Dans la très jolie collection « Le mot est faible » des éditions Anamosa, Laurent Fonbaustier propose une réflexion chargée d’émotions sur l’un des mots qu’il connaît le mieux, « environnement ». Son ouvrage est la preuve que des émotions peuvent nourrir la réflexion et la structurer. L’ouvrage nous livre des analyses très sombres, presque désespérées, mais au moment où le lecteur est prêt à classer l’auteur parmi les collapsologues, Laurent Fonbaustier entrouvre une fenêtre et laisse entrer un peu de lumière, avant de souligner à nouveau combien l’avenir lui paraît porteur de nuées noires.
Vont ainsi s’exprimer dans le premier tiers de l’ouvrage l’anxiété devant le constat d’une réalité qui « fait froid dans le dos » (p.5), puis un sentiment d’égarement et de perte de repère, tant la représentation qui en est donnée, comme les ressentis éprouvés, sont divers et confus. Cette « anxiété entre nostalgie et dépression » (p.10) ne peut être guérie par les seules connaissances scientifiques qui, « nous plongeraient plutôt dans un état d’hébétude et de sidération » (p.12). Le droit lui-même dont on pourrait espérer qu’il permette de « prendre un chemin de traverse pour conduire une réflexion sur l’environnement » (p.14), se révèle miné par « l’inflation immaîtrisée de certaines représentations occidentales de l’environnement », qui « se caractérisent, pour simplifier, par une séparation radicale entre l’homme et la nature » et qui « favorisent, sans doute, [...] un esprit de domination qui étend d’ailleurs ses effets bien au-delà de l’objet premier » (p.17).
Monte alors une forme de colère qui, de proche en proche, va se focaliser sur un objet particulier, le système économique capitaliste et les démocraties libérales qui l’ont accueilli, couple infernal que Laurent Fonbaustier désigne à la vindicte du lecteur, oubliant provisoirement l’esprit de nuance qui est habituellement le sien. Au-delà du champ lexical « mâtiné d’un esprit de séparation et de contrôle », la traduction la plus diabolique de cette forme de pensée tient en effet, selon l’auteur, dans les mots de l’économie qui évoquent « les ‘ressources’ naturelles, aujourd’hui présentées sous forme de ’quotas’ et de ‘stocks’ » et qui « sont souvent travaillées dans le cadre ‘d’exploitations agricoles’ », tandis que l’environnement « est même parfois assimilé à un ‘capital naturel’ qui rendrait à l’être humain des ‘services écosystémiques’ » (p.18). Ce rejet, désormais assez convenu, de la pensée occidentale, comme des mots et des catégories de l’économie pourrait lasser ceux qui restent attachés à l’héritage des Lumières, comme au souvenir de l’amélioration du bien-être matériel de milliards d’humains à travers le monde. L’auteur reste cependant dans le registre de la déploration plus que de l’animosité. Quelques pages plus loin – comme s’il craignait de les avoir blessés -, il adresse un salut amical – qui demeure lointain et qui sera le dernier ! – aux économistes, « que leur science enracine finalement au plus près de l’écologie », mais qui « doivent aujourd’hui, aux côtés des philosophes notamment, remettre à plat de nombreuses théories, relatives à l’extraction (propre ou figurée) de la richesse, autant qu’à la valeur des biens, des choses…et de la vie » (p.23). Quant aux disciplines juridiques, « rares sont les Etats qui caractérisent l’environnement en tant qu’unité », ce qui leur interdit de « faire face à ce qui fait système » (p.25). Dans ces conditions, il ne faut pas être surpris que « plus on semble agir et plus les dégradations paraissent importantes » (p.27).
« Qu’est-ce qui dysfonctionne au juste ? », interroge Laurent Fonbaustier (p.27). Le diagnostic, résumé dans le titre du chapitre « Expansion et prédation, complicité et impuissance » (p.27), est sévère. Si l’auteur tente d’éviter certains pièges ou certains excès, il n’y réussit plus lorsqu’il évoque le système économique ou les démocraties libérales. Pourtant, nulle part n’affleure l’embryon d’une analyse marxiste de la réalité qu’il étudie. D’ailleurs le thème des inégalités sociales n’est évoqué qu’à la marge. C’est d’une condamnation morale et émotionnelle dont il s’agit plutôt. Au-delà des interrogations sur la courbe démographique - sans tomber dans « un malthusianisme mal compris » (p.28) ou sur les technologies et les innovations (p.29), c’est la dimension sociétale et spécialement « la mutation socio-historique de notre relation physique avec l’environnement » qui semble être, dans l’esprit de l’auteur, le moteur le plus tristement efficace de la marche vers l’abîme. Mais, à la vérité, pour Laurent Fonbaustier, le carburant qui nourrit ce moteur est produit par le système économique capitaliste (p.30) et « les entreprises » qui – sans « idéologisation paranoïaque », estime-t-il nécessaire de préciser, tant le lecteur pourrait être tenté par cette qualification ! - ont rétréci « l’être humain à l’homo économicus », ont conduit de l’hyperconsommation au gaspillage, alimentent encore la tromperie sur les ‘produits verts’ (p.32). Et l’auteur de conclure : « ce sinistre ensemble, tel un nouveau système d’indulgences, a vocation à rassurer des consommateurs qui errent, de plus en plus sceptiques, dans les rayons de la mort » (p.33) ! Si cette entreprise mortifère est à l’œuvre, c’est à « la complicité permanente et souvent silencieuse des pouvoirs publics de toutes les démocraties libérales au sein d’un (dés)ordre mondialisé » (p.33) qu’on le doit. Même convaincu que la charge est fondée, le lecteur s’interroge : les choses seraient-elles – et seront-elles - plus souriantes en dehors du cercle des démocraties libérales ? Mais l’auteur poursuit et surprend parfois, par exemple lorsqu’il affirme que « la volonté politique existe » (p.34), - par quel miracle cela serait-il possible, alors que, si on le suit, le système économique et « les entreprises » corrompent tout ? -, mais ces « belles intentions se fracassent, s’évaporent ou s’édulcorent dès leurs premières traductions juridiques » (p.35), ce qu’illustrent les « failles béantes du droit international », l’auto-censure des pouvoirs publics et les insuffisances de notre Code de l’environnement, qui, entre autres démissions, fait abusivement « confiance à la sphère privée, toujours inventive quand il s’agit de donner des gages » (p.40). Voilà qui expliquerait la multiplication d’actions et de plaintes citoyennes ou associatives, qui se révèlent pourtant, selon l’auteur - dont le jugement surprend encore sur ce point -, « juridiquement et institutionnellement inefficaces » (p.41)
C’est parvenu à ce stade que Laurent Fonbaustier, redécouvrant sa spécialité, exprime une nouvelle émotion. L’auteur reste fondamentalement inquiet, mais n’exclut plus totalement l’espoir de voir se réaliser la possibilité de « faire monde autrement », comme il le développera plus loin (p.88). C’est la démocratie représentative qu’il interroge d’abord et sa possible transition vers une démocratie environnementale. L’exigence est immense et appelle la conception d’un nouvel espace-temps bousculant les institutions traditionnelles (p.43). « Rien ne doit être écarté a priori » et « l’inventivité doit être de mise » (p.44). Certaines pistes sont déjà classiques, comme la proposition de faire une place à la démocratie participative et locale au sein de la démocratie représentative. D’autres sont plus déstabilisantes, par exemple lorsque l’auteur évoque la création de groupes de scientifiques experts, disposant d’un véritable droit d’inventaire et de veto, voire d’un pouvoir d’initiative. D’autres encore restent à l’état d’ébauche lorsque, par exemple, il reprend l’idée de faire vivre, pour les décisions introduisant des risques sanitaires et environnementaux, une « démocratie pour les affectés » (p.45). En dépit de toutes les difficultés prévisibles, « la démocratie environnementale pourrait bien être le pire des systèmes…à l’exception de tous les autres » (p.55).
C’est toutefois lorsqu’il s’approche encore du cœur de sa spécialité, pour exprimer les « ambitions et limites d’une constitution écologique » (p.56) que Laurent Fonbaustier livre les pages les plus riches et les plus convaincantes. Affirmant qu’entrer « en société politique, c’est admettre que nos droits et libertés deviennent relatifs, mais qu’ils seront garantis par un tiers (institutionnellement l’Etat et fonctionnellement ou en pratique le juge) » (p.57), l’auteur décline cette idée pour montrer que, si des progrès timides ont été accomplis, l’avènement d’une véritable constitution écologique suppose « un changement de paradigme » (p.61). Une telle constitution devra en effet reposer « sur un certain ‘holisme’, une conception systémique globale enracinée dans les choses communes où nous prendrions place ». Il s’agit, en effet, de « transformer, par l’outil juridique, l’ordre des fins de nos sociétés politiques » (p.64). L’auteur mesure l’importance du changement et promet du sang et des larmes : la constitution écologique qu’il appelle de ses vœux « sera très lourdement contraignante pour l’ensemble des acteurs et des destinataires du corpus constitutionnel » (p.67). Pour autant, la contrainte ne sera pas identique pour tous, car « un réexamen s’impose lors de la confrontation des droits et libertés avec les nouveaux objectifs » et une certaine hiérarchisation en découlera. Il conviendra avant toute chose de « ne plus ‘essentialiser’ de façon inconséquente et idéologique le droit de propriété et les libertés d’entreprendre, du commerce et de l’industrie » et « d’initier une nouvelle typologie des droits humains, en distinguant à partir du degré d’empreinte physique occasionné par leur exercice » (p.67). A cette aune, « les libertés de pensée, de conscience, d’expression, seraient largement épargnées » (p.68) – en est-on vraiment assuré, s’agissant de la dernière, tant les nouveaux moyens d’expression sont énergivores, par exemple ? -, mais il n’en irait sans doute pas de même d’autres libertés, soumises à « inventaire », comme la liberté d’aller et venir « pourtant fondamentale » (p.68). L’auteur n’évoque pas ici le sort des droits économiques et sociaux - le droit au travail, par exemple, au moins aussi fondamental aux yeux des progressistes que la liberté d’aller et venir -, droits qui pourraient être sévèrement « bousculés » par une transition trop brutalement menée. Mais pour l’auteur, « l’essentiel est de comprendre […] qu’« un environnement équilibré, sain et protégé est la première et ultime garantie de nos libertés » (p.68). En conséquence, il faudra bien « que l’ordre constitutionnel, pour retrouver sa vocation première – nous faire tenir ensemble comme société – intègre en profondeur et par étapes les limites planétaires et la barrière physique que nous oppose avec entêtement la matérialité de l’environnement » (p.69).
La réflexion juridique du constitutionnaliste est accomplie, mais l’auteur pressent qu’un « système de contrainte extérieur comme le droit n’y suffit pas » et qu’il faut aussi se tourner vers une « poly éthique de l’environnement » (p.71). C’est l’occasion pour Laurent Fonbaustier de revisiter les diverses conceptions qui s’expriment et s’affrontent. Ce faisant, l’auteur reprend, sans trop de nuances, une posture critique dont les cibles sont encore et toujours les démocraties libérales et le système économique capitaliste. L’anthropocentrisme d’abord, qui ne prend en compte que nos seuls besoins, mais qui connait des développements et des évolutions permettant de prêter attention aux populations fragilisées ou dominées. L’éthique individuelle impliquerait, cependant, que chacun puisse exercer sa liberté en étant capable de choisir en connaissance de cause. Or, selon l’auteur, « nos démocraties, qui se présentent comme libérales », ont « savamment entretenu l’ignorance des citoyens quant aux implications de leurs actes » (p.73). Pourtant, « les standards de vie individuels doivent changer radicalement », mais peut-on attendre quoi que ce soit des « systèmes propriétaristes et capitalistes (qui) ont adopté un subterfuge aussi connu qu’inopérant : le développement durable » (p.80), alors qu’il faudrait « s’extraire d’un système de pur marché et d’un néolibéralisme économique en mal de discernement » (p.81). Le regret est d’autant plus fort qu’une « redéfinition des besoins pourrait être réalisées au nom d’une transition équitable et juste et […] de valeurs qui sont revendiquées par ces mêmes démocraties, comme l’égalité, la solidarité et la dignité » (p.82). Aux antipodes de l’anthropocentrisme, « une approche écocentrique déplacera le regard, insistant sur la valeur intrinsèque de toute forme de vie » (p.86). Les facettes lumineuses de ces courants - notamment la culture anglo-saxonne de la communauté biotique et du « wilderness » – côtoient des faces plus sombres – les mouvances antispécistes ou la deep écology -, que l’auteur garde à distance, mais dont il refuse d’endosser la critique, relevant simplement qu’elles « sont parfois interprétées comme antihumanistes » (p.87). On attendait plus de clarté d’un auteur dont l’humanisme est sans aucun doute une valeur forte.
Laurent Fonbaustier souhaiterait ne pas abandonner le lecteur sur une note sombre. Il évoque une très belle perspective : « faire monde autrement » (p.88) et, pour ce faire, s’appuie sur quelques signes encourageants : « des lois émergent » (mais n’émergent-elles pas depuis un demi-siècle ?) ; « les juridictions elles-mêmes se positionnent », et spécialement la CEDH qui « a ouvert une brèche audacieuse » dans l’arrêt Hamer contre Belgique, en décidant que « les impératifs économiques et même certains droits fondamentaux comme le droit de propriété ne devraient pas se voir accorder la primauté face à des considérations relatives à la protection de l’environnement » (p.90). Le Conseil constitutionnel français, qui a pourtant rendu une décision audacieuse sur la liberté d’entreprendre (D. n° 2019-823, Union des industries de la protection des plantes) n’est en revanche pas mentionné. Mais ces frémissements sont, en tout état de cause, insuffisants et fragiles et l’on « pressent vaguement qu’en refusant de changer notre organisation nous allons dans le mur » (p.92). « Le droit devra donc interdire et punir » car « le XXIème siècle sera écologique ou nous ne serons plus ». Cette mutation nécessaire ne sera cependant possible que par la culture et l’éducation. « La culture serait fort utile pour choisir la révolution plutôt que la résignation et préférer la réconciliation à la barbarie » (p.96). Le lecteur n’est pas totalement rasséréné par cette conclusion, car rien dans le propos de l’auteur ne laisse penser qu’il croit à la sagesse des hommes.
L’ouvrage de Laurent Fonbaustier ne peut donc pas laisser indifférent. Remarquablement écrit, il convainc souvent, surprend parfois, et peut laisser un sentiment de frustration à tous ceux qui pensent – et nous avouons être de ceux-là – que si les principales dérives, que l’auteur dénonce justement, trouvent leurs causes dans le fonctionnement du système économique dominant, les solutions doivent être recherchées – et elles ne pourront l’être qu’au sein des démocraties libérales – dans une réflexion sur les réformes – profondes et difficiles - de ce système, plutôt que dans son rejet de principe. Cela n’enlève rien à l’importance du propos, et notamment à ce qui est la conviction de l’auteur, la nécessité de repenser l’interdépendance de l’homme et du milieu qu’il habite avec d’autres.