L’idée de mettre en place des instruments divers de limitation et de contrôle du pouvoir législatif germe chez un certain nombre d’auteurs de la première moitié du XX° siècle, divers dans leurs orientations politique, mais qui ont en commun de critiquer les dérives du parlementarisme. José Esteve Pardo décrit ce mouvement doctrinal historique et montre quelle part il a eu dans l’avènement de divers mécanismes importants qui sont caractéristiques des droits publics démocratiques contemporains.
L’ouvrage de José Esteve Pardo, disponible dans sa première version en espagnol mais également traduit en italien (Antiparlamentarismo e democrazia. Il pensiero antpiarlamentare e la formazione del diritto pubblico in Europa, Il Mulino, 2021) et méritant certainement de l’être en français, peut être grossièrement résumé en deux idées, dont l’enchainement ne peut pas laisser indifférent.
La première, qu’on admettra sans trop de difficulté mais qui constitue une heureuse synthèse, est que nous vivons, en gros depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la deuxième phase décisive de la formation du droit public moderne -après celle installée au XVIII ° siècle, sous l’effet notamment des révolutions américaine et française. Et que cette deuxième phase se caractérise par cinq éléments nouveaux : l’avènement d’un contrôle juridictionnel des lois, l’assujettissement du législateur au respect des droits fondamentaux, un nouveau positionnement des constitutions, dont la primauté se trouve garantie, la consécration de la notion de service public et la reconnaissance d’un domaine préservé de l’intervention du législateur (d’une « réserve d’administration », en d’autres termes d’un pouvoir règlementaire protégé).
La seconde est que le passage à ce modèle contemporain du droit public a été intellectuellement préparé par une production doctrinale déployée dans toute l’Europe pendant la première moitié du siècle dernier, qui a eu en commun une critique des excès du parlementarisme – du « parlementarisme absolu », pour emprunter à Carré de Malberg- et était en somme communément animée par une forme plus ou moins agressive d’antiparlementarisme.
En France, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal, différents auteurs de cette époque sont convaincus de contempler une crise du parlementarisme libéral, qu’ils imputent à des facteurs variables et à laquelle ils vont proposer des remèdes variables, mais conjointement orientés vers des modalités de réduction des pouvoirs des parlements. Il s’agit, sur un éventail assez large de convictions politiques et religieuses par ailleurs, de Duguit et Hauriou en France, de Carl Schmitt en Allemagne, de Gaetano Mosca en Italie, d’Adolfo Posada en Espagne, etc…
Ils sont souvent convaincus que l’avènement des sociétés de masses a transformé la nature même des institutions parlementaires, devenues des arènes au sein desquelles ce sont des groupes d’intérêt qui sont représentés et non des bonnes volontés à la recherche de l’intérêt général.
Moyennant quoi ils vont souhaiter que des garde-fous soient placés face aux dérives des législateurs. Hautement symbolique de cette démarche sera l’ouvrage « Enquête sur les droits du droit et sa majesté la loi » qui, en 1927, réunira, entre autres, les plumes de Duguit, Hauriou, Barthelemy, Geny… autour du souhait de voir mettre en place des mécanismes de contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois.
Ils mettront également -et peut-être surtout- en avant des idées qui leur paraitront être d’efficaces concepts limitateurs des appétits législatifs de pouvoir : l’institution chez Hauriou, le service public chez Duguit…
La démonstration de José Esteve Pardo soulève certainement quelques objections, elle laisse sans doute aussi quelques questions en suspens.
On peut évidemment être heurté par le fait de placer sous la même étiquette d’ »antiparlementarisme" des pensées aussi diverses. Cela conduit à amalgamer peu ou prou des auteurs que la critique des excès du parlementarisme conduira vers le fascisme -Carl Schmitt- avec tous les autres qui, de cette critique, tireront une leçon démocratique.
On peut aussi suggérer -mais l’auteur acquiescerait certainement- que les grandes évolutions contemporaines du droit public évoquées dans le livre ne trouvent pas leurs seules racines dans les développements doctrinaux des professeurs de droit public. Les plus importantes d’entre elles sont aussi issues de réactions politiques aux malheurs humains provoqués par la régression des droits fondamentaux qu’ont généré les guerres et les totalitarismes.
De façon analogue, on pourra objecter que le succès de la théorie de l’institution -d’Hauriou à Carl Schmitt- comme celui de la notion de service public -chez Duguit, bien sûr- ne sont pas essentiellement dûs à l’antiparlementarisme qui anime leurs défenseurs. Il se nourrit d’une critique de l’individualisme libéral qui va bien au-delà.
Ajoutons juste une question. Comment se fait-il que le mouvement vers le « deuxième âge du droit public contemporain » se soit fait si tardivement – et en un sens incomplètement- en France, alors qu’il s’imposait de façon magistrale en Allemagne, par exemple ? Il y est allé du retour triomphant du parlementarisme après 1945, évidemment. Seule l’insistance sur le service public -comme forme concrète de l’action publique, à côté de la législation- s’en est tirée alors avec les honneurs, en raison des orientations politiques socialisantes de l’après-guerre.
La V° République, ensuite, apportera sa part d’antiparlementarisme constitutionnel inscrit dans la Constitution de 1958 sous la forme d’un rééquilibrage des rapports entre le Parlement et le pouvoir exécutif, avant de consentir ensuite progressivement aux autres formes de limitation du pouvoir législatif au profit des droits fondamentaux, avec la lente maturation du contrôle de constitutionnalité.
Il me parait intéressant – et j’ai eu la chance de dialoguer un peu avec Jose Esteve Pardo dans cette direction- de confronter les thèses de l’ouvrage à la situation actuelle de nos droits publics et aux débats qui les entourent aujourd’hui.
On peut par exemple poser la question suivante : où est l’antiparlementarisme aujourd’hui, dans la mesure où il existe ? Sur l’échiquier politique, il se situerait plutôt à l’extrême gauche – et dans des mouvement sociaux anti-élites comme l’a été celui des « gilets jaunes »- : il s’associe à une revendication de démocratie directe qui ne se préoccupe pas trop d’inscription dans le droit. On ne peut pas dire, me semble-t-il, qu’il serait très présent dans les vues de la doctrine universitaire de droit public.
José Esteve Pardo, lui, pense que c’est par le développement du contrat, préféré à la loi -par exemple dans les relations de travail- que les parlements se trouvent aujourd’hui contournés.
La deuxième interrogation qui mériterait d’être approfondie, de signe inverse en quelque sorte, est de déterminer le degré de solidité de ce « deuxième âge du droit public » que décrit l’ouvrage de José Esteve Pardo, si l’on admet la justesse de son analyse. Est-il horizon indépassable pour le moment, ou voit-on des signes de ce qu’il se fissurerait : naturellement, on ne se préoccupe ici que des systèmes qui y ont adhéré, pas des autoritarismes divers ?
Même si l’on reste dans notre Europe, qui est pleinement immergée dans le « modèle contemporain de droit public », on voit bien quelques signes d’ébranlements. Des gouvernements de l’est de l’Union se sentent peu à l’aise avec leurs cours constitutionnelles, comme avec certains rappels aux droits fondamentaux. Le Royaume-Uni du Brexit entend retrouver la maîtrise de son rapport à ces derniers.
Chez nous, se manifestent des réticences à l’égard de ce que certains considèrent comme l’expansion sans limites de la reconnaissance des droits individuels et de leur protection par des juges de plus en plus puissants. Nous avons, dans ce Blog, évoqué -et objecté à- celles qui se sont exprimées, selon des modalités très différentes, dans des ouvrages récents de Jean-Eric Schoettl (Paul Lignières, La démocratie au péril des prétoires, 12 août 2022 : La démocratie au péril des prétoires (chemins-publics.org) et Marcel Gauchet (voir Jean-Bernard Auby, Promenade inquiète entre libertés individuelles, changement climatique et droit, 8 décembre 2022 : Promenade inquiète entre libertés individuelles, changement climatique et droit (chemins-publics.org).
Quoi qu’il en soit, si nous posons la question de la manière suivante : existe-t-il, chez nous, des forces politiques, des mouvements intellectuels, qui plaideraient fortement pour une « reparlementarisation » de nos systèmes, au détriment des juges, de la suprématie constitutionnelle, etc… , la réponse est évidemment négative. S’il existe un modèle alternatif à celui du « deuxième âge du droit public », il reste à définir.