Après avoir élaboré les raisons pour lesquelles il faut renforcer la société civile, nous voudrions ici élaborer quelques solutions concrètes pour trouver des financements pour ce fonds qui permettrait de renforcer la société civile. Nous essayons des pistes et notamment lorsque l’État est condamné pour son inaction dans un domaine général, le montant de l’astreinte pourrait être attribué à ce fonds. Le montant des sanctions administratives dans certains domaines pourrait aussi servir ce but. Pour aider la société civile, ce fonds pourrait aussi aider à financer une recherche indépendante, c’est pourquoi nous envisageons le rôle que l’université pourrait jouer dans ce schéma.
Le Conseil d’État a ouvert une possibilité qui nous semble prometteuse pour abonder un fonds. L’objet de ce fonds serait de financer les actions contentieuses et de lobbying des groupes représentant les intérêts diffus. L’environnement est évidemment le domaine le plus évident, mais la lutte contre les discriminations pourrait aussi bénéficier grandement de ce mécanisme.
Quel est cet arrêt ? Il s’agit de l’arrêt d’assemblée Les amis de la terre, du 10 juillet 2020 (n° 428409), porté par un collectif d’associations, dont Les amis de la terre, mais aussi FNE ou Greenpeace. Cette affaire porte sur le refus du gouvernement français de prendre les actes nécessaires pour mettre notre droit de l’environnement en conformité avec le droit de l’Union européenne et notamment d’adopter des plans relatifs à la qualité de l’air. L’intérêt de cet arrêt tient à la solution retenue pour forcer l’État à agir. La difficulté dans le domaine est grande : quel est l’intérêt de faire condamner l’État si l’astreinte finit par alimenter le Trésor public ? Il y a une difficulté ici et le rapporteur public a émis des idées pour en sortir.
Le considérant de principe est celui-ci :
« En vertu du premier alinéa de l’article L. 911-8 de ce code, la juridiction a la faculté de décider, afin d’éviter un enrichissement indu, qu’une fraction de l’astreinte liquidée ne sera pas versée au requérant, le second alinéa prévoyant que cette fraction est alors affectée au budget de l’État. Toutefois, l’astreinte ayant pour finalité de contraindre la personne morale de droit public ou l’organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public à exécuter les obligations qui lui ont été assignées par une décision de justice, ces dispositions ne trouvent pas à s’appliquer lorsque l’État est débiteur de l’astreinte en cause. Dans ce dernier cas, lorsque cela apparaît nécessaire à l’exécution effective de la décision juridictionnelle, la juridiction peut, même d’office, après avoir recueilli sur ce point les observations des parties ainsi que de la ou des personnes morales concernées, décider d’affecter cette fraction à une personne morale de droit public disposant d’une autonomie suffisante à l’égard de l’État et dont les missions sont en rapport avec l’objet du litige ou à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant, conformément à ses statuts, des actions d’intérêt général également en lien avec cet objet. » » » »
La question au cœur de l’arrêt est donc : qui peut bénéficier financièrement de l’inaction coupable de l’État ? L’astreinte est un moyen efficace pour forcer une personne récalcitrante à agir, mais, dans le cas de l’État, ce moyen peut perdre toute efficacité, on l’a dit. Ce considérant prévoit donc la possibilité d’affecter le montant de l’astreinte à une personne morale de droit public, disposant d’une autonomie suffisante à l’égard de l’État, ou à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant des actions d’intérêt général en lien avec cet objet. Stéphane Hoynck, dans ses conclusions, présente ainsi le problème : « L’équation est simple : dans certains cas de figure, l’inaction répétée de l’État implique pour que l’astreinte joue son rôle de pression, qu’elle puisse être d’un montant élevé. Mais si l’astreinte devait être liquidée, en cas d’inexécution, à qui doit-elle être versée ? Si son montant est élevé, le juge peut avoir des réticences à la liquider au profit du requérant. » En effet, dans l’affaire qui nous occupe, il s’agit d’un montant de 10 millions d’euros par semestre.
Est-il si choquant qu’une partie s’enrichisse en raison de l’inaction de l’État ? On pourrait soutenir qu’elle joue un rôle de procureur privé et que cet enrichissement donne à la société civile un intérêt à l’application du droit par l’État. On pourrait voir la chose comme un moyen sûr d’assurer l’exécution du droit. L’idée du fonds semble cependant plus satisfaisante, car elle permet de sanctionner l’État tout en évitant l’enrichissement d’une partie dont rien ne dit qu’elle agira ensuite dans l’intérêt général. Stéphane Hoynck examine d’ailleurs ces solutions. Il imagine l’affectation de l’astreinte à différents fonds, et même à l’ADEME au motif suivant : « Cet établissement public industriel et commercial exerce, aux termes de l’article L. 131-3 du code de l’environnement, des actions dans plusieurs domaines, dont le premier est la prévention et la lutte contre la pollution de l’air. ». Mais comme il le dit, rien n’empêche l’État, au moment de la discussion du budget de l’ADEME de retrancher le montant de l’astreinte et donc d’annuler l’effet dissuasif.
Au final, le Conseil d’État ne retient pas cette solution et l’astreinte est affectée au budget de l’État.
La solution du fonds pour la démocratie nous semble plus satisfaisante. C’est en effet l’ensemble des citoyens qui pâtissent de l’inaction de l’État. Le préjudice est général et diffus. Il serait donc logique que cet argent serve une activité d’intérêt général tel qu’un fond pourrait le faire. L’activité de ce fonds pourrait être, comme on l’a dit, de financer le contentieux dans ces domaines, pour l’exécution du droit et des activités de lobbying des intérêts diffus, mais de façon indépendante de l’État.
Mais nous pensons aussi à d’autres sources de financement, et notamment le produit des sanctions administratives.
L’Administration peut-elle produire une source de financement qui permettrait d’abonder un fonds ?
Un article récent du New York Times rapporte un fait intéressant : par exemple, la Federal Trade Commission a signé une transaction avec Facebook, Google et Equifax qui avaient violé les lois protégeant les données des consommateurs. La FTC a imposé que l’ensemble des amendes serve à alimenter un fonds pour les victimes. Autrement dit, les sanctions n’alimentent pas le Trésor public, comme c’est le cas en France, mais un fonds d’indemnisation. Ne pourrait-on pas imaginer que ce fonds, en plus d’indemniser les victimes, finance des actions contentieuses ou d’aide aux plus défavorisés ? On trouve des exemples de cela. Par exemple, l’Autorité de concurrence sud-africaine a forcé des entreprises de construction coupables de violation du droit de la concurrence de mettre en place un fond dont l’objet n’est pas seulement l’indemnisation des victimes, mais aussi le financement d’actions des ONG et des communautés. L’amende correspond au financement de véritables politiques publiques à destination de publics vulnérables.
Pourquoi le produit des sanctions administratives devrait-il aller au Trésor public ? Le non-respect du droit par des entreprises crée essentiellement des préjudices privés. Ces préjudices privés sont cependant parfois trop diffus pour être reversés aux victimes, qui peuvent même ne pas savoir qu’elles le sont. Verser cet argent à un fonds pourrait permettre donc permettre de donner une utilité sociale, démocratique, à ces amendes.
Dans ce nouveau rapport entre l’État, les entreprises et la société civile que nous proposons, on a déjà évoqué la place de l’université. Elle nous semble centrale dans ce nouveau rôle de la société civile. L’université pourrait être un auxiliaire par deux biais : d’une part au niveau de la recherche et pour développer la capacité de contre-expertise de la société civile et, d’autre part, par le biais des cliniques juridiques que ce fonds démocratique pourrait aussi financer.
La capacité de contre-expertise de la société civile ne devrait pas être un moyen d’instrumentaliser la recherche, qui l’est déjà suffisamment par les grandes entreprises. Le passage par l’université devrait constituer un moyen d’établir une expertise indépendante sur un problème social. Les class actions américaines importantes aboutissent souvent à la création d’un comité scientifique financé par un fonds créé par l’industriel poursuivi. En cas d’alerte sur un produit, le fonds pourrait financer des recherches indépendantes pour fixer la société sur les effets de la substance.
Par exemple, dans le contentieux Monsanto sur le Roundup, le juge du District Nord de l’État de Californie a pris une décision ratifiant la transaction entre les parties (Ramirez, et al. v. Monsanto Co., n° 3:19— cv— 02224) aux termes de laquelle sont établis un Research Funding Program et un Science Panel. Le fonds est abondé par la société Monsanto pour financer les recherches sur la maladie liée à l’utilisation du Roundup et affectant les victimes (la décision précise que le montant sera entre 25 et 75 millions de dollars). Le Science Panel est central, car c’est lui qui est chargé d’établir le lien de causalité entre la substance et les troubles physiques des victimes. Le juge explique ceci : « Un jugement délibéré après une analyse rigoureuse, impartiale et ayant bénéficié du temps nécessaire sera un gage d’équité — en ne faisant pas dépendre les solutions individuelles sur le hasard du tirage au sort du jury — et d’efficacité — en épargnant aux victimes, à Monsanto et au système judiciaire du temps et de l’argent. Le Panel Scientifique aura la tâche de déterminer si, en se fondant sur les données scientifiques existantes, il est plus probable qu’improbable [le standard du lien de causalité en responsabilité civile de ce type] que “l’exposition aux produits contenant du Roundup (…) peut être la cause chez les humains de l’apparition d’un lymphome non hodgkinien.” Voici pour la mission du panel. Maintenant sa composition : “Le comité scientifique sera composé de cinq personnes ayant une expertise dans les disciplines médicales et scientifiques pertinentes, notamment l’épidémiologie, la biostatistique, la toxicologie, l’hématologie et/ou l’oncologie. Afin de préserver l’indépendance du comité, celui-ci ne comprendra aucune personne qui a été retenue comme expert dans notre affaire ou qui a communiqué avec un expert dans notre affaire concernant l’objet du litige. Les membres du comité scientifique seront sélectionnés après l’accord des parties ou, en l’absence d’accord, par une entité tierce choisie par les parties. Si les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur une entité tierce pour sélectionner les membres du comité, chacune des parties peut choisir deux membres du comité scientifique, le cinquième membre étant choisi par les autres membres du comité scientifique.”
Cette affaire est une pure affaire privée de responsabilité civile. Mais elle montre qu’il est tout à fait possible de positionner la recherche en tiers par rapport aux différents acteurs de la société civile et qu’il est même nécessaire pour promouvoir une forme d’équité politique de développer une capacité d’expertise indépendante.
Les cliniques juridiques sont un autre moyen d’associer l’université à la défense des intérêts diffus et des intérêts vulnérables. Les cliniques sont très développées dans les facultés de droit américaines, avec des postes dédiées. La clinique de Yale en droit pénal est financée par de la philanthropie. La clinique en droit de l’environnement est financée par la faculté de droit. C’est la clinique de droit de l’immigration de Yale qui a permis de faire suspendre le décret antimusulman de Donald Trump. Alberto Alemanno a aussi créé une clinique pour permettre un lobbying au service des intérêts diffus. Elles ont pris racine en France.
Elles pourraient être bien davantage développées dans les domaines de la santé, de l’environnement, par un financement public spécifique ou par le fonds que nous envisageons. Elles s’inscrivent en outre clairement dans la vocation de formation des universités.
Ce fonds pour la démocratie serait un outil puissant d’accès à la justice, d’exécution des politiques publiques et d’égalisation de l’accès à l’État.
En conclusion, on voit qu’il est nécessaire de développer un service public du contradictoire, encapacitant les organisations de la société civile pour leur permettre de s’opposer intelligemment aux politiques publiques qui les touchent.