objectif de convaincre les dirigeants d’entreprise que les enjeux environnementaux sont des enjeux sérieux et qu’ils encourent des risques importants à les négliger. Le juriste français ajoutera que cette « legal opinion » pourrait être utilement adressée aux dirigeants de sociétés françaises, car, toutes choses égales par ailleurs, elle rend compte aussi bien du droit français que du droit anglais. Il faut, en effet, rappeler que le législateur français a mis à la charge des sociétés les plus importantes un devoir de vigilance qui leur impose de cartographier les risques d’atteintes aux droits humains, environnementaux et sociaux, que leur activité est susceptible de faire naître tout au long de la chaine de valeur de l’entreprise (loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, codifiée aux art. L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce). Sur le plan européen, même si les derniers arbitrages ont considérablement réduit la portée du texte, une directive ayant le même objet a finalement été adoptée le 15 mars 2024 et devrait être publiée dans les jours qui viennent. Au-delà des seules grandes sociétés, la loi PACTE (loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises) a modifié l’article 1833 du Code civil définissant le contrat de société, en prévoyant dans son alinéa 2 que « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». L’obligation des dirigeants sera renforcée si la société a choisi d’inscrire sa « raison d’être » dans ses statuts et plus encore si elle a décidé de s’organiser en « société à mission », comme l’a loi l’y autorise. Toutes ses obligations, imposées par la loi, et potentiellement renforcées par les choix sociétaires, pèsent en effet en tout premier lieu sur les épaules des dirigeants, comme le relève Irina Parachkevova dans un Rapport de recherche en cours de finalisation sur la « Transition écologique du Droit économique » (préparé pour l’IERDJ et l’Agence de la transition écologique, ADEME, par une équipe dirigée par A. Epstein, M.A. Chardeaux et G.J. Martin).
Si le rôle des conseils est de les mettre en garde et s’il est compréhensible qu’ils « noircissent un peu le tableau » pour mieux les convaincre qu’ils doivent faire appel à leurs services pour bien identifier les risques et s’en prémunir, force est cependant de relever que la réalité immédiate est moins sombre pour les dirigeants que celle qui est décrite, en raison des nombreux obstacles qui entravent aujourd’hui les actions en responsabilité potentiellement ou effectivement dirigées contre eux sur les fondements évoqués. La « legal opinion » n’en fait pas mystère puisqu’elle cite et analyse les décisions de justice qui, en Angleterre, sont intervenues sur ce point et qui toutes, pour l’instant, ont débouté les demandeurs. Les auteurs soulignent cependant qu’une telle mansuétude pourrait ne pas durer et qu’elle a été parfois le fait de circonstances particulières ou « d’occasions manquées » qui pourraient ne pas se reproduire.
Quoi qu’il en soit, la situation est encore moins brillante en France puisqu’aucune action en responsabilité n’a encore été intentée contre des dirigeants de sociétés sur le fondement d’une violation des obligations légales et/ou statutaires de prendre en considération les enjeux environnementaux. Les raisons sont multiples.
La toute première tient évidemment à l’imprécision des textes et à l’incertitude qui en découle. En l’état du droit positif, il est très difficile de caractériser la violation d’une obligation, spécialement lorsqu’elle est formulée en des termes généraux et abstraits (par exemple, prendre « en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »), et qu’elle est énoncée en parallèle d’obligations ayant un autre objet (« gérer la société dans son intérêt social »). De telles formulations impliquent de la part des dirigeants des arbitrages difficiles et leur permettent le plus souvent de justifier leur comportement et leurs décisions. En l’état du droit positif et de son interprétation, si les dirigeants prennent soin d’expliquer qu’au regard des risques liés aux enjeux environnementaux, des autres contraintes et des objectifs de la société, ils ont procédé en conscience et de bonne foi à certains arbitrages, leur responsabilité civile ne pourra être que très difficilement recherchée, même si l’avenir démontre qu’en réalisant ces arbitrages, ils se sont trompés.
Une des affaires évoquées par la « legal opinion » illustre cette réalité qui se vérifie des deux côtés de la Manche : une ONG (ClientEarth), ayant acquis quelques actions, recherchait la responsabilité des administrateurs de la société Shell en pointant la stratégie climatique de l’entreprise qui, aux yeux de la demanderesse, constituait une violation du « duty of care », dans la mesure où cette stratégie pouvait compromettre et menacer la viabilité de l’entreprise. Le juge saisi devait donc être convaincu de la faute des administrateurs pour autoriser l’actionnaire à poursuivre son action. Il s’y refuse en invoquant trois arguments : d’une part, il relève que la gestion d’une telle société implique la prise en compte de considérations variées et parfois contradictoires et que les arbitrages nécessaires relèvent de la décision des dirigeants, que le tribunal ne peut apprécier sans s’immiscer dans les affaires sociales ; d’autre part, il observe qu’en l’absence de consensus sur la façon d’apprécier et d’évaluer les risques climatiques, l’obligation qui pèse sur les administrateurs d’agir dans l’intérêt de la société et de ses membres demeure « intrinsèquement vague », ce qui conduit à leur reconnaître le pouvoir de déterminer la place et le poids qu’ils entendent lui accorder ; enfin, le juge considère que l’actionnaire ultra minoritaire qu’est ClientEarth a introduit son action sur le fondement d’une opinion militante et personnelle, en totale opposition avec l’opinion très largement majoritaire au sein de l’Assemblée générale (80% des actionnaires avaient soutenu la stratégie climatique des dirigeants) et qu’en agissant ainsi, il n’a pas agi de bonne foi. Sans doute avec une formulation différente, ces arguments pourraient trouver grâce devant les juges français.
Enfin, à ces difficultés de fond, s’ajoute plusieurs difficultés notamment de nature probatoire, qui sont autant d’obstacles à la mise en œuvre de la responsabilité des dirigeants, en droit français.
Ainsi, lorsque l’action est introduite par des tiers à la société, le demandeur doit faire la preuve d’une faute détachable du dirigeant, faute intentionnelle ou d’une particulière gravité qui est évidemment très difficile à établir. Un doute existe sur le point de savoir si cette exigence sera également posée dans le cadre de la mise en œuvre du devoir de vigilance. Certains auteurs le contestent au motif que le régime de responsabilité qui est prévu par la loi est un régime distinct et autonome. La loi française comme la future directive adoptée au mois de mars dernier ne disent rien sur ce point. Il faut donc attendre que la jurisprudence se prononce.
De même, lorsque l’action est introduite par des associés qui estiment, par exemple, que les fautes des dirigeants ont contribué à faire baisser la valeur de leurs titres, ils doivent démontrer l’existence d’un préjudice personnel distinct du préjudice social. Or, cette preuve est presque impossible à faire : lorsque la société a subi un préjudice – et ce sera le cas lorsque le non-respect d’obligations en lien avec les enjeux environnementaux aura compromis la viabilité à long terme de la société ou terni sa réputation - l’associé ne pourra pas justifier d’un préjudice distinct. L’actionnaire ne pourra obtenir réparation partielle de son préjudice que s’il prouve que celui-ci est la conséquence de la diffusion sur le marché d’informations erronées ou trompeuses lui ayant fait perdre une chance de mieux arbitrer entre ses participations, mais cette possibilité ne lui sera offerte que pour les sociétés cotées.
Finalement seule l’action ut singuli, exercée par les associés non pas en leur nom mais au nom et pour le compte de la société elle-même, peut être regardée comme relativement ouverte pour rechercher la responsabilité des dirigeants (art.1843-5 du Code civil) et obtenir réparation, sous réserve toutefois de la détention des seuils de capital requis dans la société anonyme (art. R225-169 du Code de commerce). Certes, l’action ut singuli du droit français a une nature subsidiaire et reste subordonnée à la preuve de la « carence » des dirigeants en place, qui n’auront pas agi. Dans les hypothèses sur lesquelles nous raisonnons, il est peu vraisemblable que les dirigeants recherchent eux-mêmes leur propre responsabilité ! Leur carence ne sera donc pas difficile à établir. Pour le reste, les demandeurs devront démontrer que les dirigeants ont eu un comportement fautif ayant causé un préjudice social. Bien évidemment, si le tribunal accorde réparation, les dommages-intérêts tomberont dans le patrimoine de la société.
Comme on peut le voir, l’action en responsabilité engagée contre des dirigeants ayant négligé les enjeux environnementaux de l’activité de la société qu’ils animent n’est pas un chemin parsemé de roses !
Les choses resteront-elles en l’état ? Il est possible et raisonnable d’en douter pour plusieurs raisons. Il est vraisemblable, en premier lieu, que le cadre normatif ira en se précisant. C’est déjà le cas pour ce qui concerne, par exemple, les obligations d’information et de rapportage. Dès lors, le non-respect avéré d’une obligation précise de communiquer certaines informations ou le fait de les communiquer dans un format édulcoré pourra être facilement qualifié de faute et le débat se déportera plutôt sur la question du préjudice et du lien de causalité. Cette faute a-t-elle, par exemple, nuit à la réputation de la société, compromis des négociations commerciales, porté atteinte à sa valeur boursière ? Au-delà de ce qui peut être attendu d’une plus grande précision du cadre normatif, il faut également placer, en deuxième lieu, quelques espoirs dans le pouvoir créateur des juges. Les formules générales et imprécises du Droit positif peuvent favoriser des interprétations audacieuses : comme ils l’ont fait par le passé pour construire le régime de la responsabilité du fait des choses à partir d’un membre de phrase du code civil, les juges pourront s’emparer des formulations légales pour donner une portée substantielle à ces textes. Ils y sont invités par certaines décisions des juridictions internationales (CEDH, par exemple, récemment), comme par celles qui sont rendues par leurs collègues étrangers. L’adoption du devoir de vigilance, la redéfinition du contrat de société, la demande sociale de plus en plus forte, peuvent contribuer à l’émergence progressive d’un standard de comportement qui, selon une opinion de plus en plus fréquemment exprimée, « pourrait permettre de retenir la faute de la société qui ne prévoirait pas des mesures de prévention raisonnables propres à éviter et réduire les atteintes à l’environnement causées par son activité » (M. Prieur et alii, Droit de l’environnement, 9ème édit., Dalloz, Paris 2023, n°1518, p.1383). C’est ce que souligne finalement, un peu par anticipation, la « legal opinion ».