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Il y a quatre ans, je saluais dans notre Blog «l’arrivée d’un « printemps du droit administratif comparé » (Le printemps du droit administratif comparé) : la publication, dans la décennie précédente, d’un nombre important de travaux intéressant cet objet. Le flot ne se tarit pas. La raison essentielle en est que l’interpénétration de nos systèmes, au niveau mondial et plus encore au niveau européen, produit entre eux une confrontation naturelle dans le domaine administratif, qui, parfois -cela dépend des questions, mais cela est aussi plus ou moins évident pour les différents analystes- les réunit autour d’axes communs.
Je voudrais ici résumer pour les lecteurs de « Chemins Publics » ce que j’ai personnellement puisé depuis 2021 dans ce flux de publications.
1°. Signalons d’abord, dans son registre propre “Theorising Comparative Public Law. A Reader from Germany” dirigé par Armin von Bogdandy et Eberhard Schmidt- Assmann (Nomos, 2024), qui réunit, sous une double houlette prestigieuse, quinze contributions allemandes à la réflexion sur les théories du droit constitutionnel comparé et du droit administratif comparé.
Trois d’entre elles sont spécialement consacrés au droit administratif. Dans la première (“The Germanic Tradition of Comparative Administrative Law”), Karl-Peter Sommermann montre notamment comment l’intérêt pour le droit administratif comparé a germé à l’époque des Lumières : « It was then that rationalism and, later, legal positivism gave rise to the first forms of ‘universalist’ and ‘culturalist’ approaches to legal comparison ». Dans la deuxième (« Comparative Administrative Law: Particularities, Methodologies, and History »), Christoph Schönberger plaide, lui, qu’en dépit de l’évidence d’influences anciennes entre les droits administratifs, la science allemande du droit administratif est longtemps restée dominée par l’idée des singularités nationales. Il propose par ailleurs une intéressante analyse de la méthodologie du droit administratif comparé. Dans la troisième (« Comparative Administrative Law: Concepts and Topics »), Eberhard Schmidt-Aßmann, après avoir observé que les variations nationales dans le champ du droit administratif imposent d’adopter dans les comparaisons une définition aussi large que possible de celui-ci, fait notamment remarquer qu’au regard d’autres domaines du droit comparé, le droit administratif comparé se singularise par sa connexion avec certaines institutions et son orientation vers la production de normes.
2°. On ne peut pas ne pas évoquer avec une mention spéciale l’impressionnante série d’ouvrages dirigés par Giacinto della Cananea dans le cadre du projet « The Common Core of European Administrative Laws » (COCEAL). Les premières étapes de ce projet étaient mentionnées dans mon post de 2021, mais diverses pierres importantes se sont ajoutées à l’édifice depuis.
D’une part, les différents segments de la recherche comparative menée dans le cadre du projet COCEAL sont maintenant publiés ou le seront bientôt, dans les sept ouvrages que voici, tous édités par Oxford University Press, dans la collection “The Common Core of European Administrative Laws”,
- “Tort Liability of Public Authorities in European Laws” (direction: Giacinto della Cananea et Roberto Caranta) 2020 (déjà mentionné dans mon texte de 2021)
- « Administrative Justice Fin de Siècle. Early Judicial Standards of Administrative Conduct in Europe (1880-1910) » (direction Giacinto della Cananea et Stefano Mannoni) 2021
- “Judicial Review of Administration in Europe” (direction Giacinto della Cananea et Mads Andenas), 2021
- “Procedural Requirements for Administrative Limits to Property Rights” (direction Martina Conticelli et Thomas Perroud), 2022
- "The Austrian Codification of Administrative Procedure. Diffusion and oblivion (1920-1970)”, (direction Giacinto della Cananea, Angela Ferrari Zumbini et Otto Pfersmann, 2023
- “General Principles and Sector-Specific Rules in European Administrative Laws” (direction Giacinto della Cananea et Jean-Bernard Auby), 2024
- “Administrative Rulemaking and Planning in European Laws” (direction Giacinto della Cananea et Angela Ferrari Zumbini ), à paraître
D’autre part, le pilote de cette recherche a publié en 2023 un ouvrage qui, à la fois, en décrit l’objet et la méthode et en résume les principaux résultats à l’époque : Giacinto della Cananea, « The Common Core of European Administrative Laws. Retrospective and Prospective » (Brill/Nijhoff, 2023). Il rappelle que le projet COCEAL se concentre sur la procédure administrative. Il en décrit la méthode, qui repose très largement sur l’étude de cas, soumis à chaque fois à une palette d’analystes relevant des systèmes nationaux comparés. Il montre que les travaux ainsi réalisés révèlent bien l’existence d’un noyau commun (d’un « common core ») aux droits administratifs européens, où se rencontrent un certain nombre de principes généraux : transparence, due process, etc…
3°. La science du droit administratif comparé s’alimente évidemment aussi de travaux qui nous font connaitre les aspects essentiels des systèmes étrangers auxquels nous nous intéressons spécialement (stricto sensu, ces travaux ne sont pas de droit comparé, mais de droit étranger : mais cette distinction ne présente pas un grand intérêt car, pour comparer, il faut bien posséder une certaine connaissance de droits étrangers). Dans ce registre, deux livres importants me paraissent devoir être spécialement signalés.
Le premier est l’ouvrage indispensable qu’Anne Jacquemet-Gauché nous a livré sur le « Droit administratif allemand » (PUF, 2022). Après un historique, elle y décrit « les grands notions », puis « les institutions publiques », la procédure (non contentieuse et contentieuse), « l’introuvable service public », le droit de la police et le droit de la fonction publique.
Le second est la nouvelle et étonnante contribution que Paul Craig apporte à la démonstration des erreurs de la doctrine diceyenne niant l’existence d’un droit administratif en Grande-Bretagne . Il établit, dans « English Administrative Law from 1550 » (Oxford University Press, 2024) que les premiers éléments de ce droit y sont en fait présents dès la Renaissance …
4°. Certaines études présentent l’intérêt d’observer de grandes questions de droit administratif sous un angle qui les relie aux aspects constitutionnels, voire aux équilibres politiques des systèmes concernés. Ce type de « grand angle » est souvent très précieux pour nous aider à ne pas enfermer notre vision du droit administratif dans le positivisme technicien.
Dans son dernier livre (“Democracy and Executive Power.Policymaking,Accountability in the US, the UK, Germany and France”, Yale University Press, 2021), Susan Rose-Ackerman livre une analyse du niveau d’”accountability” -disons, d’encadrement démocratique- dans lequel s’élaborent et se déploient les politiques gouvernementales aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et en France. Elle observe notamment le degré et les modalités de participation démocratique que les quatre systèmes retiennent et formule quelques propositions sur la manière de faire progresser le degré d’ »accountability » des rouages exécutifs.
De façon assez originale, dans «Redeeming the Administrative State » (The Belknar Press. Harvard University Press, 2020), Cass Sunstein et Adrian Vermeule se penchent sur ce qu’ils analysent comme la « moralité » (« morality ») du droit administratif : la notion est empruntée à un ouvrage fameux de Lon Fuller, « The Morality of Law » (Yale University Press, 1964). Pour eux, la moralité particulière du droit administratif est faite de divers principes applicables aux agences administratives (concept organique de base du droit administratif américain, comme on sait), par exemple : l’obligation pour une agence de respecter ses propres règles, la stricte limitation des mesures rétroactives, la conformité des politiques des agences aux règles particulières qui régissent le secteur dont elles sont chargées, etc…
Dans « Administrative Law on an Illiberal and Post Democratic Context” (Springer 2024), Susana Tavares da Silva livre une utile analyse de ce que deviennent les droits administratifs lorsqu’il se trouvent confrontés à une évolution « illibérale » du contexte institutionnel et politique dans lequel ils sont placés : ce qui tient notamment au renforcement des pouvoirs gouvernementaux, à l’abus des législations d’urgence, aux atteintes à la séparation des pouvoirs.
5°. Un autre type de contribution aux progrès du droit administratif comparé nous vient de travaux qui comparent un nombre variable de droits administratifs autour de grandes questions « classiques », qui occupent nécessairement une place stratégique en leur sein.
De cette espèce est bien l’ouvrage collectif consacré à la puissance publique (« La potestad administrativa. Concepto y alcance de un criterio clave por la aplicación del derecho administrativo”, Tirant Lo Blanch, 2021) qu’Eduardo Gamero Casado a dirigé. Cet ouvrage montre que le concept a partout une part significative dans la définition du droit administratif, même si la façon dont il est compris n’est pas uniforme : ne serait-ce que parce que certaines doctrines ne lui rattachent que la part autoritaire de ce droit, alors que d’autres y voient plus volontiers un autre mot pour intervention publique.
L’intérêt marqué que l’analyse de droit administratif comparé porte, depuis une vingtaine d’années, à la procédure administrative, ne faiblit pas. En témoigne « Comparative Concepts of Administrative Procedure. Between Legalism and Pragmatism » (Wolters Kluwers, 2023) dirigé par Zbigniew Kmieciak, dans lequel les contributions sont ordonnées autour de questions comme :
- “what are the characteristics of national participatory procedures?
- where is the boundary between pragmatism and legalism of administrative procedures, for example in the case of urgent or simplified, automated and mass procedures?
- does the increasing complexity of social life necessitate new solutions to integrate standards of the Rule of Law (traditional procedural values) with requirements of procedural pragmatism and efficiency?”…
6°. Naturellement, l’actualité bibliographique du droit administratif comparé est également émaillée de travaux qui portent sur des domaines particuliers, plus « techniques » de ce droit. En voici quelques exemples.
Devenu depuis quelques décennies un objet récurrent d’analyses comparatives, le droit des contrats publics continue à être exploré : par exemple, dans le « Tratado de derecho public comparado. Contratos publicos » (Fundacion Editorial Jurídica Venezolana, 2021), dirigé par Jaime Rodriguez-Arana Munoz et Jose Antonio Morena Molina, comme dans “Les príncipes des contrats publics en Europe. Principles of Public Contracts in Europe » (Bruylant, coll. « Droit administratif/ Administrative Law”, 2022), dirigé par Stéphane de La Rosa et Patricia Valcarcel.
Sur le droit comparé de la fonction publique, un évènement est constitué par le monumental « The Civil Service in Europe. A Research Companion » (Routledge, 2025), dirigé par Karl-Peter Sommermann, Adam Krzywoń et Cristina Fraenkel-Haeberle. Une palette de contributeurs représentant une quinzaine de systèmes européens propose des analyses historiques, sur les concepts, sur l’européanisation de la fonction publique, sur ses transformations actuelles, etc…
Un ouvrage revient sur la question particulière mais assez stratégique de la quantité de pouvoirs qui peut être dévolu aux autorités administratives indépendantes : « Outsourcing Rulemaking powers. Constitutional Limits and National Safeguards », par Cedric Jenart (Oxford University Press, 2022)
7°. On doit se réjouir du fait que les revues de droit administratif manifestent un intérêt croissant -encore insuffisant peut-être ?- pour le droit comparé. En témoignent notamment les chroniques régulières que lui consacrent la Revue française de droit administratif (sous la direction d’Yves Gaudemet et Anne Jacquemet-Gauché) ou Droit Administratif (par le biais notamment de la chronique de droit administratif allemand assurée par Philippe Cossalter).
8°. L’actualité bibliographique nous donne ici et là l’occasion de rendre hommage à des collègues à qui le droit administratif comparé doit beaucoup. Michel Fromont publie la 9° édition de son emblématique « Grands systèmes de droit étranger », avec l’aide de Thomas Perroud (Dalloz, 2023). Des contributions venues de l’Europe entière disent tout l’apport de « Jacques Ziller, a European scholar » (European University Institute, 2022, sous la direction de Diane Fromage). Quant à Sabino Cassese, il nous livre, avec « Varcare le frontiere. Una autobiografia intellettuale » (Mondadori, 2024), quelques secrets sur son extraordinaire parcours de juriste internationalisé, de ministre, de juge constitutionnel.