Depuis la Constitution 1982 qui consacre la sauvegarde des droits fondamentaux des citoyens, le droit civil et le droit administratif ont été simultanément développés en Chine. Un nouveau Code civil a été adopté récemment qui comporte principalement des normes de droit civil, mais qui représente également une importante contribution au droit administratif dans la mesure où il limite le statut dérogatoire de l'administration dans ses activités tant privées que publiques. Un dialogue entre Tianhao Chen et Paul Lignières permet d’explorer ces nouvelles mesures.
Paul Lignières : Quelles sont les grandes modifications du droit chinois depuis les années 80 quant à la préservation des droits des citoyens ?
Tianhao Chen : Tout d’abord, la Constitution de 1982 a consacré des droits fondamentaux des citoyens, comme l’égalité des citoyens devant la loi, la dignité personnelle des citoyens, le droit des biens privés etc. En 1982, la loi sur la procédure civile a également été promulguée ; cette loi établie une voie contentieuse afin protéger les droits civils, qui ont été ensuite systématisés par la loi sur les principes généraux de droit civil de 1986. En outre, le droit administratif a aussi été développé dans les années 80 afin de mettre en place des contraintes institutionnelles pour encadrer le pouvoir administratif ; en ce sens, l’État a la responsabilité de mettre en place un régime de contentieux administratif suivant l’article 41 de la Constitution de 1982. Pour ce faire, la loi sur le contentieux administratif de 1989 offre aux citoyens le droit de remettre en cause juridiquement le pouvoir administratif. Pour compléter le contenu du droit administratif, depuis les années 1990, l’Etat chinois a promulgué successivement la loi d'indemnisation étatique, la loi sur les sanctions administratives, la loi sur le réexamen administratif, la loi sur les licences administratives et la loi d'exécution forcée administrative. La loi sur le contentieux administratif a été révisée deux fois en 2015 et 2017. Les efforts continus de ces trente dernières années ont permis de constituer des contraintes institutionnelles au pouvoir administratif chinois.
Paul Lignières : Quelles sont les différences entre le droit civil et le droit administratif, en particulier concernant leurs champs d’application respectifs ? Quel est l’objet du nouveau Code civil ?
Tianhao Chen : Généralement, nous pouvons dire que le droit civil vise à préserver les droits civils (pour les citoyens) concernant les biens, le marché et la famille, et le droit administratif a pour objet de limiter la puissance publique, afin de parvenir à un équilibre avec les droits civils. Le droit civil s’applique donc principalement aux sujets égaux ; c’est la nature d’égalité entre les sujets qui définit le champ d’application du droit civil. En revanche, le droit administratif s’applique entre l’administration et les citoyens, sujets dont les relations ne sont pas égales.
Quant à ce nouveau Code civil, s’il comporte principalement des normes de droit civil, il apporte aussi une importante contribution au droit administratif, en ce qu’il concourt à limiter le statut dérogatoire de l'administration, afin de mieux « concilier les droits de l’Etat avec les droits privés ». Précisément, le nouveau Code civil oblige les organes administratifs à conserver un statut de sujet civil ordinaire dans les activités privées, et ainsi il restreint l'exercice des privilèges de l’administration aux activités publiques.
Paul Lignières : En quoi le nouveau Code civil limite-t-il le statut dérogatoire de l'administration dans les activités privées ? Depuis quand et pourquoi cette question se pose ? Quelle est le principe retenu et le régime mis en place ?
Tianhao Chen : Dans les années 80, les civilistes chinois ont posé le problème de savoir si les organes administratifs peuvent participer aux activités privées en tant que sujets de droit administratif. En pratique, si les organes administratifs étaient autorisés à exercer des privilèges administratifs, les droits des citoyens et l'ordre du marché seraient sérieusement menacés. C’est la raison pour laquelle la loi sur les Principes généraux de droit civil de 1986 définit l'organe administratif comme personne morale civile qui ne bénéficie pas des privilèges administratifs. L'article 97 du nouveau Code civil a hérité cette disposition en catégorisant les organes administratifs comme personne morale civile particulière (特别法人) . Les organes administratifs sont donc tenus de participer aux activités de droit privé en tant que personnes morales civiles, et les droits réels de l’Etat sont également régis par le Code civil. Ces deux éléments rendent les privilèges de l’administration relativement limités dans les activités civiles, ce qui permet à l'État de participer aux transactions du marché sur un pied d'égalité avec les autres acteurs de l’économie.
Par rapport aux droits réels de l’Etat, il convient de noter qu’en raison du système socialiste chinois, la propriété de l’État sur les moyens de production importants, que sont les terres urbaines et les ressources naturelles, est inviolable. Néanmoins, les dispositions précitées du Code civil ont réussi à relativement adoucir la rigidité de la propriété de l'État, en permettant la commercialisation des droits d'usufruit de l’Etat. Cela signifie que lorsque l'État exerce ses droits réels, il maintient dans une certaine mesure le statut de sujet civil ordinaire, et son statut dérogatoire est ainsi relativement limité.
Paul Lignières : En quoi le nouveau Code civil limite-t-il le statut dérogatoire de l'administration dans les activités publiques ?
Tianhao Chen : Le Code civil a bien défini des droits civils que l’administration doit respecter, il s’agit principalement des droits de la personnalité et des droits de biens privés, qui restreint l'exercice des privilèges de l’administration. Il convient de noter que l’article 38 de la Constitution 1982 proclame que « la dignité personnelle des citoyens de la République populaire de Chine est inviolable. Il est interdit d'outrager, de diffamer les citoyens ou de porter de fausses accusations contre eux par quelque moyen que ce soit. » Le quatrième amendement de la Constitution en 2004 a encore ajouté à l’article 33 que « l'État respecte et garantit les droits de l'Homme ». Ces deux articles ont ainsi confirmé la protection des droits de la personnalité dans la Constitution. Néanmoins, étant donné que les tribunaux populaires chinois n’ont pas le droit de se saisir directement la Constitution lorsqu’ils jugent des affaires, les protections constitutionnelles doivent être d’abord transposées dans d’autres normes, ce qui a été l’une des fonctions du nouveau Code civil.
La composition des droits de la personnalité est énumérée par l’article 990 du Code civil, il s’agit de droit à la vie, au corps, à la santé, au nom pour les personnes naturelles et morales, au portrait, à la réputation, à l'honneur et à la vie privée. Selon l'article 991, les droits de la personnalité susmentionnés « ne peuvent être violés par aucune organisation ou individu ». Cela signifie que non seulement les sujets civils ne peuvent enfreindre ces droits, mais que l’administration ne peut pas non plus les enfreindre. Par exemple, l'article 1039 du Code civil dispose que lorsque les organismes publics et leurs personnels obtiennent les informations personnelles ou celles concernant la vie privée de la personne physique dans l'exercice de leurs fonctions, ils doivent les garder confidentielles et ne pas les divulguer ou les fournir illégalement à des tiers.
En ce qui concerne les droits de biens privés, le quatrième amendement de la Constitution en 2004 a modifié l’article 13 en prescrivant que « la propriété privée légalement acquise est inviolable ». Le nouveau Code civil a affirmé le pouvoir de l’Etat d’exproprier, mais a également imposé des restrictions strictes à l’exercice de ce pouvoir. Ces restrictions comprennent les trois points suivants : 1. L'exercice du pouvoir d'expropriation doit pour la cause de l’utilité publique. 2. L'exercice de ce pouvoir doit être effectuée les organes de l’État disposant des autorisations nécessaires et selon des procédures légales. 3. La perte subie par l'exproprié doit être indemnisée après l'expropriation.
En somme, on voit que, même si l'administration conserve des privilèges dans l'exercice de fonctions publiques, même sous l’empire du nouveau Code civil, l’administration doit être un modèle pour le respect des droits de la personnalité des citoyens, et est aussi chargée de lourdes obligations d’indemnisation lorsqu’elle porte atteinte aux droits de propriété privé. Nous pouvons ainsi dire que, le droit privé et notamment le nouveau Code civil ont contribué à limiter du statut dérogatoire de l'administration pour protéger les droits des citoyens en Chine.