Nous ne rappellerons pas ici les principaux développements qui ont conduit à conférer des droits à des entités naturelles, ou à la nature dans son ensemble, dans diverses parties du monde. Nous nous contenterons de rappeler que ce mouvement en faveur des droits de la nature prend des formes diverses et non équivalentes d’un cas à l’autre, d’un contexte culturel à l’autre.
Ainsi, la constitutionalisation des droits de la nature (Bolivie, Equateur) ou une loi qui déclare la personnalité juridique d’un fleuve (Nouvelle-Zélande) ne donnent pas lieu aux mêmes procédures et ne peut-on parler de leur effectivité que relativement à la mise en œuvre des mécanismes impliqués. Toutefois, et bien qu’il faudrait comparer l’ensemble des cas où il est question de droits de la nature pour se faire une idée complète et précise de leur effectivité relative, nous ne prendrons en compte ici que des aspects particuliers du débat sur la nature de ces droits. Notre but est d’esquisser une réponse générale à la question non pas seulement de leur effectivité dans les faits, relativement à la protection des objets naturels concernés, mais aussi et surtout à la question de la possibilité théorique de leur effectivité par rapport à d’autres formes de « gouvernance juridique » de la nature. La mise en place de droits de la nature, appréhendés dans une stricte perspective de protection de l’environnement, n’est intéressante que si elle induit une forme d’effectivité distincte de ce que permettent déjà les régimes juridiques environnementaux établis. Ayant précisé d’abord ce que nous entendons ici par effectivité, nous présentons (succinctement) certaines objections-type à l’intérêt de créer des droits de la nature et esquissons des réponses à ces objections. A la faveur de ces réponses, nous conclurons rapidement, et de manière suggestive, que les droits de la nature mettent en lumière une conception spécifique de l’effectivité de la subjectivité et de la personnalité juridiques qui peut justifier leur intérêt.
Précisons que nous nous intéresserons à l’effectivité des droits de la nature en tant qu’elle se rapporte à la protection des entités environnementales. Cela ne va pas de soi car les droits de la nature peuvent être effectifs pour d’autres raisons que la protection de l’environnement. Dans l’élaboration de la loi Te Awa Tupua de 2017, dont on retient principalement qu’elle a conféré la personnalité juridique au fleuve Whanganui, il n’a été au fond que peu question de la protection du fleuve lui-même. Il se trouvait que la conception du fleuve et de son « bien-être » qu’on pouvait penser inhérente aux valeurs indigènes, auxquelles le texte de la loi accordait une place centrale, était certes propice à la préservation écologique du fleuve, mais l’enjeu principal de la loi n’était pas celui-ci. La reconnaissance par le droit des croyances et des valeurs particulières entretenues par une communauté à l’égard d’une certaine entité naturelle n’implique pas que le droit vise en priorité la protection et la conservation de cette entité naturelle, même si celles-ci peuvent être un effet heureux indirect de cette reconnaissance. Au-delà de ce cas, on peut penser que les droits de la nature revêtent une portée et un sens dans le contexte d’une justice transitionnelle ou réparatrice autres que ceux de la protection de l’environnement.
Il nous faut donc préciser que ce que nous discutons ici est bien de savoir s’il y a une effectivité des droits de la nature en tant que moyen de la protection de l’entité naturelle pour elle-même, indépendamment des bénéfices de la reconnaissance de tels droits pour certaines communautés humaines concernées par le processus de cette reconnaissance. Nous ferons donc comme si ces droits de la nature portaient essentiellement sur la protection de la nature, ou, du moins, nous isolerons cette dimension environnementale. On conçoit qu’une telle démarche est plus immédiate dans les contextes où, justement, les droits de la nature sont prioritairement envisagés en tant que moyen de protection de l’environnement, indépendamment de la reconnaissance des droits de communautés autochtones. Le contexte européen est donc favorable à ce type d’analyse, si l’on exclut temporairement de celle-ci le cas des peuples Saamis et de leurs revendications territoriales et culturelles.
La notion d’effectivité revêt elle-même plusieurs sens. Sans entrer ici dans une analyse approfondie, on peut considérer que la notion d’effectivité porte sur l’inscription des règles et des normes juridiques au sein des pratiques sociales. A partir de cette définition très générale, il s’agit de préciser si l’on entend par là le fait qu’une règle est appliquée et que sa violation tend à être sanctionnée ou bien le fait qu’elle engendre un comportement observable dans la société. Dans le premier cas – l’aspect applicatif de l’effectivité – on regardera d’abord la pratique judiciaire ; dans le second cas, l’émergence de normes comportementales suscitées par cette règle dans la population. Il est à cet égard intéressant de constater que l’inscription dans la Constitution équatorienne des droits de la nature (comme totalité écologique) a donné lieu à ce jour à une vingtaine de contentieux portés devant les tribunaux. A notre connaissance, aucun cas relatif au Te Awa Tupua n’a été porté devant les tribunaux depuis 2017. Faut-il en déduire que la voie de la constitutionnalisation des droits de la nature incite à déployer une forme d’effectivité plus directement applicative de ces droits, tandis que le mode de représentation juridique associée à la personnalité juridique du fleuve Whanganui suscite envers celui-ci des normes comportementales conformes aux attentes de la loi ?
Il serait cependant précipité, au vu de cette constatation, de conclure à une dichotomie des formes d’effectivité, respectivement pratique et symbolique, selon les formes juridiques que prennent les droits de la nature ; pratique quand un contentieux d’intérêt public a lieu pour non-respect avéré de dispositions constitutionnelles, symbolique quand l’opposition potentielle à une autre personne juridique devant un juge dissuade de lui porter tort. Nous ne considérerons pas l’effectivité d’une norme juridique comme étant uniquement liée à son application ou à la mise en œuvre d’une sanction en cas de non-respect de celle-ci. Mais nous ne considérerons pas non plus que son effectivité relève d’une situation dans laquelle la fonction de la loi est d’exercer envers les comportements potentiellement déviants une menace crédible. Notre position, qui s’éclairera à la suite de la prise en compte d’une série de trois objections importantes à l’effectivité, prise dans le sens applicatif habituel, des droits de la nature est que le fait de conférer ces droits ou la personnalité juridique à une entité naturelle modifie l’espace des stratégies disponibles aux acteurs du droit et induit des équilibres, entre intérêts humains et intérêts non-humains, qui ne sont pas accessibles dans le cadre du droit traditionnel de l’environnement.
Une réponse positive à la question théorique de l’effectivité des droits de la nature en tant qu’offrant un mode de protection environnementale spécifique d’objets de la nature n’a rien d’évident car elle est soumise à plusieurs objections portant sur leur existence et sur leur nécessité, qu’il nous faut donc tenter de contourner.
L’objection la plus dirimante, qui a été formulée notamment dans les travaux de Visa Kurki sur la nature de la personnalité juridique, consiste à dire qu’en dépit des apparences il n’est pas possible de conférer des droits à la nature. La question de leur effectivité ne se pose donc pas. En imaginant conférer des droits à la nature, le législateur crée en réalité une entité juridique standard, par exemple une fondation, qui a vocation à agir en faveur de la protection d’une entité naturelle. De plus, ce législateur changerait la nature du concept de « personne juridique » et échouerait donc, sur un plan théorique, à produire l’effet recherché. Il faudrait entrer plus avant dans les arguments de Kurki que nous ne pouvons le faire ici. Ils proviennent de plusieurs sources, tantôt liées à la nature des objets naturels qui ne peuvent, selon lui, que recevoir des incidents légaux passifs et donc ne jamais être en mesure de bénéficier des droits qu’on voudrait leur donner ; tantôt liées à la nature des actes légaux lui-même qui sont soumis à des contraintes conceptuelles. Il y aurait donc, si l’on suit cet argument, une ineffectivité théorique, doublée d’une neutralité sur le plan pratique, au sens qu’aucun effet particulier, par rapport à d’autres formes juridiques habituelles, ne saurait être produit par la tentative de poser des droits de la nature
Nous pouvons néanmoins opposer à cet argument un raisonnement différent. Il se peut que l’ineffectivité théorique supposée du législateur, lorsqu’il déclare vainement qu’une entité naturelle devient une personne juridique ou dispose de droits subjectifs, n’entraîne pas automatiquement que les effets de la forme juridique de facto créée (par exemple une fondation) soit réellement assimilable aux effets produits par cette même forme juridique lorsqu’elle est directement visée pour elle-même. L’intention du législateur peut avoir une portée symbolique et les représentants légaux de la fondation peuvent réellement imaginer, pour leur part, qu’ils agissent en vue d’intérêts d’une entité naturelle reconnus à travers des droits attribués à cette entité, quand bien même, théoriquement, le droit aurait échoué à effectivement créer ces droits. La fonction expressive et la portée symbolique d’un acte légal, même théoriquement mal fondé, peut avoir des effets réels. Ce point peut se généraliser à d’autres types de droits en vigueur dont on peut questionner de la même manière la base réelle et la cohérence théorique.