Jean-Denis Combrexelle est l'auteur de l'ouvrage « Les normes à l’assaut de la démocratie », paru chez Odile Jacob en septembre 2024.
Voir la plus grande démocratie du monde, celle des Washington, Jefferson, Roosevelt et Lincoln, mise en cause brutalement avec l’avènement du trio Trump, Vance et Musk, sans que ne jouent véritablement les contre-pouvoirs que devraient être le Congrès et la Cour suprême ne peut que nourrir, chez les démocrates que nous sommes, la plus grande inquiétude.
Nul doute que vont fleurir et que fleurissent déjà les discours et écrits sur la défense et l’illustration de la démocratie. Il ne s’agit aucunement de nier la légitimité de ces réactions. Des périodes tragiques de notre Histoire ont déjà montré combien étaient nécessaires les voix fortes qui s’opposaient à la mise à bas de nos valeurs.
Mais pour paraphraser un autre président des Etats-Unis, John Fitzgerald Kennedy, la question n’est pas seulement de savoir ce que la démocratie apporte aux peuples elle est aussi de savoir ce que chacun peut lui apporter pour en améliorer le fonctionnement et priver d’arguments tous ceux qui veulent en saper les fondements.
La démocratie est fragile. Elle doit résister aux coups de butoir de ses adversaires mais elle est aussi fragilisée par son fonctionnement interne.
Nous sommes de plus en plus dans une posture consumériste vis-à-vis de celle-ci. Dans son principe, la démocratie repose sur le citoyen qui, à intervalles réguliers, exprime son opinion politique par le bulletin qu’il dépose dans l’urne et qui a une certaine compréhension voire bienveillance vis-à-vis de la chose publique. Or le citoyen cède de plus en plus le pas au consommateur de la chose publique. Ce dernier s’exprime, sous le couvert confortable de l’anonymat, de façon véhémente sur les défaillances du système public. Il ne fait pas le partage entre la prestation de l’entreprise de livraison à domicile ou de son supermarché et celle de sa commune en lui imposant une obligation absolue de résultat, ceci avec la bonne conscience que lui donne le fait que la collectivité publique est financée par ses impôts. Il transforme ainsi la fonction de maire d’une commune, l’école de la démocratie, en un véritable sacerdoce.
1 - Pour illustrer ces difficultés liés au fonctionnement interne de la démocratie, prenons l’exemple des normes.
La loi est consubstantielle à la démocratie qui repose sur l’Etat de droit. Celui-ci implique la loi, au sens le plus large du terme, qui comprennent des normes organisant la société politique, la société civile, et un système de libertés publiques dont l’effectivité est garantie par des juges indépendants. Sans Etat de droit, les rapports de forces s’installent et se mettent en place des « démocraties illibérales ». Comme on peut le constater, ce scenario ne relève plus de la spéculation intellectuelle.
Mais si le principe de la norme est intangible dans une démocratie l’inflation normative, le trop plein de normes, est de nature à l’affaiblir.
Il est, en effet, un moment que connaissent la plupart des démocraties occidentales et notamment la France où le cumul des strates des normes publiques, auxquelles il faut ajouter celles de l’Union européenne, transforme insidieusement nos sociétés en une bureaucratie. Celle-ci asphyxie les acteurs de la société et réduit les marges de manœuvre et l’efficacité des politiques publiques.
Le citoyen, l’électeur, le contribuable, l’usager entendent chaque jour des annonces de lois, de décrets et de circulaires sans que pour autant les résultats soient à la hauteur de la communication politique et des débats parlementaires. Les démocraties suscitent ainsi une frustration qui n’est pas sans incidence sur le taux de participation et sur le sens des votes.
Certains s’engouffrent dans la brèche pour promettre des résultats à la condition de faire fi de l’Etat de droit présenté comme trop contraignant et paralysant.
Les démocrates les plus convaincus doivent avoir conscience du risque que présente cette dérive et chercher à concilier, il y a urgence, l’exigence de l’Etat de droit avec une plus grande efficacité de nos systèmes publics.
2 - La solution la plus tentante pour un nombre croissant de personnes serait l‘équivalent du DOGE d’Elon Musk, c’est-à-dire une attaque frontale et brutale contre les administrations et la bureaucratie qui produisent les normes.
Ce que l’on dénomme « l’Etat profond » a certes sa part de responsabilité. Ses modes de pensée, sa formation, sa culture, son souci d’élaborer des dispositifs intellectuellement parfaits au détriment de dispositifs plus frustes mais plus efficaces le conduisent souvent à la fabrication excessive de normes visant à envisager toutes les situations possibles.
A cet Etat il faut aussi adjoindre le juge qui, de fait, est créateur de normes par une jurisprudence d’autant plus innovante et pro-active que les textes qu’il applique sont complexes, confus et parfois contradictoires.
Il serait opportun, de développer davantage au sein de l’Etat la culture du résultat et de l’évaluation des politiques publiques. Un directeur d’administration centrale est plus souvent jugé en fonction des lois et décrets qu’il a réussi à publier en réponse aux demandes du ministre et de son cabinet qu’en fonction des résultats concrets que produisent ces textes dont il ne sent pas toujours responsable.
Si on voulait que la suppression de l’ENA et son remplacement par l’INSP servent au moins à quelque chose, ce constat pourrait servir de base à la formation dispensée à nos futurs hauts-fonctionnaires.
Mais imputer l’inflation normative aux seules administrations et au juge serait une erreur de diagnostic qui prive de toute efficacité les différents plans de simplification qui s’échouent systématiquement sur les récifs du principe de réalité.
Dans le phénomène de l’inflation, il n’y a pas que la production des règlements par la technocratie, il y a aussi la demande de normes par la société civile. Ses acteurs, comme les entreprises, dans un même souffle schizophrénique, d’une part, contestent le trop-plein de normes et, d’autre part, sollicitent l’Etat en permanence pour des lois et décrets toujours plus précis et détaillés au nom de la sécurité juridique.
Portalis en 1804, et Jean Carbonnier au siècle dernier, l’écrivaient déjà mais le phénomène n’a fait que s’aggraver.
Car, en se focalisant sur la production de normes par la bureaucratie, on oublie, à tort, la demande de normes à laquelle cette production répond.
Nos sociétés, les responsables politiques, les médias, les entreprises, les associations, les particuliers sont devenues « addict » à la norme. Nos codes comme le « Portrait de Dorian Gray » ne sont pas la seule production pathologique de nos « énarques » mais le reflet des corporatismes et défauts de nos sociétés.
La solution ne réside donc pas dans une hypothétique « commission de la hache » qui, à l’instar du DOGE, trancherait dans le vif les normes et les administrations .
Elle est dans notre culture et surtout dans le sentiment de défiance qui irrigue nos sociétés. Faire une norme simple suppose que l’on ait confiance dans son voisin, dans son concurrent, dans l’administration qui l’applique et dans le juge qui tranche le litige.
En l’absence de cette confiance, tout le système va vouloir des normes très/trop précises qui protègent de l’autre. L’enfer c’est les normes des autres pas celles que l’on revendique.
3 - Il faut donc tout à la fois procéder dans l’urgence et avec humilité.
Dans ce genre de propos, il est de bon ton de s’en tenir à des généralités abstraites.
Pour rompre avec cet usage, je vais user de la liberté que me donne ce blog pour tracer quelques « chemins publics » et recommandations pratiques et concrètes concernant des professions concernées par les normes .
Dans le souci de réduire ces normes :
- le professeur de droit enseignerait le droit en montrant davantage que tout ne passe par la loi et le contentieux, le droit pouvant être aussi un espace de liberté et d’innovation ;
- le juge placerait son action non en surplomb de la société mais au cœur même de la société en connaissant mieux les enjeux politiques, économiques et sociaux au-delà de ce que décrivent les seules mentions des mémoires contentieux ;
- les plaideurs reviendraient au bon sens populaire qui dit qu’un bon arrangement vaut souvent mieux qu’un mauvais procès, le recours au juge devant être utilisé avec raison ;
- le fonctionnaire devrait s’attacher à démontrer aux responsables politiques que beaucoup des réformes peuvent se faire à « iso- droit » sans changer une virgule de la réglementation applicable, cette pratique permettant d’atteindre beaucoup plus vite des résultats tangibles et visibles ;
- le ministre devrait essayer de se dégager de ses service de «com » , de plus en plus présents et puissants au sein des cabinets, qui lui disent en permanence que sa visibilité politique dépend des seules lois qu’il est capable de présenter au Parlement ;
- le chef d’entreprise devrait comprendre que son souci de sécurité juridique est certes légitime mais que tout ne passe pas par des normes sans cesse plus précises que ses représentants exigent en permanence de la part de l’Etat ;
- l’électeur devrait comprendre et admettre que la chose publique est un art difficile en ce qu’elle implique des arbitrages non entre une bonne et une mauvaise solution mais entre des solutions qui présentent toutes des inconvénients, ce qui lui permettrait de revenir, dans une certaine mesure et sans exclure le regard critique, à une forme de bienveillance notamment vis-à-vis de son maire.
Tout ceci paraîtra bien modeste notamment par rapport à ce qui se passe Outre-Atlantique.
Mais ma pratique de haut-fonctionnaire après plus de quarante ans au service de l’Etat me permet d’affirmer que ces recommandations sont déjà bien difficiles à atteindre et que leur mise en œuvre serait de nature à changer en profondeur notre fragile démocratie.
Il est des périodes où le compteur de l’Histoire tourne…