Objection #2 : la présence implicite de droits de la nature dans les directives européennes
Une seconde objection consiste à soutenir que les droits de la nature sont déjà présents, plus ou moins implicitement, dans certains cadres légaux. Yaffa Epstein et Hendrik Schoukens la formulent par rapport aux dispositions environnementales du droit de l’Union européenne. En posant des obligations environnementales vis-à-vis de certaines espèces naturelles (Directive Habitat) ou de certains objets naturels (Natura 2000), la législation européenne reconnaîtrait de fait des droits à ces éléments de la nature. L’effectivité de tels droits dépend alors de la mesure dans laquelle ces obligations sont remplies et les sanctions appliquées en cas de manquement à ces obligations. Ces droits de la nature ne sont cependant présents que dans la mesure où une certaine interprétation des textes autorise à dire que les obligations explicitement formulées entraînent des droits positifs implicites. On peut se demander si cette lecture hohfeldienne de la corrélativité entre obligations et droits est réellement disponible. Le législateur, après tout, a pris soin de ne pas inscrire littéralement ces droits dans les textes, probablement parce que son intention n’était pas de les stipuler. La position d’Epstein et de Schoukens est probablement de dire que l’explicitation de droits de la nature corrélatifs aux obligations environnementales rendraient la stipulation par ailleurs de droits de la nature superfétatoires par rapport à ces droits hohfeldiens implicites. Si l’on omet ici le fait que cette différence entre droits explicitement posés et droits implicitement présents entraîne certainement une différence dans la propension à les respecter (que l’on considère ce fait des points de vue applicatif ou comportemental discutés plus haut), on peut trouver une autre justification à la création de droits subjectifs de la nature ou de personnes légales « naturelles ».
Cette justification tiendrait à la subsomption, sous la forme d’un sujet de droits unifié, des obligations disparates qui se portent autour d’un objet, qu’il s’agisse de l’environnement ou de certaines des entités qui le composent, objet pensé seulement de manière négative, ou par défaut, dans le droit. Comme le souligne Konrad von Moltke, la chaîne reliant les régimes juridiques, les personnes et l’environnement naturel est complexe, incertaine et discontinue. Cette complexité, cette incertitude et cette discontinuité seraient probablement atténuées si l’on rendait les droits de la nature explicites (et seraient renforcées si, au contraire, voulant faire référence à de tels droits, on était obligés de fournir l’effort interprétatif de la transformation hohfeldienne des obligations en droits positifs). Le contre-argument que nous présentons ici est donc essentiellement de nature cognitive. La personnalité juridique des entités naturelles réduit la complexité interprétative et pragmatique des régimes juridiques ainsi que la distance cognitive entre les acteurs du droit. Elle est donc a priori source d’une plus grande effectivité. Elle rend plus lisible pour les destinataires leurs obligations et les place plus directement face aux entités envers qui ces obligations doivent être remplies.
Une troisième objection à la nécessité de poser des droits de la nature, proche mais distincte de la précédente, consiste à penser que le droit de l’environnement dispose de ressources conceptuelles et techniques qui, sans qu’il soit besoin de les interpréter comme la reconnaissance implicite de droits de la nature, suffisent sur le plan pratique à garantir la réparation de dommages environnementaux au-delà des intérêts humains concernés. Il s’agirait donc d’une approximation maximale d’une reconnaissance d’intérêts propres aux objets naturels, évitant les risques, évoqués lors des deux objections précédentes, d’une distorsion doctrinale ou interprétative d’obligations environnementales à leur égard qui, de fait, n’en stipulent pas de droits corrélatifs. L’introduction de la notion de « préjudice écologique pur » consacrée par la loi sur la biodiversité de 2016, aux articles 1386-19 et suivants du Code civil, aurait précisément cet effet. Le préjudice écologique pur engage une responsabilité civile eu égard à des dégradations de l’environnement naturel indépendamment des torts et dommages entraînés par ces dégradations auprès de personnes physiques et morales. Il s’agirait donc d’admettre que l’évolution récente du droit de l’environnement à travers l’idée d’une responsabilité civile à l’égard de dommages environnementaux, considérés pour leur seul impact sur la nature indépendamment des intérêts humains, ou encore sur la perpétuation des fonctions écosystémiques indépendamment des services économiques rendus par l’exercice de ces fonctions, rend inutile l’introduction de nouveaux sujets de droit « naturels ». La prise en compte d’un préjudice écologique pur étendrait l’effectivité du droit de l’environnement vers les domaines d’application que prétendraient couvrir les droits de la nature.
Nous ne chercherons nullement ici à reprendre les arguments experts des tenants de cette position. Nous nous contentons de formuler une objection générale, en vue de la mise au jour d’une forme d’effectivité spécifique des droits de la nature que ne saurait a priori réaliser le droit de l’environnement y compris dans ses évolutions récentes. L’introduction du préjudice écologique pur, entraînant des formes de responsabilité civile supplémentaires par rapport à la notion de préjudice écologique simple, produit, selon nous, dans le Code civil, une sorte de juxtaposition interne de conceptions en réalité trop divergentes des intérêts et des dommages commis en relation avec l’environnement. Face à un dommage environnemental on doit considérer dans quelle mesure il affecte des agents humains et l’environnement lui-même indépendamment des intérêts humains, se pose donc la question de pouvoir trancher, concrètement, entre la compensation qui doit revenir à l’un ou l’autre des intérêts considérés. Cette décision ne saurait être arbitraire, mais elle peut difficilement s’appuyer sur une mesure objective. Elle doit reposer en principe sur un équilibre axiologique entre des valeurs opposées, qui sont, respectivement, de nature instrumentale (si l’on considère les intérêts humains) et intrinsèque (si l’on considère le dommage causé à l’environnement en tant que tel). Il est évidemment question ici de l’effectivité applicative du droit de l’environnement. Or, cet équilibre axiologique, transposé dans des niveaux correspondants de compensation des types de dommages considérés, nous semble plus exactement atteint au terme d’une opposition entre des conceptualisations et une négociation entre des représentations juridiques distinctes et séparées des intérêts en jeu ; à savoir, une représentation juridique propre aux intérêts de l’environnement (ou aux valeurs intrinsèques associées à celui-ci) et une représentation juridique, habituelle, propre aux intérêts humains. La distinction des types de dommage, et donc des types d’intérêts en jeu, prolongée par une séparation des types de droits et de représentation légale associés à ces intérêts, permet de contourner le caractère généralement indécidable de la répartition des compensations revenant aux tiers humains et à la nature elle-même.
Les trois objections que nous avons considérées présentent un ordre de difficulté croissant. Les réponses possibles que nous leur avons opposées nous permettent d’esquisser une caractérisation du type d’effectivité juridique qui serait spécifique aux droits de la nature. La première réponse souligne le pouvoir expressif des droits de la nature quand bien même on pourrait douter de leur existence réelle. La seconde réponse pointe vers des formes d’avantages cognitifs qui peuvent être associés à la position de sujets de droits « naturels » par rapport à l’ambivalence de l’interprétation des obligations environnementales positives. Enfin, notre troisième réponse consiste à dire que la présence de parties opposées, à travers des représentations légales séparées, est plus efficace pour la prise en compte de valeurs alternatives liées à l’environnement que leur juxtaposition au sein d’une même disposition juridique.
Prises ensemble, ces réponses esquissent une notion d’effectivité des droits de la nature qui n’est ni d’ordre purement applicatif, si seulement symbolique. Elle relève de ce que nous appellerons la modification, à travers la création de nouveaux sujets de droit, des formes du jeu légal. Elle relève plus précisément de certaines analyses des droits qui ont pu être proposées en théorie des jeux. L’approche des droits en théorie des jeux porte sur la manière dont la distribution des droits aux individus dans la société (ou à tout agent détenteurs de tels droits) détermine les processus de décision sociale, et en l’occurrence, pour ce qui nous concerne, judiciaires. Les droits implémentent ce qu’on peut appeler des « formes de jeu ». Marc Fleurbaey et Wulf Gaertner ont proposé, dans ce courant d’analyse, une distinction importante entre les droits qui peuvent être évalués en fonction de leurs conséquences et les droits qui peuvent être définis en termes de disponibilité de telles actions et de telles stratégies pour les agents. Nous pouvons penser que les droits de la nature ressortissent de la seconde considération, pour une raison particulière qui est l’introduction d’un nouveau type d’acteurs.
Si, en effet, dans un dilemme du prisonnier à deux joueurs vous introduisez un troisième agent qui a le pouvoir de limiter votre action (et l’utilité espérée de votre stratégie préférée), vous changez potentiellement les équilibres du jeu. C’est cette modification potentielle des équilibres qui selon nous constitue l’intérêt des droits de la nature et permet de caractériser une forme d’effectivité sui generis, ni nécessairement applicative (il suffit d’un changement dans la structure du jeu induisant une modification de l’espace des stratégies et rendant potentiellement réalisables certains équilibres nouveaux de ce jeu), ni purement symbolique (ces nouveaux équilibres peuvent être effectivement réalisés si le nouvel agent dans le jeu exerce pleinement ses droits). La modification de la forme du jeu par l’introduction de nouveaux sujets détenteurs de droit produit donc deux effets théoriques principaux. Elle élargit le spectre d’effets désirables qui ne sont pas atteignables en l’absence de ces sujets de droits. Elle introduit des agents légaux (des sujets de droit) dont la seule présence contraint les sujets de droits ayant intérêt à ne pas remplir leurs obligations environnementales à entrer dans un jeu coopératif. Sur ce dernier point, nous rejoignons une remarque d’Oran Young selon laquelle il est nécessaire, à l’intérieur de ce qu’il nomme un « régime environnemental », de procéder à « des injections continues de leadership et de stewardship pour soutenir la coopération ». La présence interne au jeu légal environnemental de personnes juridiques naturelles peut efficacement, selon nous, se substituer à l’injection exogène d’injonctions coopératives.