Comme assez régulièrement dans la longue histoire juridique de l’Europe, nous vivons une époque réclamant une dérégulation.
Il est vrai qu’aucune des activités humaines n’est, chez nous, exempte d’une ou plusieurs règles. C’est une tradition du droit continental que de confier la vie sociale et ses sanctions judiciaires à un droit écrit, précis, qui se veut toujours plus précis.
L’addition du droit européen au droit national agit de surcroît comme une « échelle de perroquet » entre autorités législatives, aggravée en France, par la pratique de textes d’application qui vont parfois jusqu’à troubler la répartition constitutionnelle de la loi et du règlement, les articles 34 et 37 de notre Constitution.
Une « course à l’échalotte » de la précision entraîne un corpus de règles toujours croissant à l’image de la multiplication de codes spécifiques qui ne cessent eux-mêmes d’enfler.
La législation européenne est mise en cause comme complexe, punitive et tatillonne. De fait le nombre d’actes juridiques émanant des institutions européennes a été de 3 015 en 2024, dont 371 actes législatifs qui se répartissent entre 91 règlements, 48 directives et 186 actes délégués. Ce sont des statistiques (Eur-Lex) en augmentation constante, qui résultent principalement de demandes, ou toujours d’une acceptation des Etats membres. Les règlements, véritables lois d’application directe, remplacent peu à peu les directives et sont donc interprétés directement par les juridictions nationales. A cela s’ajoutent évidemment les 863 affaires jugées par la Cour de Justice de l’Union devant laquelle 1 206 sont encore pendantes.
L’incapacité des Etats à affronter de nouveaux défis comme la crise sanitaire, le financement de l’économie ou le retour de la guerre sur le continent, les conduit à solliciter de plus en plus le niveau européen. Les engouements successifs des citoyens et le suivisme des dirigeants envers les demandes des opinions ont fait le reste. La prise de conscience tardive des dommages causés à la planète par les activités humaines a lancé les Européens, avec le Green Deal, dans une course à la réduction des émissions de CO2, qui se veut exemplaire. Mais seront-ils suivis alors que la Chine produit toujours 30% des émissions, deux fois plus que les Etats-Unis, suivis de l’Inde, de la Russie, l’Europe pointant bonne dernière ?
S’en est suivie une série de législations, votées avec enthousiasme par le Conseil et le Parlement européen instaurant de fortes contraintes pour l’économie européenne, la taxonomie, ce texte qui classe les activités entre le Bien et le Mal au regard des objectifs climatiques n’étant que la face émergée d’un iceberg de règles contraignantes, dont l’industrie européenne souffre désormais. Les premières conséquences de ces règles et la dérégulation brutale décidée outre-Atlantique ont conduit les institutions communes, à peine renouvelées, à tenter d’en modérer les effets. Plusieurs dispositifs sont d’ores et déjà programmés pour alléger les régulations votées il y a peu afin d’éviter éviter des dégâts irrémédiables dans le tissu industriel européen, notamment l’automobile, la chimie et l’énergie.
Dans ce domaine comme ailleurs, la modération est souvent la meilleure conseillère et les législateurs devraient se méfier des excès et des engouements dont ils n’auraient pas été en mesure d’apprécier toutes les conséquences.
Car les législations européennes appellent souvent des mesures d’application nationales puisque ce sont les Etats qui les mettent en œuvre. L’on parle alors de « surtransposition », qu’il vaudrait mieux qualifier de « préférence normative généralisée ». S’y ajoutent en effet lois, décrets et circulaires en grand nombre.
En France 1 051 lois ont été votées en 20 ans (2004-2024[1]), soit environ 52 par an, auquel il convient d’ajouter 1 017 ordonnances. Chaque année 632 décrets ont été nécessaires pour leur mise en application, sans compter les milliers d’arrêtés et de circulaires jugées nécessaires pour les préciser. Les Etats sont donc au cœur de l’élaboration de la norme ; En France, après plusieurs rapports parlementaires, un projet de loi de simplification est examiné par le Parlement. Parviendra-t-il à inverser cette tendance ?
Notre pays est si dopé à la règle qu’il est capable, comme en décembre 2024, de publier, en l’absence d’un Premier ministre, par décret, une règlementation précise et sévère contre l’usage des feux arrière clignotants sur les vélos ! Une urgence en effet !
Se pencher sur les raisons de cet excès de règlementations, dont d’ailleurs toutes les démocraties sont affectées à des degrés divers, met en lumière quelques spécificités bien européennes.
L’aversion au risque et le rôle protecteur attendu des collectivités publiques, au premier desquelles l’Etat central, expliquent l’essentiel des règlementations. Souvent pour de bonnes raisons, mues par une imagination créatrice sans limites, les administrations multiplient les « améliorations » à des règles existantes. C’est le cas en matière de prévention en général, de la santé aux accidents de la route, c’est systématiquement ce qui pèse sur les activités économiques. Une loi a ainsi rendu obligatoires les détecteurs d’incendie dans les domiciles particuliers à cause d’une mortalité d’accidents domestiques, évidemment regrettable mais limitée à moins de 40 décès par an. Est-elle seulement appliquée ? Un décret oblige les communes à nommer toutes les voies de circulation pour « faciliter l’arrivée éventuelle des secours », ce qui n’est pas sans poser de problème dans les villages les plus reculés de la montagne française et qui grève leurs modestes budgets. On pourrait multiplier les exemples…
Le principe de précaution a bien des déclinaisons législatives. Toutes apparaissent sur l’instant justifiées ; leur empilement dans le temps crée l’embolie et l’excès. Les réactions et les demandes de simplicité sont de plus en plus vives chez les entrepreneurs, les industriels, les artisans, les commerçants et même les particuliers. Que dire des innovateurs ? Nul en effet ne saurait échapper à l’accumulation de règles présentées comme l’apanage d’une société évoluée. Et la justice elle-même s’assure de leur respect en engageant la responsabilité pénale de ceux qui souhaiteraient s’en abstenir. La machine à produire des règles ne s’arrête jamais. Quels remèdes lui opposer ?
Au niveau européen comme sur le plan national, la mode est à la « simplification ».
Des projets de règlements, dits « Omnibus », ont été présentés par la Commission européenne soucieuse, au début de son mandat, de répondre à l’inquiétude des acteurs économiques. Ils contiennent principalement des mesures d’allongement des délais dans lesquels doivent être constatées ou déclarées des actions précises, des dispositions quant aux seuils définissant les obligations des entreprises en fonction de leur taille, voire quelques assouplissements assez marginaux.
Si les Etats membres ont salué cette initiative, les acteurs ne paraissent pas en être satisfaits. D’un côté les entreprises trouvent ces mesures insuffisantes, de l’autre les ONG les trouvent critiquables, accusant les institutions de revenir sur des acquis environnementaux. Cette posture est la même sur le plan national. Toucher à une règle protégeant des personnes ou simplement la nature, est considéré comme une régression dans l’atteinte d’objectifs déjà débattus.
En France, ces dernières années, seules des lois d’exception ont pu y parvenir pour affronter des circonstances exceptionnelles comme la reconstruction de Notre Dame de Paris ou les jeux olympiques. Des tentatives sont en cours pour alléger des procédures administratives pesant sur l’activité économique, mais on leur prédit de grandes difficultés lors de l’examen par le Parlement.
En réalité, seul un véritable moratoire constituerait un choc permettant de revenir sur une course à la règle devenue incontrôlable. Un gouvernement qui refuserait de publier tout acte règlementaire pendant une période donnée permettant un examen scrupuleux des dispositions en instance de publication, pourrait peut-être découvrir une grande part de ces « irritants » qui entravent l’activité. Il pourrait alors demander que soient justifiées de nouveau et publiquement les raisons qui motivent ces textes. En quelque sorte, une vigie installée dans les locaux du Journal officiel !
Une Commission spéciale et permanente au sein du Parlement pourrait aussi être comptable devant l’opinion de l’utilité de nouvelles règles envisagées.
Ces dispositions draconiennes trouveraient naturellement une utilité au niveau européen. Chaque nouvelle Commission y procède d’ailleurs. On se souvient de Jean-Claude Juncker « mettant au rebut » 80 projets de législation européenne, dont une proposition tendant à limiter l’usage de l’eau, obligeant tous les citoyens européens, c’est-à-dire des millions de personnes, à changer de chasse d’eau !
Les Européens, les Etats membres comme les institutions communes, ne parviendront pas à ralentir la boulimie de contraintes et de règles qui pèsent sur leurs activités sans une profonde réflexion sur les meilleurs moyens d’atteindre des objectifs communs. Ne faudrait-il pas davantage privilégier l’incitation plutôt que la contrainte ? Laisser une plus grande liberté aux acteurs de la vie économique et sociale, faire confiance, libéraliser l’économie comme le rapport Draghi le recommande, quitte à sanctionner plus sévèrement les manquements à des règles claires et simples, ne serait-ce pas aujourd’hui nécessaire pour faire face à une compétition internationale relancée et pour soutenir la croissance européenne, seule à même de financer les transitions numérique et environnementale ?
Il n’est pas certain que nos sociétés, avides de protections de toutes natures, y soient prêtes. En attendant c’est comme souvent sur l’Union européenne et ses actes juridiques qui portent l’essentiel des critiques, sans qu’on veuille reconnaître que c’est la plupart du temps chez nous que commence l’amour immodéré des règles et de la contrainte et que nous avons perdu, avec le goût du risque, celui de la loi claire et simple.
Le débat n’est pas clos. L’impératrice Catherine II de Russie avait répliqué à Diderot, qui déjà lui réclamait quelques lois nouvelles : « Monsieur le philosophe, vous écrivez sur vos parchemins, moi sur le dos de mes sujets ».