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L’expertise joue en rôle important lors de l’élaboration des lois ainsi que, pour ce qui concerne le droit public, de l’interprétation et de l’application de celles-ci par l’administration centrale ou des autorités administratives indépendantes. Les tribunaux chargés de contrôler les actes administratifs dont ils sont saisis s’imposent parfois une retenue, laquelle peut aussi viser l’interprétation des lois dans certains pays. Lorsque l’interprétation d’une règle de droit nécessite une expertise et des compétences autres que juridiques, en particulier techniques, une forme de retenue de la part des juges peut se justifier, pour autant qu’elle s’inscrive dans le cadre formé par le droit international et le droit interne pertinents. Ce point est cependant hautement controversé, si bien que l’analyse doit être effectuée dans chaque ordre juridique, en fonction du contexte institutionnel et juridique qui lui est propre.

L’élaboration des lois requiert souvent l’expertise de personnes qui ne font partie ni du parlement concerné ni des services de celui-ci. Ainsi, l’administration et des experts externes concourent à façonner les lois et à en définir le contenu sans que les parlementaires – la plupart d’entre eux, du moins – disposent de compétences, notamment techniques, équivalentes. Plusieurs raisons expliquent cet appui. Deux d’entre elles méritent une mention particulière. En premier lieu, les experts issus de l’administration, du monde académique ou de la société civile contribuent à une meilleure compréhension des enjeux et besoins législatifs. En second lieu, ils fournissent une aide lors de la formulation même des projets qui seront ensuite débattus par les parlementaires.

Une fois une loi relevant du droit public adoptée, elle est interprétée et appliquée par l’administration centrale ou des autorités administratives dotées d’un degré variable d’indépendance par rapport au gouvernement. À ce stade également, l’entité ou autorité administrative compétente connaît, en règle générale, bien le domaine en question, dans lequel elle jouit en principe d’une expertise étendue dont elle se sert notamment lors de l’interprétation de la loi applicable.

Enfin, le contentieux judiciaire auquel donnent lieu de nombreux actes administratifs conduit des juges à appliquer et interpréter la même loi. Dans la plupart des démocraties, les juges sont plutôt des généralistes et sont donc amenés à appliquer – et interpréter – diverses lois, sans être en mesure de se spécialiser dans un domaine juridique étroitement délimité. Autrement dit, leurs compétences diffèrent de celles des personnes employées par l’entité ou autorité administrative chargée d’appliquer une loi déterminée. Les premiers ont, ceteris paribus, une meilleure vue législative d’ensemble (macro-compétence), à l’instar des parlementaires d’ailleurs, tandis que les secondes ont une meilleure maîtrise de la loi dont ils ont la charge (micro-compétence).

Dans ce contexte brossé à grands traits et forcément réducteur, se pose la question d’une éventuelle retenue du juge par rapport à l’interprétation qu’a donnée à une loi une entité ou autorité administrative spécialisée. Cette question extrêmement délicate et épineuse est placée au cœur de la séparation des pouvoirs ou, plus exactement, à l’articulation entre ceux-ci. Elle porte en effet sur un acte législatif interprété et appliqué par le pouvoir exécutif, puis par le pouvoir judiciaire.

Cette question concerne potentiellement toute démocratie, puisqu’elle se rapporte à des règles contenant des notions indéterminées pour l’interprétation desquelles une expertise non exclusivement juridique peut s’avérer utile, voire nécessaire. À titre d’illustration, supposons qu’une règle de droit, figurant dans une loi, contienne les termes « substances dangereuses ». Ces termes nécessitent un examen attentif, lors duquel l’entité ou autorité administrative chargée d’appliquer cette loi – et employant, par hypothèse, des juristes, des chimistes, des biologistes ou encore des médecins – définira des critères normatifs donnant corps et sens à cette règle. Il ne s’agit pas d’un simple acte machinal d’application de la loi, puisqu’il faut préalablement ou, à tout le moins, simultanément interpréter celle-ci et déterminer, par exemple, ce que « dangereux » signifie.

Une étude comparative en la matière conduit au résultat fascinant que les réponses apportées à cette question divergent considérablement entre les démocraties[1]. Un quelconque consensus fait complètement défaut à cet égard. Mieux encore, les mêmes arguments, tirés notamment de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance des autorités administratives, lorsqu’elle existe, sont invoqués pour justifier ou contester une éventuelle retenue de la part des juges. La séparation des pouvoirs peut être comprise comme impliquant un contrôle judiciaire sans la moindre retenue de l’interprétation donnée à une loi par une entité ou autorité administrative, car l’interprétation du droit représente une fonction caractéristique du pouvoir ou – pour reprendre les termes utilisés dans la Constitution française de 1958 – de l’autorité judiciaire. Elle est aussi susceptible d’une autre analyse, selon laquelle la retenue ou déférence judiciaire est précisément destinée à assurer une articulation efficiente et cohérente entre les pouvoirs.

Parmi les différents critères invoqués à l’appui d’une éventuelle retenue judiciaire lors de l’interprétation d’une loi, celui de l’expertise semble le plus répandu et s’avère le plus convaincant[2]. Plus précisément, la différence d’expertise entre les personnes participant à la prise de décision au sein d’une entité ou autorité administrative, d’une part, et les juges, d’autre part, est parfois invoquée, par ces derniers, pour justifier une retenue de leur part lors de l’interprétation de normes techniques en particulier. La réflexion en la matière est particulièrement avancée en Amérique du Nord. La jurisprudence Chevron, affinée par des arrêts subséquents, régit cette problématique aux États-Unis, alors que la Cour suprême canadienne a rendu son déjà célèbre arrêt Vavilov en 2019, un arrêt majeur en la matière. Aux États-Unis, la retenue ou déférence d’un tribunal est justifiée lorsque l’interprétation d’une règle de droit ambigüe par l’agence administrative chargée d’appliquer celle-ci n’est pas déraisonnable, pour autant que le Congrès ne se soit pas prononcé directement sur le problème en question [3]. Au Canada, la Cour suprême a posé une présomption réfutable aux termes de laquelle la norme de la décision raisonnable, impliquant potentiellement une déférence judiciaire, est la norme applicable chaque fois qu’une cour considère une décision administrative [4]. L’Europe n’est pas en reste, puisque tant en Allemagne [5], qu’en Suisse [6], une latitude de jugement pour l’interprétation des lois est reconnue, dans certains cas, à l’administration. Cette latitude de jugement, que les juges doivent respecter, concerne notamment des normes techniques. La Cour européenne des droits de l’homme, quant à elle, n’exclut pas toute retenue judiciaire, même lorsqu’un recours de pleine juridiction est prescrit par l’article 6 § 1 CEDH [7] :

« Afin d’évaluer si, dans un cas donné, les juridictions internes ont effectué un contrôle d’une étendue suffisante, la Cour a jugé qu’elle devait prendre en considération les compétences attribuées à la juridiction en question et des éléments tels que : a) l’objet de la décision attaquée, plus particulièrement le point de savoir si celle-ci a trait à une question spécialisée exigeant des connaissances ou une expérience professionnelles ou si, et dans quelle mesure, elle implique l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration ; b) la méthode suivie pour parvenir à cette décision et, en particulier, les garanties procédurales existant dans le cadre de la procédure devant l’autorité administrative ; et c) la teneur du litige, y compris les moyens de recours, tant souhaités que réellement développés […]. »

Lorsque l’interprétation d’une règle de droit nécessite une expertise et des compétences autres que juridiques, en particulier techniques, une forme de retenue de la part des juges peut se justifier, pour autant qu’elle s’inscrive dans le cadre formé par le droit international – l’article 6 CEDH en particulier sur le continent européen – et le droit interne pertinents. Aussi l’analyse doit-elle être effectuée dans chaque ordre juridique, en fonction du contexte institutionnel et juridique qui lui est propre. Une retenue judiciaire présentée comme telle, étroitement encadrée et dûment justifiée par des considérations liées à l’expertise respective d’une entité ou autorité administrative et d’un tribunal reflète une forme d’honnêteté, d’humilité, de transparence et de réalisme judiciaires. Il paraît ainsi préférable que les juges disent ce qu’ils font ou ce qu’ils sont en mesure de faire, plutôt qu’ils excluent d’emblée toute retenue, tout en la pratiquent en réalité. En effet, cette transparence interinstitutionnelle peut ensuite amener les autorités politiques à proposer des réformes si elles ne sont pas satisfaites de cette situation (création de tribunaux spécialisés, engagement par les tribunaux de spécialistes non juristes, augmentation du budget, etc.). Certes, un tribunal peut solliciter un expert judiciaire, soit un professionnel spécialiste d’une discipline pertinente pour l’activité judiciaire, pour lui donner un avis sur des points techniques précis. Il est permis de se demander si une retenue de la part des juges par rapport à cet avis est préférable à une retenue par rapport à l’analyse de l’entité ou autorité administrative spécialisée en cause.

Il sera enfin noté que le législateur garde en définitive le dernier mot. Ainsi, un éventuel excès de retenue de la part des juges pourrait conduire à une réforme législative destinée à encadrer plus étroitement cette retenue ou même à la proscrire. À l’inverse, une absence de retenue pourrait susciter des réactions politiques destinées à prescrire celle-ci par le bais d’une loi d’organisation judiciaire ou de procédure, loi dont le contenu respecterait les garanties conventionnelles et constitutionnelles de procédure applicables. Il appartient en somme au législateur de définir plus précisément, ex ante ou ex post, les contours de la séparation des pouvoirs. En d’autres termes, la loi est la base et la limite d’une éventuelle retenue judiciaire.

[1] Voir récemment Vincent Martenet, Judicial Deference to Administative Interpretation of Statutes from a Comparative Perspective, Vanderbilt Journal of Transational Law, vol. 54 (2021), pp. 83-146.

[2] Voir Martenet, Judicial Deference, pp. 126-146.

[3] Cour suprême des États-Unis, Chevron U.S.A. v. NRDC, 467 U.S. 837, 842-43 (1984).

[4] Cour suprême du Canada, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.

[5] Voir par ex. BVerfGE [Arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale] 129, 1, spéc. 21-23 (2011).

[6] Voir par ex. ATF [Arrêt du Tribunal fédéral] 137 II 152, consid. 5.4.1 (2010).

[7] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal du6 novembre 2018 (GC), nos 55391/13, 57728/13 et 74041/13,§ 179 et les références jurisprudentielles.

 

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