L’ambition de ce commentaire est de faire connaître au public français le jugement du Tribunal constitutionnel espagnol concernant la constitutionnalité de la loi attribuant la personnalité juridique à la lagune de Mar Menor. On verra que la portée de jugement est limitée car la Constitution a finalement peu de chose à dire sur ce mécanisme. Elle contient cependant des passages intéressants que nous avons souhaité traduire pour la faire connaître du public français. La décision accepte en tout point l’approche du législateur espagnol, actant de l’échec de l’approche anthropocentrique traditionnelle du droit de l'environnement pour préserver cet écosystème et accueille donc ce nouveau moyen de protection, qu’elle qualifie d’écocentrisme modéré, et dont elle montre la faveur qu’il rencontre désormais à l’international.
Le Tribunal constitutionnel espagnol vient de rendre un jugement sur la loi faisant de la plus grande lagune d’Europe, Mar Menor, une personne juridique. Nous avions rendu compte de cette loi sur ce blog, par une traduction de l’instrument par Jean-Bernard Auby, par un commentaire en faisant ressortir le renouvellement de la gouvernance du domaine public qu’elle suscite, les critiques que ce modèle encourt, et l’enthousiasme qu’elle génère en doctrine, première incarnation de l’écocentrisme en Europe. Un recours formé par le parti d’extrême droite Vox a donc amené le Tribunal constitutionnel a se prononcer sur cette loi et son approche de la protection de la nature.
Dès l’abord, ce recours étonne, puisqu’on peut légitimement se demander ce que la Constitution peut avoir à dire de ce texte. La personnalité juridique de la nature constitue-t-elle un problème de nature constitutionnelle ? Ce jugement y répond de façon très nette et les juges de l’opinion majoritaire le disent sans ambages : aucun article de la Constitution espagnole, au fond, ne permet de régler cette question dans un sens ou dans un autre. La personnalité juridique des entités naturelles ne pose pas de question constitutionnelle et c’est peut-être l’apport majeur de cette décision. Alors même qu’en droit ou en théorie du droit, la nouvelle approche du droit de l’environnement qui consiste à conférer la personnalité juridique à des entités naturelles suscite des interrogations fascinantes, celles-ci ne connaissent pas de traduction en droit constitutionnel.
Les juges de l’opinion majoritaire, peut-être pour éteindre toute critique, ne se sont pas laissés aller à des considérations métaphysiques sur le sujet. C’est la lettre de la Constitution qui a formé la base de leur contrôle et ils ont résolu cette question en juriste, et non en moraliste ou en métaphysicien. Leur message est clair : à partir du moment où le législateur poursuit les objectifs que fixe la constitution en termes de protection de l’environnement, le choix de l’outil est indifférent.
Que contient la Constitution espagnole comme norme de contrôle ? L’article 45 dispose que :
« 1. Toute personne a le droit de jouir d’un environnement adéquat pour le développement de la personne, ainsi que le devoir de le préserver.
2. Les pouvoirs publics veilleront à l’utilisation raisonnable de toutes les ressources naturelles, afin de protéger et d’améliorer la qualité de vie, ainsi que de défendre et de restaurer l’environnement, en s’appuyant sur la solidarité collective indispensable.
3. Pour ceux qui enfreignent les dispositions du paragraphe précédent, des sanctions pénales ou, le cas échéant, administratives seront établies, conformément aux termes fixés par la loi, ainsi que l’obligation de réparer le dommage causé. »
La Charte de l’environnement française reprend ces valeurs, mais des différences intéressantes sont tout de même à noter. Le droit de vivre dans un environnement adéquat et le devoir de le préserver sont aussi consacrés en France, de même que l’utilisation raisonnable des ressources. Mais le rappel à la solidarité collective est absent du texte français.
De même, ce qui distingue nettement le juge constitutionnel espagnol de son homologue français est l’utilisation explicite du droit comparé. Le Conseil constitutionnel français examine les questions qui lui sont soumises sous un angle de droit comparé — les archives le montrent — mais il n’y fait pas de référence explicite.
Le juge constitutionnel espagnol est en outre tenu d’interpréter les normes relatives aux droits fondamentaux et aux libertés « conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi qu’aux traités et accords internationaux en la matière ratifiés par l’Espagne » (article 10.2). C’est la raison pour laquelle la décision mentionne le jugement climatique important de la CEDH, Verein Klimaseniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, du 9 avril 2024.
L’analyse comparée amène le Tribunal à mettre l’accent sur la solidarité intergénérationnelle, qui fonde le droit des générations futures à vivre dans un environnement sain. Il cite à cet égard le précédent de la Cour constitutionnelle fédérale allemande et son jugement du 24 mars 2021. Mais, surtout, le Tribunal procède à une évaluation comparée très fournie des expériences mondiales en matière d’attribution de la personnalité juridique des entités naturelles qui l’amène à conclure simplement qu’il s’agit d’un outil qui bénéficie d’un engouement récent et soutenu dans plusieurs systèmes juridiques. L’absence d’évaluation des effets de ce nouvel outil ne lui permet pas de mettre en œuvre un contrôle de proportionnalité. Mais, en même temps, les requérants ne mettent pas en évidence de droit fondamental qui aurait été violé par l’attribution de la personnalité juridique à Mar Menor.
Le raisonnement de la Cour est simple : tout moyen juridique qui permet d’accomplir le vœu de l’article 45 de la Constitution espagnole est constitutionnel du moment qu’il permet de protéger l’environnement et qu’il accomplit le projet de solidarité avec les générations futures :
« En somme, l’article 45 de la Constitution espagnole offre un cadre constitutionnel de référence suffisamment ouvert pour que le législateur puisse développer les mesures de protection de l’environnement à partir de perspectives et d’approches très diverses. Ces mesures doivent, en tout état de cause, tenir compte et respecter : la connexion étroite existant entre la protection des écosystèmes, du milieu naturel, de la vie non humaine et de la vie humaine, ainsi que le plein épanouissement de cette dernière ; l’obligation pour les pouvoirs publics de mettre en œuvre des mécanismes de protection et de défense de l’environnement, mais aussi d’amélioration, de restauration et de récupération des espaces ou de la biodiversité détériorés ou perdus ; et l’exigence de comprendre la solidarité collective mentionnée à l’article 45.2 de la Constitution non pas comme une simple adhésion à l’intérêt commun de préserver le statu quo en matière de conservation environnementale, mais comme une obligation de solidarité intergénérationnelle visant à conserver et améliorer l’environnement naturel afin que les générations futures aient la possibilité de jouir de leur propre droit à la vie, à l’intégrité physique et morale, et au développement de leurs projets de vie dans des conditions équivalentes à celles dont nous disposons actuellement. »
L’interprétation de l’article 45 de la Constitution espagnole par le Tribunal offre donc une direction qui lie ensemble la préservation des écosystèmes et la vie humaine actuelle et future.
Surtout, le raisonnement du Tribunal consiste à dire que l’approche traditionnelle du droit de l’environnement a été un échec pour la Mar Menor. Le recours à la personnalité juridique est en quelque sorte un outil nouveau qui permettra peut-être d’améliorer la situation de cet écosystème. En tout cas, le Tribunal reconnaît que tel est l’objectif du législateur et que cet objectif accomplit bien le vœu de l’article 45.
Mais que dit exactement le Tribunal de ce changement de paradigme. Il le reconnaît tout d’avord. Il dit bien qu’il s’agit d’un « un changement de paradigme de protection passant de l’anthropocentrisme le plus traditionnel à un écocentrisme modéré » » Il ajoute :
« Ainsi, la loi 19/2022 est une norme singulière qui crée un nouveau type de personne juridique, une réalité naturelle, cherchant à lui attribuer une série de pouvoirs en défense de sa propre existence et de sa régénération. Bien qu’il s’agisse d’une technique jusqu’à présent inconnue de notre droit de l’environnement, il a déjà été souligné qu’il ne s’agit pas d’une technique inconnue en droit comparé, et qu’elle s’inscrit dans un mouvement international en pleine expansion au cours de la dernière décennie, qui promeut le développement de mécanismes de garantie innovants et basés sur un paradigme écocentrique, en coexistence avec le paradigme anthropocentrique traditionnel, lequel se retrouve dans d’autres mécanismes et outils juridiques de protection de l’environnement. Dans ce jeu d’équilibres, l’écocentrisme n’exclut pas l’intervention humaine sur le milieu naturel, dans le but de garantir non seulement la protection de la nature, mais également l’ensemble des intérêts et biens garantis par la Constitution. En effet, l’exigence de durabilité passe par la prise en compte des exigences environnementales, sociales et économiques. »
Le Tribunal reconnaît le changement de paradigme qu’introduit la reconnaissance de la personnalité juridique des entités naturelles. Il affirme aussi de façon très pragmatique que ce nouveau paradigme ne remplace par les techniques plus traditionnelles du droit de l’environnement qui faisant de l’environnement « un concept essentiellement anthropocentrique » d’après la doctrine du Tribunal (STC 102/1995, du 26 juin, FJ 4). Et il rappelle aussi que les intérêts de la Mar Menor doivent aussi être conciliés avec les autres intérêts sociaux et économiques des populations qui vivent à proximité de cet écosystème.
La loi comprenait des éléments intéressants, que nous avions relevés : une gouvernance de l’entité naturelle et une action populaire pour protéger la lagune. Les requérants n’ont pas soulevé de moyens d’inconstitutionnalité à l’égard de ces différents points. Il n’est pas indifférent de traduire cette partie du jugement qui interprète de façon intéressante l’action populaire :
« L’article 6 de la loi légitime en outre toute personne physique ou morale à intenter une action judiciaire (ou administrative) au nom de la Mar Menor, qui sera la véritable partie intéressée. Il s’agit d’une sorte de pouvoir général universel conféré par la loi pour agir dans l’intérêt de cette nouvelle personne juridique. Les requérants contestent ce dispositif uniquement en remettant en question l’attribution de droits à la lagune et à son bassin, affirmant qu’elle ne peut être une partie puisqu’elle n’a pas de personnalité juridique, ce qui ramène l’argumentation aux points déjà examinés dans la présente décision. » »
L’action populaire est un « especie de poder general universal, conferido ex lege para actuar en interés de la nueva persona jurídica ». La qualification de pouvoir général universel pour désigner l’action populaire est ainsi intéressante à noter.
Le Tribunal a donc rendu une décision prudente, sur laquelle brille la lumière du droit international, du droit comparé. Elle embrasse la nouvelle approche du droit de l’environnement, qu’elle qualifie d’« écocentrisme modéré », en actant de l’échec de l’approche anthropocentrique