Le recours au juge comme instrument de lutte contre le changement climatique est une pratique désormais répandue à l’échelle mondiale.
Les travaux académiques à ce sujet se multiplient (en anglais, voir par exemple I. Alogna, C. Bakker et J.-P. Gauci (dir.), Climate Change Litigation : Global Perspectives, Leiden, Brill, 2021 ; en français, voir C. Huglo, Le contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, Bruxelles, Larcier, 2018). Ces recours visent à pallier l’inertie et les carences du monde politique face à l’enjeu climatique, mais aussi, au-delà du résultat concret obtenu dans ces différentes affaires, à visibiliser le combat contre le changement climatique dans l’espace public. Une des affaires climatiques les plus emblématiques de ces dernières années est l’affaire Urgenda, dans laquelle la Cour suprême des Pays-Bas a finalement, en 2019, rejeté le recours introduit contre un arrêt de la Cour d’appel de la Haye condamnant l’État néerlandais à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 25% à l’horizon 2020.
L’ « Affaire Climat/Klimaatzaak » est le pendant belge de l’affaire Urgenda (sur cette affaire, voir not. D. Misonne, « Renforcer l’ambition climatique de l’État global dans un régime fédéral ? 'Klimaatzaak' : la Belgique a aussi son affaire climat », in C. Cournil, Les procès climatiques : entre le national et l'international, Paris, Pedone, 2018, 149-164). Un des avocats de l’affaire néerlandaise intervient d’ailleurs aussi dans l’affaire belge. Les données de l’Affaire Climat sont plus précisément les suivantes. En 2015, une association sans but lucratif (l’asbl Klimaatzaak) introduit une action en responsabilité extracontractuelle contre l’État belge (l’autorité fédérale), la Région wallonne, la Région flamande et la Région de Bruxelles-Capitale. Ces trois régions sont des entités fédérées belges. Elles disposent de compétences législatives et exécutives en matière, notamment, d’énergie, d’environnement, de transport et d’aménagement du territoire. Sur le plan climatique, l’État central est, pour sa part, compétent pour les grandes infrastructures d’énergie (réseaux de transport de gaz et d’électricité, par exemple), le transport ferroviaire et il dispose de larges compétences fiscales qu’il peut utiliser pour favoriser la transition énergétique. La politique climatique ne constitue, en tant que telle, pas une compétence qui serait attribuée à l’un ou l’autre niveau de pouvoir. Chaque entité belge doit y contribuer dans l’exercice des compétences qui lui sont reconnues par la Constitution et les lois prises en vertu de la Constitution. L’État central ne peut, en règle générale, pas intervenir dans l’exercice de leurs compétences par les entités fédérées. La répartition des compétences est organisée selon une logique d’exclusivité et d’égalité entre les composantes de la Belgique fédérale. Des milliers de citoyens se sont joints à l’action climatique introduite par l’asbl Klimaatzaak ; 82 arbres menacés par le changement climatique ont également demandé à intervenir dans la procédure.
Par leur action, les demandeurs sollicitaient du tribunal de première instance de Bruxelles qu’il constate que les pouvoirs publics belges mis en cause n’avaient pas suffisamment réduit leurs émissions de gaz à effet de serre en 2020 par comparaison avec le niveau de 1990. Les manquements de la politique climatique ainsi menée engageraient la responsabilité extracontractuelle de ces pouvoirs publics et seraient la source d’une violation des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que des articles 6 et 24 de la Convention internationale des droits de l’enfant. Les parties demanderesses demandaient également que le tribunal ordonne à l’État belge et aux trois régions à la cause de prendre les mesures nécessaires pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre émises en Belgique de 48% en 2025 (ou, à tout le moins, de 42%), de 65% en 2030 (ou, à tout le moins, de 55%), et de 100% en 2050 (émission nette nulle). L’action visait aussi à obtenir du tribunal qu’il surveille le respect des objectifs qui seraient ainsi assignés aux pouvoirs publics et que des astreintes soit prononcées pour garantir le respect de la décision du tribunal.
Des débats procéduraux quant à la langue dans laquelle l’affaire devait être jugée (français ou néerlandais) ont ralenti le traitement de l’affaire, si bien que ce n’est qu’en 2019 que les principaux arguments de fond ont été échangés entre les parties. Le 17 juin 2021, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a finalement rendu son jugement, long de 84 pages. Ce jugement, qui ne donne que partiellement raison aux demandeurs, apporte une contribution utile aux discussions que suscite la montée en puissance des juges sur la question climatique partout dans le monde.
Sur le plan de la recevabilité de l’action introduite, d’abord, la juge adopte une approche classique de l’exigence de qualité à agir pour déclarer irrecevable la demande d’intervention volontaire des 82 arbres « à longue durée de vie » qui l’avaient introduite. Selon la juge, « dans l’état du droit positif belge, les arbres ne sont pas des ‘sujets de droits’, c’est-à-dire des êtres aptes à avoir et exercer des droits et obligations » (p. 56). Ils n’ont donc pas qualité pour former une demande en justice.
En revanche, la juge accepte l’intérêt à agir dans cette affaire des personnes physiques et de l’asbl demanderesses. S’appuyant sur des rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), plusieurs rapports européens et des études scientifiques, la juge estime qu’il existe un consensus diplomatique et scientifique quant aux effets néfastes du changement climatique pour les générations actuelles et futures vivant en Belgique. Partant, les personnes physiques parties à l’action justifient de l’intérêt direct et personnel requis pour l’action introduite, nonobstant le fait que ces conséquences néfastes se feront aussi sentir pour d’autres citoyens que ceux impliqués dans la procédure. S’agissant de l’asbl Klimaatzaak, la juge décide par ailleurs d’interpréter l’exigence d’intérêt à agir posée par le droit belge à la lumière de la Convention d’Aarhus et admet que l’absl puisse agir en justice en vue de protéger son objet social, à savoir la lutte contre le changement climatique.
Sur le fond de l’affaire, la juge rappelle ensuite les principes applicables à la responsabilité des pouvoirs publics en Belgique. Notamment, elle met en évidence que cette responsabilité peut être engagée conformément aux articles 1382 et 1383 du Code civil tant pour les actes ou les carences du pouvoir exécutif que, depuis un arrêt Ferrara Jung de la Cour de cassation de 2006, pour ceux du pouvoir législatif. À cet égard, dans sa décision du 17 juin 2021, le Tribunal de première instance rappelle que les pouvoirs publics belges commettraient une faute s’ils ne respectaient pas l’obligation générale de prudence qui s’impose à eux ou s’ils agissaient en violation de normes de droit international ayant des effets directs dans l’ordre juridique interne et leur imposant de s’abstenir ou d’agir d’une manière déterminée.
La juge rappelle, dans un temps suivant de son raisonnement, que les articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit à la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme imposent pour leur part aux pouvoirs publics des obligations positives d’agir pour protéger la vie et l’environnement et que, partant, ces articles imposent aux pouvoirs publics « une obligation positive de prendre les mesures nécessaires pour réparer et prévenir les conséquences néfastes du réchauffement climatique » pour la vie et la vie privée et familiale des demandeurs. À cet égard, le tribunal renvoie à la décision Urgenda de la Cour suprême néerlandaise pour décider que « la dimension mondiale de la problématique du réchauffement climatique dangereux ne soustrait pas les pouvoirs publics à leur obligation pré-décrite découlant des articles 2 et 8 de la CEDH » (p. 61).
En revanche, selon le tribunal, les dispositions de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant invoquées par les parties demanderesses ne sont pas de nature à pouvoir être invoquées par des particuliers en justice, eu égard à la grande latitude laissée aux États parties pour atteindre les objectifs fixés par la Convention.
Appliquant les principes qui précèdent à la cause, la juge pose trois constats, qu’elle documente amplement :
- les résultats chiffrés disponibles ne permettent pas d’établir que la Belgique aurait satisfait ces dernières années à ses engagements climatiques européens et internationaux ;
- la gouvernance climatique de la Belgique est déficiente. En particulier, le partage complexe des compétences entre autorité fédérale et régions dans le domaine climatique et le manque de coopération entre ces niveaux de pouvoirs compliquent la possibilité pour la Belgique de répondre de manière cohérente et intégrée à l’enjeu climatique ;
- depuis 2011, l’Union européenne souligne chaque année les difficultés de la Belgique à réaliser les objectifs climatiques qui lui sont assignés et à définir une action coordonnée entre toutes les entités.
Ces trois constats justifient, selon le tribunal, qu’il puisse être conclu au fait que ni l’État fédéral ni aucune des trois régions « n’ont agi avec prudence et diligence au sens de l’article 1382 du Code civil », compte tenu de la parfaite connaissance par les pouvoirs publics belges du risque certain de changement climatique dangereux pour la population belge. Il en résulte également, selon la juge, une violation des article 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
En revanche, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles refuse d’enjoindre aux pouvoirs publics parties à la cause de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre au-delà de ce qui a fait l’objet d’un engagement européen ou international de la Belgique, comme le demandaient les parties demanderesses. La juge rappelle que le droit international prévoit seulement un objectif d’augmentation de la température globale moyenne « bien en-dessous de 2° sous les niveaux préindustriels », avec une volonté de limitation à 1,5°, tandis que les instruments de droit européen dérivé pertinents prévoient des engagements contraignants pour la Belgique en termes d’énergie renouvelable et d’émissions de gaz à effet de serre moins ambitieux que ceux faisant l’objet de la demande. Le tribunal estime qu’en imposer davantage à l’État belge violerait la séparation des pouvoirs, en privant les pouvoirs publics de leur liberté d’appréciation. Les rapports scientifiques concluant à la nécessité pour la Belgique de prendre des mesures de réduction des gaz à effet de serre allant plus loin que ce qu’exigent le droit international ou le droit européen ne permettent pas, selon la juge, d’infirmer cette conclusion. Au-delà des engagements souscrits au niveau international et européen, « la mesure et le rythme de la réduction des émissions de GES par la Belgique ainsi que la répartition interne des efforts à faire en ce sens sont et seront le résultat d’un arbitrage politique dans lequel le pouvoir judiciaire ne peut s’immiscer » (p. 82).
Le jugement du Tribunal de première instance de Bruxelles du 17 juin 2021 a été accueilli favorablement par les demandeurs au motif qu’il a reconnu, d’une part, la recevabilité de leur action, et d’autre part, parce qu’il a jugé que la politique climatique belge était constitutive de faute et contraire aux obligations de la Belgique au regard de la Convention européenne des droits de l’homme. La condamnation par la juge en termes nets de la gouvernance climatique belge est également un des traits marquants du jugement : on peut en effet y lire un appel à revoir la manière dont la Belgique, sur le plan institutionnel, gère l’enjeu climatique. À vrai dire, l’organisation institutionnelle de la Belgique – fruit des réformes successives de l’État belge intervenues depuis les années 1970 en vue de transformer la Belgique d’un État unitaire en un État fédéral – présente des limites de plus en plus évidentes. C’est, par exemple, aussi la complexité institutionnelle qui est pointée par certains observateurs pour expliquer plusieurs manquements à la réponse belge à la pandémie de Covid-19. Un processus participatif initié par le gouvernement doit poser les bases d’une nouvelle révision constitutionnelle visant à remédier aux défauts observés.
En revanche, le jugement du Tribunal de première instance de Bruxelles a déçu les parties demanderesses par son manque d’audace. D’abord, on relève que la juge n’a pas reconnu la qualité à agir de la « nature » dans ce procès, lorsqu’elle a déclaré irrecevable les demandes en intervention introduites au nom de différents arbres. Ensuite, à la différence des juges néerlandais, elle n’a pas enjoint à l’État belge de réduire ses émissions de gaz à effet de serre dans la mesure jugée nécessaire par de nombreux scientifiques pour limiter les effets du dérèglement climatique et, en particulier, de réduire ses émissions au-delà des engagements déjà souscrits au niveau européen. En d’autres termes, le tribunal n’a pas assigné d’objectifs chiffrés à la politique climatique future de la Belgique dépassant ses engagements internationaux, au motif qu’une telle décision doit relever du jeu politique ordinaire. Sans doute une telle décision se comprend-elle sur le plan des principes classiques relatifs à la séparation des pouvoirs. La question se pose toutefois de l’adéquation de ces principes par rapport à l’ampleur de l’enjeu climatique. Jean-Bernard Auby plaidait par exemple sur ce blog pour que la lutte contre le changement climatique soit considérée comme un impératif juridique catégorique, échappant à la mise en balance avec d’autres intérêts publics et, partant, au pouvoir discrétionnaire du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif. Des voix en Belgique ont d’ailleurs aussi récemment soutenu, avant que la décision du Tribunal de première instance ne soit rendue, qu’une injonction judiciaire aux autorités belges dans l’Affaire Climat n’aurait pas nécessairement été contraire à la séparation des pouvoirs (S. Van Drooghenbroeck et al., « Urgenda. Quelles leçons pour la Belgique ?, Administration publique, 2021, 1-36). La messe n’est toutefois pas tout à fait dite. Les parties demanderesses envisagent en effet de faire appel contre le jugement du 17 juin devant la Cour d’appel de Bruxelles et, en parallèle, de saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Affaire à suivre, donc.