La question des droits de la nature est profondément débattue aujourd'hui dans le monde entier. Après les expériences latino-américaines et néo-zélandaises, l'Espagne a adopté une loi pour protéger la lagune Mar Menor. Nous avons souhaité ouvrir le blog à ce débat, et le texte de Mme Fuchs constitue la première contribution à celui-ci. Mme Fuchs développe dans ce texte une critique constructive de la loi et de son fondement constitutionnel.
Le 30 septembre 2022, le Sénat espagnol a approuvé la « loi Mar Menor » (loi 19/2022) qui accorde la personnalité juridique à la lagune du même nom ainsi qu’à son bassin. Premier texte juridique en Europe à reconnaître une entité naturelle en tant que sujet de droits, cette loi est une pièce de plus dans la mosaïque d’un mouvement mondial cherchant la voie de la justice écologique, afin de mettre en place des réponses juridiques fortes en période de crise écologique globale.
Cependant, la loi n’est pas approuvée par tout le monde. Elle est une épine dans le pied des populistes de la droite espagnole. Le 7 février 2023, la Cour constitutionnelle espagnole a accueilli un recours constitutionnel contre la loi, présenté par des membres du groupe parlementaire Vox. Ce parti invoque à l’encontre de la loi la violation du droit à la propriété privée et à la liberté d’entreprendre, entre autres, en raison des restrictions disproportionnées imposées aux activités agricoles dans la région. Vox conteste aussi la base juridique de la loi : il considère que le concept de droits de la nature n’est pas clair du point de vue constitutionnel. Toute décision ou sanction exécutée sur la base de la loi serait juridiquement incertaine et donc nulle.
Ce texte n’a pas la prétention d’évaluer les arguments juridiques des plaignants et la conformité de la loi avec la Constitution espagnole. L’objectif de l’auteur est plutôt d’analyser le fondement de la loi Mar Menor à la lumière d’autres décisions qui ont accordé une subjectivité juridique aux entités naturelles. En fait, la décision historique espagnole suit les précédents de pays tels que la Colombie, l’Équateur, la Nouvelle-Zélande, l’Inde et les États-Unis. Dans ce contexte, il convient de se demander siles bases juridiques et socioculturelles du concept des droits de la nature, telles qu’elles ont été développées dans les affaires susmentionnées, notamment dans celles provenant d’Amérique latine, sont également viables en Europe et pour l’affaire Mar Menor.
Personnalité juridique de la Mar Menor
La lagune Mar Menor, l’un des écosystèmes les plus riches d’Espagne, souffre depuis plusieurs années de graves dégradations de son environnement, en raison du déséquilibre causé à la biodiversité. La plus grande lagune d’eau salée d’Europe, autrefois grouillante de vie, a été soumise à une exploitation agricole et touristique effrénée, qui a provoqué la mort de tonnes de poissons et d’algues.
Après de nombreuses tentatives juridiques infructueuses pour obtenir une meilleure protection de la lagune, en recourant aux instruments conventionnels du droit espagnol de l’environnement, en octobre 2022, une initiative législative dite populaire (ILP) a réussi à déclencher le processus législatif en recueillant 600 000 signatures. Ainsi, la loi19/2022 reconnaît le droit propre de la lagune « d’exister en tant qu’écosystème et d’évoluer naturellement » ainsi que son droit à la protection, à la conservation, à son entretien et à sa restauration. Les entités naturelles ne pouvant s’exprimer par elles-mêmes, elle prévoit la création de trois nouveaux organes : un Comité des représentants, une Commission de surveillance et un Comité scientifique, qui se partagent la « tutelle »de la Mar Menor.
Sur de nombreux aspects, les dispositions de la loi ressemblent aux cas d’Amérique latine, dont la plupart ont été décidés par des tribunaux qui ont reconnu des droits à une entité naturelle. Par exemple, la Cour constitutionnelle colombienne (Arrêt T-622/16) a accordé à la rivière Atrato, un écosystème très pollué situé dans l’une des régions les plus pauvres de Colombie, un droit propre de régénération, de soins, de conservation et de protection. Dans ce cadre, elle a désigné le ministère colombien de l’Environnement comme le représentant légal de la rivière, après quoi la Colombie a créé la Commission des gardiens de la rivière Atrato.
Base constitutionnelle de la décision Mar Menor
La loi Mar Menor, étant une loi du parlement espagnol, a sans doute une légitimité démocratique plus directe que les arrêts latino-américains susmentionnés. Cependant, sous deux aspects, à mon avis essentiels, sa base est fragile.
L’un des aspects concerne l’ancrage juridique de la loi dans la Constitution espagnole. Contrairement, par exemple, à la Constitution équatorienne qui, dans ses articles 10 et 71, reconnaît explicitement les droits inhérents à la « Pacha Mama » (mère Nature) et précise également qui peut représenter la nature ; la Constitution espagnole — comme les autres constitutions européennes d’ailleurs — ne reconnaît pas jusqu’à présent la subjectivité juridique de la nature. Son article 45, qui maintient une vision anthropocentrique du droit de l’environnement, dispose que « toute personne a le droit de jouir d’un environnement adapté à son développement personnel, ainsi que le devoir de le préserver ». Il place l’être humain au centre de la protection de l’environnement et non la nature elle-même. Par conséquent, si les arrêts de la Cour constitutionnelle de l’Équateur qui, ces dernières années, ont reconnu des droits sur certaines entités naturelles menacées — comme l’arrêt « Los Cedros » sur une forêt tropicale ou un autre concernant la protection de mangroves — ont un fondement constitutionnel clair, l’ancrage constitutionnel de la loi Mar Menor n’est pas aussi évident.
Or, on pourrait dire qu’en Colombie, la Constitution de 1991, jusqu’à aujourd’hui considérée comme progressiste, ne reconnaît pas non plus le concept de subjectivité juridique des entités naturelles, du moins pas directement. Elle ne prévoit que les droits des peuples à la vie, à la santé, à l’eau, à la nourriture, au territoire, à la culture et à un environnement sain. Cependant, la Cour constitutionnelle de Colombie a développé dès 1992 le concept de « constitution écologique »(Sentence T-411/92), en développant davantage le droit fondamental à un environnement sain. Pour sa part, en 2017, dans l’arrêt Rivière Atrato, la Cour va plus loin et explique en détail pourquoi le concept juridique de « droits bioculturels », qu’elle crée dans cet arrêt, découle directement de la Constitution et pourquoi il implique la subjectivité des droits des entités naturelles non humaines.
Au contraire, bien que le préambule de la loi 19/2022 mentionne l’article 45 de la Constitution espagnole, l’argumentation en faveur d’une interprétation écocentrique du système juridique espagnol est tout sauf approfondie. Le législateur cite un arrêt de la Cour suprême espagnole de 1990 (3851/1990) : « La différenciation entre les maux affectant la santé des personnes […] et l’environnement est largement due au fait que l’être humain ne se considère pas comme faisant partie de la nature, mais comme une force extérieure destinée à la dominer […]. Il faut se rappeler que la nature ne permet pas une utilisation illimitée […] ». Le législateur laisse cette citation et la référence à l’opinion de certains juristes — sans les citer — suffire pour étendre « la catégorie des sujets de droit à la nature ».Il n’est pas évident de savoir sur quels arguments se fonde l’extension de la catégorie des sujets de droit, d’autant plus que le libellé de l’article 45 de la Constitution espagnole prévoit une interprétation anthropocentrique du système juridique espagnol. Ainsi, la dérivation des droits propres de la nature à partir d’une interprétation écocentrique de la Constitution espagnole —contrairement à l’affaire colombienne — n’est pas facilement convaincante ici.
Relation étroite entre les droits de la nature et les cosmovisions ethniques
Cela nous amène au deuxième aspect sur lequel le cas espagnol et la plupart des cas latino-américains — ainsi que le cas du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande et certains cas américains et canadiens — diffèrent. Les territoires affectés dans les cas non espagnols mentionnés sont habités par des communautés ancestrales ou indigènes qui vivent traditionnellement en étroite relation avec la nature. Par conséquent, l’un des piliers argumentatifs des décisions respectives de reconnaître leurs propres droits sur les entités naturelles est le lien intrinsèque entre la cosmovision et les droits de ces communautés ethniques — dans beaucoup de ces pays constitutionnellement protégés et reconnus — et la nature.
Dans l’affaire du fleuve Atrato en Colombie, par exemple, afin de donner une application effective aux « droits bioculturels » nouvellement créés, la Cour constitutionnelle colombienne a considéré que le fleuve devait être juridiquement catégorisé tel que les communautés afro-colombiennes et indigènes habitant le bassin de l’Atrato le conçoivent : comme un sujet de droits et non comme un objet au service des êtres humains. Ce deuxième aspect est important. Les bases juridiques de décisions telles que celle du fleuve Atrato, de la forêt pluviale de Cedros ou du fleuve Whanganui s’insèrent dans un environnement culturel et dans les cosmovisions constitutionnellement reconnues des peuples indigènes ou afrodescendants, qui vivent depuis des temps immémoriaux en harmonie avec la nature, et font défaut dans le cas du Mar Menor.
Maintenant, je ne veux pas dire que le concept de nature en tant que sujet de droits ne peut être appliqué qu’aux régions où vivent des communautés ancestrales ou indigènes. Cela signifierait une certaine « romantisation » de la vision du monde ethnique et exclurait fondamentalement la reconnaissance de droits subjectifs à toute entité naturelle en Europe. Cependant, malgré le fait que cette approche argumentative avait théoriquement aussi du potentiel pour l’affaire Mar Menor, le législateur espagnol n’a pas réussi à développer la relation intrinsèque entre les droits et la culture des habitants de Murcie, et ceux de Mar Menor elle-même en tant qu’« entité » à laquelle un titre juridique a été reconnu.
Dans la lignée des jugements latino-américains, le législateur espagnol souligne dans le préambule de la loi que « le grand défi auquel est confronté aujourd’hui le droit de l’environnement est de parvenir à une protection efficace de la nature et des cultures et formes de vie humaine qui lui sont étroitement associées, comme c’est le cas des communes riveraines de la lagune Mar Menor ». Ainsi, le texte fait référence au lien intrinsèque entre la nature et la culture des personnes qui vivent dans la région de Mar Menor. Toutefois, le législateur n’explique pas pourquoi cette culture ou les coutumes et croyances juridiques de ces personnes impliquent nécessairement de conférer une personnalité juridique la lagune de Mar Menor. Ici aussi, le cas espagnol est en deçà, sur le plan argumentatif, des arrêts latino-américains cités.
L’efficacité et l’« écopopulisme ».
Il ne fait aucun doute que l’écosystème du Mar Menor doit être protégé de manière plus efficace et durable. De ce point de vue, l’initiative citoyenne dans le cas présent, qui a attiré l’attention des médias du monde entier sur le « sort » de la lagune, doit être applaudie.
Cependant, la question demeure de savoir si la création de nouvelles fictions juridiques en faveur de certaines entités naturelles augmente réellement leur degré de protection environnementale ou — au contraire — relève plutôt de l’utopie ou du fétichisme juridique. Ce doute se pose dans chaque cas de reconnaissance des droits de la nature. L’octroi de la personnalité juridique à la lagune espagnole et à son bassin hydrographique ne contient, à lui seul, aucune garantie d’efficacité du droit de l’environnement.
Fondamentalement, pour l’instant ,hormis la signification symbolique de la loi dans le sens d’un nouveau « réveil »écologique, elle ne signifie qu’un transfert de compétences des autorités administratives traditionnelles vers les organes définis dans la loi 19/2022,dont les tâches exactes ne sont d’ailleurs pas si évidentes. Par conséquent, seul l’avenir prouvera si l’octroi de la personnalité juridique au Mar Menor équivaut réellement à une protection plus efficace de l’environnement.
Quoi qu’il en soit, pour contrer les reproches d’« écopopulisme », le Parlement espagnol aurait bienfait d’examiner de plus près le fondement constitutionnel de la loi. Il n’est pas surprenant que le faible ancrage constitutionnel ait déjà attiré l’attention de l’ultra-droite espagnole, qui met maintenant le doigt sur le point sensible avec le recours en inconstitutionnalité mentionné ci-dessus. Il ne sera utile à personne —et encore moins à la lagune — que la Cour constitutionnelle espagnole cristallise les doutes constitutionnels concernant ce texte, dans un verdict d’inconstitutionnalité.
Conclusions
Sans aucun doute, les appels de plus en plus pressants en faveur d’une plus grande protection de l’environnement et du climat nécessitent de nouvelles voies juridiques. Des précédents juridiques bien argumentés peuvent apporter des solutions créatives et progressistes à un problème complexe. Cependant, afin de ne pas donner des ailes aux mouvements populistes, pour qui toute faiblesse argumentative est une proie facile, il faut éviter les décisions hâtives. Chaque nouveau concept de « justice écologique », même s’il est animé des meilleures intentions, doit être conforme à la constitution, s’inscrire dans les traditions et cultures juridiques spécifiques de chaque pays ou région et ne pas ignorer ses effets.
Ce texte a été publié en anglais et en espagnol. La traduction de l’anglais a été faite par Thomas Perroud.