Illustration d'un point d'interrogation

Les thèmes de la dé-réglementation et de la simplification sont à nouveau à l’ordre du jour, en occupant une place de choix dans le discours des gouvernants.

1° La critique de la réglementation n’est sans doute pas nouvelle : omniprésente dans le champ politique, tous partis confondus, elle est largement diffusée dans la société et bénéficie de la caution de la doctrine juridique. Depuis longtemps, on dénonce une inflation normative qui se traduit par la prolifération des règlements dans tous les domaines de la vie sociale, accompagnée d’une dégradation chaque jour plus évidence de leur qualité : de plus en plus nombreux, les textes seraient source de contraintes sans cesse plus lourdes pour les destinataires et caractérisés par une complexité croissante. On serait en présence d’une « sur-réglementation », porteuse d’une série d’effets négatifs sur le plan de l’efficacité économique et bloquant la dynamique d’évolution d’une société engoncée dans le carcan réglementaire : le rapport du Sénat sur « la simplification des règles et normes applicables aux entreprises » de juin 2023 pouvait ainsi recenser 400.000 normes applicables en France, 81 % des Français estimant que ces normes se sont complexifiées. Figure imposée du discours politique, ce constat a fait l’objet de maints rapports, émanant de parlementaires (tels les rapports Warsman de 2011 ou de Lambert-Boulard de 2013) ou de hauts fonctionnaires (tel le rapport Mandelkern de 2004) et de multiples analyses doctrinales : le Conseil d’État lui-même pourfend au fil de ses études annuelles (par exemple celle de 2016 sur la simplification et la qualité du droit) une « intempérance normative » et la mauvaise qualité des textes qui sapent la croyance dans la force symbolique du droit et la pertinence de l’outil juridique.

On ne s’étonnera donc pas de retrouver en France l’objectif, avancé tant par l’OCDE que par l’Union européenne, de  parvenir à une « réglementation intelligente », par la réduction du poids des règles (smart regulation) que par l’amélioration de leur contenu (better regulation). La préoccupation récurrente de « simplification du droit » a ainsi été relayée depuis 2012 par l’idée de procéder à un « choc de simplification », passant sur des trains de mesures inscrites dans une série de lois successives. Et cette préoccupation est plus que jamais d’actualité, figurant en bonne place dans les discours présidentiels (tel celui du 12 mars 2024 devant les cadres dirigeants de l’État : « il faut aller plus vite et plus fort en termes de simplification et bien au-delà ») et dans les déclarations de politique générale des deux derniers Premiers ministres, Michel Barnier appelant à « faire remonter du terrain des propositions concrètes de simplification » ainsi qu’à « limiter au strict minimum les nouvelles normes » (1 octobre 2024) et François Bayrou annonçant « un puissant mouvement de dé-bureaucratisation » (14 janvier 2025).

Dans cette perspective, a été annoncée en avril 2024 par le « Comité interministériel de la transformation publique » une accélération de la politique suivie par la mise en place d’un « plan de simplification », chaque ministère étant invité à identifier à cet égard dix mesures-clés  : l’objectif est de transformer l’action publique en simplifiant le langage et en facilitant les démarches administratives, à la fois pour les usagers en partant de leur vécu (cinq « moments de vie » prioritaires ont été identifiés en 2023) et pour les entreprises. Deux dispositifs ont été mis en place pour faciliter cette entreprise : « France simplification », chargé d’apporter des solutions concrètes aux blocages rencontrés sur le terrain ; « France expérimentation », chargé de lever les blocages juridiques pour porter le développement de projets économiques et sociaux innovants. Le projet de loi « simplification de la vie économique » qui doit être adopté en 2025 visera à libérer et à renforcer la compétitivité de l’économie.

2° La thématique de la simplification est cependant d’une fausse simplicité dans la mesure où elle comporte plusieurs facettes différentes, qui ne sont nullement exclusives l’une de l’autre mais jouent de manière combinée.

Simplifier, c’est d’abord alléger : il s’agit de réduire la densité des normes pesant sur les entreprises et sur les administrés, mais aussi sur les autorités locales, en redonnant à la décentralisation toute sa portée ; les différentes lois habilitant le gouvernement à simplifier le droit par voie d’ordonnances qui se sont succédé depuis les années 2000 relèvent de cette perspective. Le souci de dynamisme économique pousse notamment à s’efforcer de « desserrer les contraintes excessives pesant sur les entreprises » (rapport Warsman) par un processus de dé-réglementation visant un ensemble de secteurs ou de professions et touchant à plusieurs branches du droit (droit fiscal, droit du travail, droit de l’environnement) — processus faisant écho à celui qui, dans les années 1970 avait été l’instrument d’un néo-libéralisme conquérant. Ce mouvement de déflation normative n’a cependant de réelle portée que s’il est assorti d’un dispositif visant à encadrer pour l’avenir la production du droit : la formule de l’étude d’impact, introduite pour les projets de loi, a été ainsi étendue aux projets de textes réglementaires, la circulaire du 26 juillet 2017 prévoyant par ailleurs que toute nouvelle norme doit être accompagnée de la suppression, ou au moins de la simplification, de deux normes existantes.

Simplifier, c’est aussi clarifier : il s’agit de veiller à une meilleure formulation des textes, en vue d’éliminer l’obscurité, la complexité, voire la contradiction qu’ils recèlent ; la clarté des énoncés, et donc leur précision, leur lisibilité, leur intelligibilité apparaissent comme les conditions mêmes de toute entreprise de simplification. Cette exigence, posée au niveau des lois par le Conseil constitutionnel, a été étendue à la réglementation : le rapport Maldelkern insistait sur la nécessité de lutter contre la complexité et l’opacité des réglementations, afin d’atteindre les objectifs qui leur sont assignés ; la réglementation devait être, non seulement accessible à tous et comprise de tous, mais encore juste, efficace, pertinente et dénuée d’effets pervers. Ce souci d’une meilleure qualité de la production réglementaire se traduit par des prescriptions légistiques figurant dans un guide relatif à l’élaboration relatives à la rédaction des textes législatifs et réglementaires.

Simplifier, c’est encore assouplir : il s’agit de donner à ceux qui sont en charge de l’application des textes des marges de manœuvre, leur permettant de s’adapter à la diversité des situations. Proposée par le rapport Lambert-Boulard pour faire « face à la montée de l’intégrisme normatif », l’interprétation facilitatrice des normes » prévue par la circulaire du 2 avril 2013, tend à ce que les services « utilisent toutes les marges de manœuvre autorisées par les textes » pour « simplifier et accélérer la mise en œuvre des projets publics et privés ». La faculté donnée aux préfets de déroger à certaines dispositions réglementaires pour un motif d’intérêt général, afin de tenir compte des circonstances locales et dans le but d’alléger les démarches, introduite à titre expérimental en 2017 a ainsi été généralisée par le décret du 8 avril 2020.

Simplifier, c’est donc tout à la fois réduire le volume des règlements, améliorer leur formulation, assouplir leur application. Si elles ne sont pas contradictoires, ces facettes ne relèvent cependant pas de la même logique, ce qui donne au processus de simplification une coloration et des implications différentes.

3° Ainsi conçues, les politiques de simplification se heurtent à une série d’obstacles qui expliquent la nécessité d’une relance périodique.

Il en va ainsi des mesures de dé-réglementation. Quelle qu’ait été leur importance quantitative ou qualitative, les différents trains de simplifications n’ont pas suffi à alléger substantiellement et durablement le dispositif réglementaire. Ce constat s’explique par l’enjeu politique et social qui s’attache à la production réglementaire : tandis que les contraintes du « marché politique » poussent les gouvernants à produire sans cesse de nouveaux textes témoignant de leur capacité d’action sur le réel, ceux-ci sont le moyen de protéger des intérêts ou de reconnaître des droits qui risquent d’être mis en cause par une dé-réglementation : l’allègement des contraintes pesant sur les entreprises se fait ainsi au détriment de la protection de l’environnement. Ce besoin de réglementation est ressenti de manière aiguë dans les sociétés contemporaines, devenues des « sociétés à risque » : des menaces nouvelles apparaissent sans cesse et, alors même qu’ils s’élèvent contre la profusion des règlements, les acteurs sociaux réclament des textes pour prévenir ou faire face à l’« insécurité » ; la crise sanitaire a ainsi constitué en 2020 un terrain propice à une nouvelle inflation normative  Les causes de l’inflation normative sont donc structurelles, ce qui explique qu’il est difficile d’y remédier. Le contexte actuel, dominé par la question du réchauffement climatique et les tensions internationales, contribue au demeurant à donner à l’État des responsabilités étendues, dont la mise en œuvre implique un recours accru à l’arme réglementaire.

La simplification qui s’attache plus modestement à la formulation des textes, de manière à améliorer la clarté des énoncés se heurte à d’autres limites : la complexité des normes juridiques est le reflet de la diversité des rapports sociaux que le droit a pour fonction de concilier ; et l’exigence de clarté recouvre des significations potentiellement contradictoires, les énoncés juridiques étant « à teneur indécise » et comportant une pluralité de significations possibles. L’idée de parvenir à un droit simple et clair recèle dès lors une bonne part d’illusion : si elle contribue à améliorer la formulation des textes, l’application des préceptes de la légistique ne saurait pour autant supprimer tout facteur de complexité. Quant à la simplification résultant de l’adaptation des conditions d’application des règlements, elle fait entrer dans le jeu des marchandages et des compromis, générant de nouveaux facteurs de complexité.

Si les politiques de simplification apparaissent comme une entreprise nécessaire, dans la mesure où elles permettent de lutter contre les dérives de la production réglementaire, elles sont donc par essence dominées par l’incomplétude et vouées à être en permanence réitérées. La simplification tend ainsi à présenter tous les caractères d’un mythe, certes utile pour dynamiser la production réglementaire mais dont la concrétisation ne peut être que relative.  

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