Dans le cadre du débat sur l’expertise, cette contribution s’interroge sur un outil, la délégation, lequel permet au législateur de s’en remettre à l’expertise de l’Administration pour mettre en place une politique publique. La façon dont notre Constitution aménage la délégation semble aujourd’hui devoir être repensée, notamment le système des ordonnances. L’obligation d’étude d’impact, mais aussi de participation, pourrait grandement améliorer le système.
Dans une décision du 11 février 2002 portant sur la définition des substances constituant des stupéfiants, le Conseil constitutionnel précise ceci : « Il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de procéder à ce classement [le pouvoir de classer certaines substances comme stupéfiants] en fonction de l’évolution de l’état des connaissances scientifiques et médicales » (Décision n° 2021-967/973 QPC du 11 février 2022). Ce faisant, le Conseil établit clairement un lien entre expertise et délégation. C’est à l’Administration d’adapter la réglementation en fonction de l’état des connaissances. Autrement dit, la compétence de l’Administration dans l’élaboration des politiques publiques est fondée sur la science. On voit bien ici que la question de l’expertise dans les politiques publiques a des résonnances constitutionnelles très claires, puisqu’elle justifie l’attribution de pouvoirs de nature politique à l’Administration. Il s’agit du dilemme le plus épineux du droit constitutionnel, qui n’est malheureusement pas assez étudié en France, alors que la délégation est un thème de recherche central, notamment aux États-Unis.
La Constitution française aménage cette délégation de plusieurs façons. L’article 34 fixe un domaine de la loi et crée ainsi deux champs différents pour le pouvoir administratif : un champ horizontal, négatif, repris à l’article 37 (toutes les matières qui ne sont pas du domaine législatif sont du ressort du pouvoir réglementaire) et un champ vertical, implicite, permettant au pouvoir administratif d’exécuter les « règles » que fixe la loi. L’article 38, ensuite, permet de déposséder le pouvoir législatif au profit de l’Administration en permettant à cette dernière de rédiger de véritables lois, des lois administratives a pu dire Yves Gaudemet, qui obtiendront un statut législatif après leur ratification par le Parlement. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs récemment abîmé encore davantage la compétence législative avec la QPC Force 5 en jugeant que les dispositions non ratifiées ont valeur législative à l’expiration du délai de ratification, ce qui laisse extrêmement songeur sur la conception que le Conseil se fait de la démocratie.
Ces articles sont au cœur de l’esprit de la Ve et du parlementarisme rationalisé. C’est au nom de l’expertise de l’Administration que la dépossession du Parlement est organisée. Delphine Dulong a bien retracé la force de cet argument dans la genèse de la Ve. Seulement, autant le dispositif de l’ordonnance a été abondamment utilisé, autant celui de l’article 37 est resté lettre morte.
L’idée centrale de la Constitution de la Ve, et son erreur à mon sens, est d’avoir axé l’élaboration des politiques publiques sur la loi : les ordonnances de l’article 38 donnent valeur législative à un texte élaboré par l’Administration, l’article 37 crée aussi un domaine réservé au pouvoir réglementaire. Il permet ainsi à l’administration de modifier une loi intervenue dans le domaine réglementaire. Cela fait penser, mais uniquement en surface, au système anglais des « Henri VIII clauses » par lesquelles le Parlement autorise l’administration à modifier ou abroger la loi.
Pourquoi ces choix de privilégier des textes de valeur législative pour mettre en œuvre des politiques sous la Ve ? Il n’est pas facile de comprendre l’origine de l’échec de l’article 37. Mon intuition est que la raison de cette préférence pour la loi est d’éviter les recours et donc d’assurer la plus grande sécurité juridique possible aux politiques publiques. Or, l’article 37 ne donne que des textes de portée réglementaire. Il y a, en France, une préférence pour la loi dans l’élaboration des politiques publiques, là où des pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni préfèrent utiliser de larges délégations à l’Administration, qui génèrent cependant des recours. Les règlements de l’article 37 sont des règlements et peuvent donc être attaqués, d’où leur sous-utilisation. La révolution des articles 34-37 n’a pas eu lieu, pour reprendre le mot de Rivero, car les règlements de l’article 37 peuvent être attaqués.
On voit bien que le système mis en place par la Ve République tendait à assurer la plus grande sécurité juridique des politiques publiques, lesquelles étaient quasiment immunisées contre tout recours puisque les ordonnances, ayant théoriquement pour vocation d’acquérir un rang législatif, étaient inattaquables — et ce d’autant que la Constitution originelle ne prévoyait aucune possibilité d’attaquer la loi après sa promulgation. L’ordonnance permettait de concilier expertise et sécurité juridique, d’avoir ainsi tous les avantages de la loi, sans en passer par le Parlement.
Évidemment, ce système a vieilli. Les ordonnances sont désormais attaquables de deux façons, par les contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité. Ce vieillissement impose de remettre à plat ce système. En outre, ce système dépossède le Parlement sans imposer à l’administration des obligations de consultations alors même que la participation est devenue un horizon indépassable du droit administratif. La défaite de la démocratie représentative que représente l’article 38 n’est pas compensée par une promotion de la démocratie participative.
Peut-on améliorer ce système ? Pour synthétiser, l’élaboration des politiques publiques doit concilier trois impératifs : la démocratie (qui demanderait un rôle accru du Parlement ou la participation du public sur le modèle du notice-and-comment américain), l’efficacité et l’expertise (qui imposent au contraire un transfert de pouvoir à l’Administration) et, si l’on se résout à accepter cet objectif implicite qui semble import en France, la sécurité juridique. Mais, on l’a dit, ce dernier impératif est aujourd’hui irrémédiablement compromis par l’évolution des sources du droit public.
D’abord, le système actuel serait moins choquant si le processus d’élaboration des ordonnances n’était pas lui-même problématique. Il est en effet fortement opaque. Un dispositif d’ordonnances participatives pourrait résoudre ce déficit de légitimité. Le système américain est ainsi plus équilibré puisque, si le Congrès pratique largement la délégation au niveau fédéral, le Code de procédure administrative prévoit depuis 1946 une obligation générale de participation pour tous les actes de portée générale. Aux États-Unis, l’acte délégué reste de nature réglementaire, ce qui permet le recours. Les politiques publiques fédérales américaines sont donc triplement légitimes : elles sont encadrées par le Congrès, élaborées par une agence pratiquant très largement la participation, et elles sont susceptibles de recours. Il y a donc un dialogue permanent avec la société civile.
Cependant, le système américain ne permet pas de garantir la sécurité juridique de l’opération. En effet, toutes les politiques publiques aux États-Unis font l’objet d’un intense contentieux, ce qui a poussé Robert Kagan à qualifier le mode américain d’élaboration des politiques publiques d’« adversarial legalism », car toute politique publique se traduit par un contentieux long et coûteux. Le système américain est donc très démocratique, car la démocratie est présente tout le long du processus d’élaboration des politiques, et très expert puisque l’objet même de la délégation à l’administration est de permettre l’évaluation indépendante des différentes options qui permettent d’accomplir les objectifs de la loi. Mais il est moins immunisé contre le recours.
On voit bien, par contraste, à quel point le système français est vertical et ne favorise pas ce contre-pouvoir qu’est la société civile.
En tout état de cause, le système français actuel est bancal. Il est peu démocratique et peu expert car la rapidité du processus d’élaboration des ordonnances dans le système actuel ne permet ni expertise ni participation, les deux allant d’ailleurs nécessairement ensemble. Les ordonnances sont en effet épargnées par l’obligation d’étude d’impact. Les projets de loi d’habilitation sont en effet soumis à une étude d’impact allégée (article 11 de la loi organique de 2009) et le projet de loi de ratification ne l’est pas en raison d’une censure du… Conseil constitutionnel (Décision n° 2009-579 DC). Elles ne sont pas soumises, on l’a dit, à une obligation de participation. Ces deux éléments me semblent devoir être intégrés au processus d’élaboration des ordonnances.