Le sujet des rapports entre le droit public et l’expertise est central et classique. Il peut se résoudre par le recours à des procédés démocratiques : transparence, information du côté du droit public, indépendance du côté de l’expert, respect du principe de la séparation du pouvoir de décision et du pouvoir de conseil, indépendance du juge par rapport à l’avis de l’expert.
De très nombreux ouvrages ont déjà traité de ce sujet dans le domaine du droit de l’environnement (colloque du CERDA organisé le 20 mai 2014 n° hors série, droit de l’environnement – décembre 2014 ou « L’expert dans tous ses états » Editions Dalloz thèmes et commentaires, 2019).
Les études sont surtout centrées sur la recherche d’une déontologie de l’expert, sur le rôle de la science dans le monde contemporain et sur l’utilisation de cette science tant par les pouvoirs privés que les pouvoirs publics.
Il n’en reste pas moins qu’il faut comprendre que ces rapports classiques se trouvent complètement bousculés par les trois défis auxquels l’Humanité a à faire face : le bouleversement climatique, la crise de la Covid 19 et les difficiles rapports entre santé et environnement.
La première problématique n’est pas seulement celle du réchauffement climatique mais plutôt celle du bouleversement climatique qui est sans doute la plus sérieuse. Elle commence à être visible (incendies massifs, chaleur excessive, en Australie, au Canada ou en Russie et incendies de forêts) et est frappée d’irréversibilité et de non réparabilité.
Dans ce cadre, la question du dommage écologique est pertinente pour un milieu relativement fermé mais n’a aucun sens à l’égard du bouleversement climatique ou face à l’impossibilité de réparer un système régulateur des océans. Nous savons une chose : nous sommes installés dans train qui est dans un tunnel, nous savons qu’il y aura une sortie et que le monde ne sera plus comme avant.
Cette crise devrait se traiter au niveau global.
La deuxième problématique est celle de la crise de la Covid 19 qui, si elle est en partie reliée à la question du bouleversement climatique et à la crise de la biodiversité et présente un caractère mondial, se traite cependant au seul niveau local en raison de la surprenante défaillance de l’organisation mondiale de la santé.
La dernière problématique est liée à la crise des rapports santé/environnement et concerne des domaines critiques comme celui de l’usage des pesticides en rapport avec l’agriculture.
Cette crise met la société civile face aux grandes puissances économiques et butte elle-même à la fois sur la relation entre la science et la décision publique et sur des questions de droit public.
En témoigne le principe qui interdit au titulaire de la police locale de s’ingérer dans une compétence liée à l’État central même lorsque celui-ci est en carence.
Dans les trois cas, il s’agit d’une question de blocage de l’action publique, que ce soit sur la question du bouleversement ou dans la crise de la Covid 19 puisque le pouvoir central décide seul et que la décision du Parlement ne peut être, compte tenu des rapports de force politiques, que celle de l’exécutif. Dans les rapports santé/environnement, les données de la science sont bafouées.
Dans le bouleversement climatique la science est totalement dominante et respectée. Il est inutile d’insister sur le rôle du GIEC, organisation internationale totalement pertinente et effective dépendant de l’Office Météorologique Mondial, ainsi que de l’IPBS pour la question de la biodiversité. Dans l’affaire de la crise du Covid 19 les progrès de la science, du traitement médical ne sont absolument pas en cause, ils jouent à plein et la politique ne fait que suivre. Dans la question des rapports entre la santé et l’environnement, la situation ne s’améliore pas au niveau du droit de la planification, bien que le plan santé/environnement ait été adopté avec beaucoup plus d’efforts tendant à la mise en relation entre la santé humaine et l’environnement.
Il n’en reste pas moins que dans ce domaine, il existe une guerre de l’expertise entre les savoirs émanant des institutions, la science émanant des puissances économiques, la science appliquée par la puissance publique et le savoir scientifique capté par la société civile grâce à l’Internet qui lui ouvre cette capacité extraordinaire de pouvoir se documenter sur le sujet dans le monde entier.
S’agissant de la question du réchauffement ou du bouleversement climatique et de la crise de la biodiversité, il est clair que l’expertise ne se situe pas au niveau de l’Etat, car les structures scientifiques sont pilotées par les Nations Unies. La force de ce type d’expertise est liée à la question de la procédure elle-même d’expertise, sa méthode d’élaboration et de contrôle, sa diffusion et sa complète transparence. L’expertise ne dépend pas des États qui en sont les destinataires.
La question de l’expertise n’est pas en cause, c’est le droit qui ne suit pas.
Dans le cas particulier de l’Europe, et plus spécialement de la France, celle-ci bénéficie des avancées du droit communautaire, qui a un rôle moteur sur le sujet. En témoignent les directives environnementales et surtout le récent Règlement du 25 juin 2021 sur le climat qui a arrêté l’objectif de 55 % de diminution des gaz à effet de serre par rapport au seuil d’émissions de 1990 et surtout qui prévoit des mesures d’adaptation évaluées à intervalles réguliers par la Commission. Le recours au règlement permettra au système établi d’être beaucoup plus contraignant à l’avenir.
L’expertise n’est pas contestée : elle reste sans effet au niveau des États.
La crise de la Covid 19 est tout le contraire d’une crise d’expertise, c’est une crise démocratique dans laquelle la participation des citoyens est requise, si ce n’est imposée.
Le Conseil de l’Europe a posé quatre principes de base à respecter sur ce que devrait être un système adapté à cette crise sanitaire exceptionnelle.
1. Il préconise, selon la recommandation dite de Venise émise en mai 2020, la participation de la population ;
2. L’adéquation des mesures en proportion de la situation de fait ;
3. L’adaptation des mesures aux libertés mises en cause ce qu’implique le contrôle ;
4. Et surtout les rapports entre le droit public et l’expertise ne sont pas ici la préoccupation.
Dans un cas comme dans l’autre, c’est le droit qui est défaillant.
Tant que l’on n’aura pas fait de l’obligation climatique et de l’obligation de la participation à la décision pour la crise de la Covid un impératif plus fort, rien ne changera.
L’État parait ici aveugle. Le débat sur la réforme de l’article 1er de la Constitution est à cet égard symptomatique de cette paralysie : la bataille sur les mots « agir » et « garantir » a confisqué les échanges entre les Assemblées et rendu impossible la réforme qui pourtant aurait permis le développement d’un droit climatique ou de la biodiversité beaucoup plus efficient par rapport à ce qui existe dans le code de l’environnement.
Ce devoir de développer un nouveau droit : c’est le juge qui l’a assumée en prenant directement en compte l’expertise correspondante. Son pouvoir connaît pourtant des limites.
La justice climatique se développe au niveau national de façon exponentielle depuis les années 2010 : les décisions les plus importantes sont celle de la Cour Suprême de Hollande du 19 décembre 2019, la décision celle de la Cour constitutionnelle allemande du 25 mars 2021 (qui relie le devoir d’agir pour le futur à la reconnaissance des droits des générations futures), ainsi que les deux arrêts du Conseil d’Etat dans l’affaire de Grande Synthe des 19 novembre 2020 et 1er juillet 2021, qui obligent à l’action (CE, 19 novembre 2021, n°427301 ; CE, 1er juill. 2021, n° 427301)..
La décision de justice semble entre la voie la plus adéquate pour assurer la réception de l’expertise pour trois raisons principales :
1. Quand le juge est saisi il ne peut se dessaisir ou différer anormalement sa décision ;
2. La décision du juge est toujours obtenue à partir d’un débat contradictoire. Ce caractère contradictoire du débat est justement l’apanage des scientifiques et de l’expert ;
3. Le juge doit rendre sa décision en la motivant ce qui évite toute discrétionnarité, que sa décision aille dans un sens ou dans un autre.
Il est clair aujourd’hui que dans le recours au juge, la société civile a trouvé la réponse qu’elle cherchait vainement dans le fonctionnement des institutions.
Ce processus n’est pas sans faiblesse voire sans inconvénient. Plusieurs critiques peuvent lui être adressées qui concernent la technique du mode de contrôle et surtout l’efficacité qui devrait résulter de sa décision.
La question de la place de l’expertise est différente pour le juge de droit public selon qu’il est saisi d’un recours de plein contentieux ou d’un recours pour excès de pouvoir : pour aboutir à un résultat, il a été nécessaire que le Conseil d’Etat dans l’affaire de grande Synthe fasse une exception à la règle selon laquelle la légalité d’une décision s’apprécie à la date à laquelle cette décision est prise puisque tout le sujet de l’affaire était précisément de vérifier cette légalité par rapport aux impératifs de l’avenir.
La difficulté apparue ici était bien celle de savoir quel type de contrôle devait exercer le juge. Devait-il contrôler l’exactitude matérielle des éléments en cause, leur fiabilité, leur cohérence et chercher à savoir si ces éléments constituent un ensemble de données pertinentes pour apprécier si le droit positif pouvait permettre d’atteindre les objectifs d’avenir ? Bien entendu, il n’a pas à substituer son appréciation à celle de l’administration quant aux moyens mis en œuvre mais il doit effectivement apprécier pleinement les justifications et les choix retenus, pratiquement.
Finalement, le juge est l’organe qui met en œuvre l’expertise et la rend opérationnelle.
Reste la dernière difficulté, qui est liée à la séparation des pouvoirs dont la Cour Suprême, dans l’affaire Massachussetts C/ Etats-Unis d’avril 2007 (Supreme Court Massachusetts v. Environmental Protection Agency, 549 U.S. 497 (2007), s’était réclamée pour limiter son pouvoir d’injonction. Notons que ce problème se pose lorsque le juge judiciaire est saisi, par exemple dans l’affaire Klimtoozk. Par contre, pour la juridiction administrative française qui dispose d’un pouvoir d’injonction, la question ne se pose pas.
Il faut tenir compte d’un évènement nouveau : la contestation des Cours Suprêmes qui est en marche au motif étrange que, si elles contribuent à montrer le chemin du droit futur, il n’y aurait plus besoin de recourir à l’élection.
On retrouve peut-être une critique plus indirecte sur la Cour de Justice de l’Union Européenne qui est toujours très en avance en matière environnementale et que l’on soupçonne de ne protéger que les intérêts communautaires au détriment des intérêts nationaux. Cette critique est guerre pertinente compte tenu du fait que les défis liés au bouleversement climatique doivent trouver leur réponse au niveau global et non pas seulement au niveau local.
Or, il nous faut un nouveau droit, plus impératif que jamais pour toutes les Nations et l’on voit bien que les critiques qui s’adressent au juge manquent leur cible car il faut, quoiqu’il advienne, que le droit climatique se fasse.
En l’absence de juridiction internationale compétente, qui mieux que les cours suprêmes peuvent mettre à disposition de la population mondiale les outils performants pour combattre ce que nous avons-nous même laisser se développer à savoir une catastrophe lente ?
L’auteur remercie Caroline Grenet de sa relecture attentive du manuscrit