Alors que la société civile s’interroge en France sur la meilleure façon d’améliorer la transparence de l’action administrative, Chemins publics a souhaité réaliser une analyse comparative de la situation dans quelques systèmes juridiques. Nous voudrions ici proposer une brève synthèse de ce travail et proposer une clef de compréhension à partir du système le plus original, le système suédois. En créant une sphère publique libre en 1766 avec la loi établissant la liberté de la presse, la Suède a en même temps rangé dans l’espace de la publicité la question de l’accès aux documents administratifs. Ce geste révèle bien que le problème ne nous confronte pas seulement à un questionnement de technique juridique, mais plus fondamentalement à l’architecture de l’espace public. Là où la Suède intègre dès le départ l’administration dans cet espace, les autres Etats la mettent à part, dans l’ombre. C’est ce choix initial qui détermine les combats d’aujourd’hui !
L’idée de réaliser un bouquet de billets sur la question de l’accès aux documents administratifs est née d’un problème français et d’une volonté de regarder du côté des autres Etats pour essayer de comprendre comment mettre en place un système de transparence efficace.
Quel est le problème en France ? Les associations de protection de l’environnement fustigent l’opacité de l’administration. Greenpeace a ainsi proposé une procédure de référé qui a fait l’objet d’un amendement au projet de loi portant lutte contre le changement climatique, projet rejeté. Une députée, Paola Fortezza, a produit un rapport et fait des propositions pour réformer la CADA et lui donner un pouvoir d’injonction. Cette solution est aussi soutenue par certains auteurs.
Face à ces propositions, Chemins publics a donc souhaité porter un regard comparatif sur la question. La réflexion commence avec cette contribution de Patrick Birkinshaw, spécialiste de la question au Royaume-Uni. Elle se poursuit avec deux contributions d’Emilio Guichot sur l’état du problème dans l’Union européenne et en Espagne. Elle permet également d’analyser la situation en Italie et aux États-Unis. On sera surpris d’apprendre que la question de l’accès aux documents administratifs en Suède fut réglée en 1766 dans la première Loi fondamentale sur la liberté de la presse. Le Danemark n’a pas emboîté le pas de la Suède, sa loi sur l’accès aux documents administratifs date ainsi des années 70. En revanche, on voit bien dans ce billet les débats que la transparence administrative continue aujourd’hui encore de poser. Le bouquet se termine par une contribution sur la Belgique.
Que faut-il retenir de l’ensemble de ces analyses ?
Paradoxalement peut-être, il me semble que c’est à partir de la Suède qu’il faut réfléchir pour comprendre les différences et les problèmes. Pourquoi ?
Dans la majorité des Etats, à part la Suède, la sphère administrative s’est construite à l’écart de la sphère publique. L’action administrative est envisagée partout comme un espace à l’écart de la discussion publique, où le secret est légitime. Nos États démocratiques se sont donc construits en soumettant la délibération parlementaire à un régime de publicité, préférant laisser dans l’ombre ce qui n’était à l’époque qu’une fonction subalterne, d’exécution, et qui est devenu aujourd’hui une fonction centrale. À mesure que le pouvoir administratif augmentait, la sphère publique ne s’est pas étendue à l’action administrative dont les principes de fonctionnement restaient ainsi dérogatoires.
C’est ainsi qu’il faut à mon sens interpréter le double geste suédois qui consacre dans un même texte — en 1766 — la liberté de la presse et l’accès aux documents administratifs. Autrement dit, à l’époque des Lumières où se construit la sphère publique bourgeoise dans tous nos pays d’après Habermas, la Suède a l’idée d’inclure l’appareil d’Etat dans celle-ci. Ce que révèle le point de vue suédois, c’est bien que la question de l’accès aux documents n’est pas une question de technique administrative, mais bien au contraire une question de régime politique. Si l’on quitte le seul cas suédois d’ailleurs, on trouve deux catégories de situation : les États dans lesquels la question de l’accès est placée dans la Constitution (comme la Suède justement, mais aussi l’Espagne et la Belgique) et ceux qui l’ont placé à un simple rang législatif. Le Conseil constitutionnel français a constitutionnalisé indirectement la question en plaçant l’accès sous la bannière de l’article 15 de la Déclaration de 1789. La Cour européenne des droits de l’Homme fait relever ce principe de la liberté d’expression et d’information et la Charte européenne des droits fondamentaux le consacre. Mais la logique des droits subjectifs n’est peut-être pas la meilleure pour penser un système juridique favorable à la publicité de l’action administrative. L’exemple espagnol est lourd d’enseignement puisque le droit d’accès est inscrit dans la Constitution, mais il n’a été appliqué que très récemment dans la loi (en 2013 !). C’est une question de régime politique et de sphère publique. C’est ainsi, à mon sens, qu’il faut interpréter la position suédoise, si originale dans le paysage occidental sur cette question.
Il y a donc des Etats qui pensent la question de l’accès aux documents dans un cadre politique. De façon croissante, la question est donc posée aussi sous le drapeau des droits fondamentaux. De façon très symbolique, les États-Unis ont pensé, eux, dès les années 60, l’accès aux documents en en faisant une liberté, la liberté d’information, sculptant ainsi un concept-slogan sous lequel le combat allait se placer dans la plupart des Etats.
À cet égard, la chronologie de l’accès dans l’histoire de nos démocraties est très révélatrice. Si l’on met à part la Suède, on peut repérer plusieurs vagues : la vague des années 60-70 avec la France et les États-Unis, le Danemark et une vague plus tardive. Dans certains Etats en effet, ce droit n’apparaît que dans les années 2000, par exemple en Italie (en 2016) ou au Royaume-Uni (Freedom of Information Act 2000) ou en Espagne.
Les questions de techniques juridiques sont finalement assez semblables d’un pays à un autre. On remarque ainsi que le régime de l’accès s’étend aux personnes publiques, mais aussi à certaines privées. Les secrets protégés sont partout les mêmes. La procédure est aussi assez homogène avec en général un tiers pour arbitrer les litiges et un recours au juge. On remarque cependant des différences notables. Il est à noter que l’Information Commissioner anglais prend des décisions obligatoires, à la différence de la situation française. Il peut même prendre une injonction.
Les régimes d’accès souffrent souvent de leur ineffectivité, comme en France bien sûr ou en Espagne, qui reflète aussi, peut être, un problème plus général d’effectivité du droit — c’est le cas pour la France où même l’autorité effective des décisions du juge administratif est finalement limitée.
La conclusion serait peut-être qu’il est vain de penser l’accès aux documents administratifs comme une question qui pourrait être résolue par une réforme technique : donner un pouvoir d’injonction à la CADA par exemple. Elle devrait s’inscrire dans une refonte plus globale de l’action publique dans laquelle l’action administrative est intégrée. Il faut donner un sens public à l’action administrative pour que celle-ci puisse acquérir un sens. L’exemple danois montre ainsi que c’est la conception de la neutralité de la fonction publique qui fait obstacle à la transparence. La transparence pose la question du sens politique que l’on souhaite donner à l’Administration et à ses agents. Et, ce sens, il faut que chaque acteur puisse l’assumer publiquement afin qu’il dispose des incitations symboliques pour qu’il se sente autorisé à discuter publiquement de ses préférences. Le mythe de l’Administrateur neutre place nécessairement l’action administrative dans l’espace du secret.
Nous espérons en tout cas que cette modeste piste de réflexion suscitera suffisamment d’intérêts pour motiver de nouvelles recherches sur cette question centrale.