Il faut reconnaitre à l’obligation de lutte contre le dérèglement climatique le statut d’une norme supérieure à toute autre, d’un impératif juridique catégorique, à l’instar de ce qu’est le « jus cogens » dans le droit international
Les « procès climatiques » actuellement faits aux Etats par des individus, des ONG, des villes, qui les rappellent aux urgences du réchauffement climatique, ont d’évidentes vertus, mais on n’est pas bien sûr qu’ils atteindront efficacement leur cible : on a bien l’impression que les Etats vont argumenter à l’infini, résister, temporiser.
On peut penser que l’explication profonde de ce pessimisme que l’on peut éprouver est dans la difficulté qu’il y a à développer juridiquement l’obligation pour les Etats de lutter contre le dérèglement climatique : à la fonder de façon suffisamment forte, à l’articuler de manière décisive.
Voici quelques suggestions, qui concernent à la fois la question de savoir d’où peut -et pourrait- provenir cette obligation et ce qu’elle implique -et pourrait impliquer-.
Dans cette perspective, le sésame se trouve nécessairement dans ce que peuvent dire les traités par lesquels notre Etat est lié, dans ce que peut dire notre Constitution, dans ce que peuvent dire nos lois. C’est sur son retard à appliquer l’Accord de Paris que le Conseil d’Etat interroge l’Etat dans de la décision « Commune de Grande Synthe du 19 novembre 2020.
La Constitution, c’est encore mieux puisque nous savons qu’en, général, nos juridictions suprêmes -c’est le cas en France-la placent plus haut que les traités dans la hiérarchie juridique. D’où l’idée, apparemment retenue par le Président Macron sous l’inspiration de la Convention Citoyenne, d’un référendum qui ajouterait à l’article 1 de la Constitution française la règle selon laquelle « La République garantit la préservation de la biodiversité, de l’environnement et la lutte contre le dérèglement climatique ».
Très bien, mais insuffisant ! Comment se fier à la seule évolution du droit positif, même au niveau constitutionnel, quand on sait qu’elle est pilotée par un Etat dont on peut penser qu’il est prisonnier de trop de jeux d’intérêts pour répondre de manière efficace au problème climatique.
Il faut aller au-delà, même si cela choque notre méfiance commune à l’égard de tout ce qui est droit naturel, avec son cortège de préférences politiques, philosophiques, religieuses.
Je suggère de s’appuyer sur une analogie. Le droit international public admet -du moins, une majorité de ses interprètes admet- un concept de «jus cogens », qui désigne des principes tellement forts, tellement universels, que les traités qui leur sont contraires doivent être considérés comme nuls : du moins le sont-ils par la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités et la solution s’est trouvée retenue dans au moins un arrêt de la Cour Internationale de Justice (3 février 2006, Activités armées sur le territoire du Congo).
On considère habituellement que ce concept de « normes impératives de droit international général » -selon la formulation que retient la Convention de Vienne- recouvre au moins l’interdiction du génocide, de l’esclavage, de la torture et, avec des nuances, de l’agression.
Il s’agit en somme d’évidences éthiques universellement acceptées -personne en tous les cas ne les récuse explicitement- de l’ordre de ce droit des morts à une sépulture qu’invoquait l’Antigone de Sophocle en face de la loi positive de Créon.
Or, face à la question du dérèglement climatique, nous sommes même au-delà de cela, puisque ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la possibilité de vivre dans un monde « civilisé » - sans génocide, sans torture…- mais carrément le maintien d’un monde vivable, au sens de monde où il est possible de vivre.
La lutte contre le dérèglement climatique devrait être considérée comme une norme absolument fondamentale, semblable à la norme hypothétique dont Kelsen faisait la clef de voute du droit international -Théorie générale du droit international public, 1932- et surplombant le droit positif tout simplement parce que, si l’action sociale et notamment l’action étatique ne s’en inspirent pas, le droit positif risque de ne plus rien avoir à se mettre sur la dent -qu’il puisse maîtriser en tous les cas-.
Si l’on place l’obligation de lutter contre le dérèglement climatique au plus haut de tous les principes juridiques possibles, un partie de la solution est apportée, car alors les traités contraires, les constitutions contraires se trouvent, comme les lois contraires, les règlements contraires, etc.., dans l’illicéité. Ce qui devrait conférer aux juges le droit d’en écarter l’application. Ce qui légitimerait fortement les initiatives que prennent certaines collectivités secondaires pour contourner les Etats négligents (voir l’ouvrage de Camille Mialot, La ville face au changement climatique, qui vient de paraitre aux éditions Berger-Levrault..\..\..\URBANISME\C.MIALOT VILLES CHGT CLIMATIQUE 2020\VILLE CHGT CLIMATIQUE MIALOT PREFACE.docx).
Une difficulté concerne, comme pour beaucoup de principes fondamentaux, la manière de faire en sorte que le respect par les Etats de l’obligation de lutter contre le dérèglement climatique n’ait pas seulement un sens négatif -ne pas aller à l’encontre de cet objectif- mais qu’elle se traduise aussi par une obligation d’agir. Mais la difficulté est facilement surmontée si l’on admet que les nécessités de la lutte contre le dérèglement climatique sont telles qu’elles ne peuvent pas ne pas inclure ce type d’impératif : le problème climatique s’aggravant constamment, une attitude simplement défensive est la garantie de ne pas approcher de l’objectif d’en réduire les conséquences.
Cette idée peut se combiner avec une autre, consistant à admettre que l’obligation de lutter contre le dérèglement climatique est dotée d’une impérativité particulière. Elle relève de ce que, depuis Kant, on a admis d’appeler un impératif catégorique, un principe absolu qui s’impose indépendamment de toute finalité instrumentale, de toute donnée contextuelle, parce qu’il prescrit quelque chose que nous devons à l’humanité.
Nous sommes accoutumés à raisonner en termes d’impératifs non catégoriques, mais hypothétiques selon la dichotomie kantienne, c’est-à-dire selon la logique suivante: si la loi X prévoit que, lorsque telles conditions de l’ordre public ou de la santé publique l’exigent, alors l’Etat peut, voire doit faire ceci ou cela, et bien si ces conditions apparaissent, alors l’Etat peut, voire doit, faire ce que la loi prescrit. Dans le cas qui nous occupe, ce n’est pas de cela qu’il s’agit: les Etats doivent faire ceci ou cela, parce que, s’ils n’agissent pas, l’humanité risque tout simplement de ne plus pouvoir mener une vie vivable.
Dans les termes du droit public, cela peut se traduire par quelque chose qui concerne le pouvoir discrétionnaire. Face à la crise climatique, le pouvoir discrétionnaire des législateurs comme celui des administrations ne peut que se trouver amputé. En temps normal, ce pouvoir discrétionnaire comporte la possibilité d’opérer sans cesse des choix entre des intérêts publics concurrents : l’intérêt public de la circulation qui suggère de créer une nouvelle autoroute face à l’intérêt de la préservation des espaces naturels que cela impliquera de détruire, l’intérêt public social qui pousse à créer une maison de retraite face à l’intérêt public culturel qui aurait pu suggérer de construire une médiathèque…
Etant donné les risques qu’elle engage, la lutte contre le dérèglement climatique ne peut pas être mise en balance avec d’autres intérêts publics. Elle doit au contraire être la mesure de toute chose, à tout le moins un objectif présent dans toutes les décisions publiques, même les plus minimes et un objectif nécessairement supérieur à tous les autres.
Le pouvoir discrétionnaire -du législateur, de l’administration- n’en disparait pas pour autant. Il lui reste le registre des moyens. Sous la surveillance des juges qui peuvent vérifier l’adéquation de ces moyens, leur proportionnalité lorsqu’ils se traduisent par des restrictions à nos droits fondamentaux. Mais la finalité – de lutte contre le dérèglement climatique-, elle, n’est pas susceptible de degrés.
Il se pourrait que tout ce qui vient d’être dit ne puisse prendre tout son sens que moyennant une révolution théorique qui fasse advenir ce que certains commencent à appeler un « droit public de l’anthropocène ». L’idée selon laquelle nous avions tort de penser que nous étions séparés de la Nature, ses « maîtres et possesseurs » comme disait Descartes, libres d’en épuiser les ressources et d’en perturber les équilibres. Sur cette découverte, si nous n’en sommes pas encore suffisamment pénétrés, lisons Philippe Descola, Bruno Latour et quelques autres.
Le soupçon à introduire ici, c’est que les catégories intellectuelles de notre droit public portent sans doute la trace de la vision instrumentale que nous conservons du rapport entre nous et le monde. Et que nous devrions peut-être faire une révolution copernicienne pour comprendre que nous ne sommes pas à l’extérieur du monde, de la réalité terrestre, de la Nature : nous en faisons partie. Cela aiderait bien à se convaincre de ce que sauver la planète des pires effets du dérèglement climatique, c’est un impératif juridique qui ne s’assimile à aucun autre. Catégorique par la puissance des effets qu’il faut lui reconnaitre, catégorique aussi en ce sens qu’il interroge nos concepts installés.
Jean-Bernard Auby
(1) Par exemple : Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; sa leçon inaugurale du Collège de France, que l’on trouve facilement sur Internet
(2) Par exemple : Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015