Les juristes de droit public ont-ils à apprendre de l’analyse économique ? Beaucoup ! Le livre de George Dellis en convainc efficacement, entre « Demos » et « Agora » entre l’intervention publique et le marché, entre la sphère politique et la société.
George Dellis, An Economic Analysis of Public Law : Demos and Agora, Edward Elgar, 2021.
1. On ne peut pas aborder le sujet dont s’empare le livre de George Dellis autrement qu’en observant la fréquente incompréhension qui, du moins dans les systèmes de droit continental, éloigne les juristes de droit public de l’analyse économique.
Qu’est ce qui l’explique ? Deux facteurs principaux, semble-t-il. Le premier est que, là où la doctrine de droit public place à son centre l’accomplissement de valeurs diverses, la réalisation de principes abstraits divers, l’analyse économique est école de réalisme, elle s’efforce d’apprécier le contenu concret, les résultats concrets de l’action. Jusqu’à mettre l’accent, avec la théorie du « public choice » sur le fait que les responsables publics sont d’abord et surtout guidés par leurs intérêts personnels -pas nécessairement déplaisants - et que cela doit être pris en considération pour comprendre ce que font l’Etat et l’administration. « Public lawyers are more prone to the risks of value-driven misconceptions », écrit G. Dellis. De temps en temps, une cure du cynisme de « public choice » est salutaire, nous dit-il après quelques autres autorités (par exemple : Peter Cane (dir.), Administrative Law, Ashgate, 2002 : introduction ; Daniel Farber et Anne Joseph O’Connell (dir.), Research Handbook on Public Choice and Public Law, Edward Elgar, 2010). Ne serait-ce que parce que les Etats n’ont pas de morale -ils sont « le plus froid de tous les monstres froids », comme disait Nietzche - et que leur faire la morale sans se donner les moyens de peser concrètement sur eux n’est pas très efficace.
Le second motif d’incompréhension se situe sur le registre des présupposés méthodologiques. Dans l’analyse économique, les réalités sociales, administratives, politiques … ne peuvent être comprises qu’en adoptant, au moins initialement, un point de vue fait d’individualisme méthodologique et de calcul rationnel. Le fonctionnement social ne peut être compris qu’en s’interrogeant d’abord sur l’appréhension rationnelle que peuvent avoir les acteurs des conséquences possibles de leur action, compte tenu du contexte dans lequel elle se déploie. Même si, ensuite, comme l’explique le chapitre 2 du livre, viennent des analyses qui montrent les limites de ce schéma et viennent le corriger : entre autres, l’analyse comportementale - « behavioural economics » -, qui montre que le « calcul rationnel » des individus est affecté par des biais cognitifs divers, dont des déficits d’information, qui en affectent la trajectoire. La doctrine de droit public, elle, a naturellement une sorte de point de départ hégélien : elle entre dans son sujet par grandes masses, par entités, par principes : la rationalité des individus n’est pas son souci premier.
2. Pourtant, comme le montre G. Dellis, les deux approches peuvent se rencontrer, et l’analyse économique féconder l’analyse de droit public en l’éclairant sur beaucoup de ces sujets : il est possible de réconcilier « Demos » et « Agora ».
La doctrine de droit public n’a pas de raison valable d’ignorer la question de l’efficacité réelle, des effets concrets réels des normes qu’elle promeut, des jugements qu’elle commente, etc… Et pourtant, elle s’en désintéresse volontiers : il lui suffit en général que la règle soit bien calibrée, bien rédigée, et qu’un juge doté du pouvoir de parler fort puisse la sanctionner. Alors que l’analyse économique raisonne en termes d’efficience. Au souci on ne peut plus légitime de protéger les individus contre l’usage arbitraire des pouvoirs publics, elle ajoute constamment le souci de l’efficacité du droit que l’on entend appliquer à celles-ci : « the concern for successful and sustainable functioning of public institutions », comme l’écrit G. Dellis.
L’analyse économique est également un apport précieux pour la théorie du droit public par l’effort qu’elle fait pour analyser les mérites et les limites de l’intervention publique dans la production du bien-être collectif. Là où la doctrine juridique se concentre -pour débattre aussi, car les juristes de droit public sont plus ou moins favorables à l’intervention étatique, bien sûr- sur l’art et la manière d’identifier les besoins « d’intérêt général », l’analyse économique offre des concepts qui aident à déterminer que tel ou tel besoin collectif a les meilleures chances de ne pas être satisfait par le jeu du marché, plus largement par le fonctionnement social « spontané » : spécialement ceux qui tournent autour des « défaillances du marché » - externalités, asymétries d’information, monopoles naturels, biens publics -. Elle aide aussi à comprendre pourquoi, parfois, l’intervention publique, sous des dehors vertueux, peut se montrer inefficace, voire contre-performante. « The Benefits and Costs of State Intervention », que le livre analyse notamment dans son chapitre 4.
On rejoint ici l’un des apports les plus précieux que l’analyse économique propose à la doctrine du droit public, qui est la théorie des régulations. C’est-à-dire précisément cet ensemble de concepts qui -en vérité sur la base d’une analyse économique et sociologique à la fois- éclaire les raisons d’être de l’intervention publique, les formes qu’elle prend, les évolutions historiques qui l’ont affectée et l’affectent et les effets concrets qu’elle produit – ou ne produit pas- (théorie dont la plus lumineuse présentation a été donnée par Anthony Ogus : Regulation : Legal Form and Economic Theory, Hart Publishing, 2004 – En français : Dictionnaire des régulations, sous la direction de Michel Bazex, Mathieu Conan, Bertrand du Marais et Arnaud Sée, Lexis Nexis,2016 – Jean-Bernard Auby, Régulations et droit administratif, Mélanges offerts à Gérard Timsit, Bruylant, 2005, p. 209).
3. S’agissant d’un rapprochement entre deux branches du savoir dont les prémisses sont assez éloignés, il va de soi que la théorie du droit public ne peut faire son miel de l’analyse économique qu’au prix de certains déplacements conceptuels ou/et de l’intégration de concepts qui ne sont pas dans son patrimoine naturel.
L’exemple le plus caractéristique, ici, est celui de la théorie de l’agence ou de la relation principal-agent. Essentielle dans l’analyse économique de l’action, cette théorie se fonde sur le constat de ce que, dans la réalité sociale, il est extrêmement fréquent que nous devions nous fier à des tiers dont nous attendons qu’ils nous aident à atteindre tel ou tel but et de ce que cette forme de délégation emporte toujours une certaine déperdition, le résultat étant toujours peu ou prou différent de celui qu’aurait produit notre action personnelle, pour des raisons qui peuvent être analysées rationnellement. Cette théorie est d’une importance majeure pour l’approche du droit public, car le fonctionnement public est entièrement nourri par des mécanismes de délégation et de représentation : du peuple aux institutions étatiques, du parlement au gouvernement, des ministres à leurs subordonnés, etc… « The administration is nothing but a gigantic system of agents » - au sens de la théorie ici évoquée -, écrit G. Dellis, en écho à un article classique dans lequel William Bishop expliquait que, du point de vue de l’analyse économique, l’essentiel du droit administratif s’expliquait au travers de la théorie du principal et de l’agent (A Theory of Administrative Law, Journal of Legal Studies, 1990, n°19, p. 489).
Mais il faut aussi évoquer ici l’importance que, sous la pression de l’analyse économique, la théorie du droit public gagne à donner à la notion d’incitation. Celle-ci est en effet un point de passage majeur pour aller de la contemplation de la régularité formelle des normes de droit public à la prise en compte de leurs effets réels. L’efficacité de ces normes n’est garantie que si, outre leurs qualités formelles de clarté, de transparence, de cohérence avec le reste du système juridique, ceux à qui elle s’adresse -administrations comme citoyens- sont objectivement incités à les respecter. Et les juristes de droit public doivent ici dépasser le réflexe consistant à penser que l’existence de mécanismes juridictionnels bien conçus et de sanctions légalement prévues suffisent nécessairement à produire ces incitations. Une « incentive- based perception » des règles de droit public, selon l’expression qu’utilise G. Dellis aide à surmonter certaines naïvetés.
4. On comprend vite que, contrairement à ce que laisserait penser une certaine vision du « droit public économique », c’est bien toute la surface du droit public que l’apport de l’analyse économique peut aider à éclairer. Pour autant, il y a certainement des questions particulières que cet apport aide spécialement à déchiffrer. Contentons-nous d’en donner quelques exemples.
Bien que cela ne soit pas nécessairement le plus intéressant sur un plan théorique, il vaut de souligner d’abord que seule la prise de conscience des enjeux économiques - d’ouverture ou non de marchés, de gestion d’aléas… - permet de comprendre réellement certaines sagas législativo-jurisprudentielles qui ont abondamment occupé l’attention doctrinale dans tel ou tel secteur du droit public. Seul l’arrière-fond économique permet de comprendre l’interminable bataille qui s’est déroulée autour du marché d’entreprise de travaux publics, du critère de la délégation de service public, de la notion de partenariat public-privé … : le scénario en est bien connu des experts, il est difficile à résumer dans le cadre de cette note. Seul l’arrière-fond économique permet de comprendre la bataille qui s’est livrée - dans les années 1980 plus ou moins - autour de la notion de médicament dont la vente est réservée aux pharmacies et interdite aux grandes surfaces, comme celle qui s’est livrée durant ces vingt dernières années autour de la manière de contrer la pratique consistant à attaquer des permis de construire pour monnayer ensuite son désistement auprès du constructeur. Autant d’hypothèses dans lesquelles le droit est instrumentalisé par des acteurs placés dans des logiques d’action, dans des contextes concurrentiels, dans des tissus d’incitations, que seule une analyse économique - y compris dans son volet de théorie des jeux et autre apport -, peut aider à décrypter réellement.
Mais au-delà de ces petites histoires particulières - dont les enjeux commerciaux et financiers sont quelquefois loin d’être petits, cela dit -, ce sont parfois des pans entiers du droit public qui se trouvent éclairés jusqu’au stade des principes et des concepts par la prise en compte d’éléments de la théorie économique. On ne comprend pas tout à fait bien le régime de la passation des contrats publics si on n’y intègre pas la théorie économique des enchères, pas tout à fait bien la façon dont le droit traite les aléas dans les contrats publics – l’imprévision, la modification unilatérale… - si on ne va pas voir du côté de la théorie économique des contrats incomplets (par exemple : Steven Shavell, Foundations of Economic Analysis of Law, The Belknap Press of Harvard University Press, 2004, pp. 299 s.).
On ne peut avoir une appréhension réaliste du droit de la lutte contre la corruption qu’en y intégrant ce minimum de raisonnement en termes d’incitation et de théorie des jeux qui fait réaliser que les règles de ce droit ne peuvent être efficaces que si le profit attendu de la corruption reste inférieur au produit de la sanction par les chances qu’elle a de survenir.
Il y a un volet entier de développement du droit public contemporain que l’on doit essentiellement à l’analyse économique : c’est celui qui concerne les agences - non plus au sens de la relation entre principal et agent mais au sens d’autorités administratives indépendantes -. C’est la prise de conscience des conflits d’intérêt dans lesquels sont enfermées certains organes de l’Etat que l’analyse économique a ici apportée, pour suggérer ensuite de casser les chaînes de conflits par la création d’organes indépendants : « the most significant institutional innovation that economic analysis has brought to administrative law », écrit G. Dellis.
De même qu’il n’est pas possible de ne pas intégrer les dimensions européennes, globales, comparées, transnationales… dans l’appréhension du droit public aujourd’hui, de même il n’est pas possible d’isoler celle-ci de ce que peut lui apporter l’analyse économique. Ce qui n’impose pas de renoncer à mettre en avant les valeurs et les principes. Dworkin a objecté à l’approche économique qu’une solution juridique efficace n’est pas nécessairement juste. Indiscutablement, mais cela ne peut pas faire de mal de savoir quelle est la solution économiquement la plus efficace avant de lui préférer une autre, que l’on pense plus juste socialement ou politiquement. Le livre de G. Dellis aide beaucoup à comprendre cela.