La fabrique du droit a paru en 2002. C'est bien sûr la disparition de Bruno Latour 20 ans plus tard qui invite à faire sur son livre le retour proposé ici. L'auteur avait depuis cette date délaissé le champ du droit pour se consacrer tout entier au fait majeur de la "mutation climatique". Raison de plus pour revenir sur le cas du droit. Il va bien falloir à la pensée juridique assumer, elle aussi, la grande mutation climatique en cours. : c'est toute la question de son propre rapport à la Nature et aux non-humains qu'il va lui falloir reprendre. Il importe maintenant de concevoir, sans Bruno Latour mais avec lui, ce nouveau chapitre de La fabrique du droit.
Sans le reste qui le tient, le droit ne serait rien.
Reste qu’il tient tout, à sa façon.
B. Latour, op. cit., p.283
La bibliographie des manuels comme celle des thèses de droit administratif montre chez les juristes universitaires un souci manifeste de s’approprier le livre de B Latour qu’ils ont rapidement fait entrer dans le corpus des références « légitimes ». L’ouvrage ne fait pas pour autant l’unanimité. Ainsi, au terme d’une étude serrée – dont la publication est hélas demeurée confidentielle - , P. Gonod en arrive au constat suivant : « Pour faire science, il ne suffit pas d’être ethnographe : un travail préalable de reconnaissance du terrain sur lequel on s‘aventure est indispensable. Or, cette exploration fait ici défaut ». Dans la brève note qui suit, cette question de légitimité sera délibérément délaissée.
Au principe même du livre il y a un choix : observer en priorité le mode même, tellement spécifique, de fonctionnement de la juridicité ! Ce choix conduit l’auteur à se déprendre largement des manières les plus pratiquées de regarder le droit dans lesquelles se retrouvent, malgré leurs divergences, la plupart des juristes. C’est, à mes yeux, cette disqualification des formes dominantes du savoir juridique qui fait la force si singulière de ce livre si singulier. L’espace qui m’est ici concédé ne me permettra pas de discuter vraiment les thèses avancées par B. Latour. Essayons, plus modestement, d’amorcer cette nécessaire discussion. Idéalement l’ entreprise supposerait un triple développement. Après examen de la composition du livre, il faudrait en examiner la portée avant d’en marquer les frontières.
Dans une première partie de son enquête (les chapitres 1 à 3) B. Latour présente son « terrain » : le Conseil d’État. Les raisons de ce choix se découvrent tout au long du livre. Le Conseil d’État dit l’auteur (p.271) permet « un accès idéal à la forme juridique de véridiction ». Mieux, il offre l’occasion « d’étudier le droit pur »(ibid.). L’analyse se fait ici institutionnelle : c’est l’institution qu’est le Conseil d’État que s’emploie à saisir et à décrire B. Latour. Même s’il s’en défend, son ouvrage relève ici bel et bien de la science administrative : il y rend compte de l’État au travail, ou, plus précisément du travail juridique qui, au quotidien, fait l’État et en assure la reproduction. Derrière le droit administratif et pour mieux le soutenir, il y a toute l’expérience de la « bonne administration » acquise par les juges du Palais Royal à travers leurs engagements de conseillers de l’État. C’est dire que ce droit-là constitue un corpus dont la raison d’être n’est pas à chercher dans le seul droit, mais du côté de la pratique de la « bonne administration » et de ses injonctions. Telle est la question posée d’emblée à la doctrine : peut-on se saisir réellement du droit administratif en demeurant indifférent à ses conditions de production ?
La deuxième partie de l’ouvrage tient tout entière dans le très substantiel chapitre 4. Là l’analyse change de registre pour devenir phénoménologique. On cherche ici à appréhender au plus près le phénomène juridique ou, si l’on veut, la chose « droit ». Une fois accomplie la reconnaissance du terrain, l’ethnographe s’installe dans les ateliers du droit, afin d’y suivre le juge aux prises avec la matière même du contentieux. Là, plutôt que de revenir sur la façon dont le juridique se pense, il regarde le droit se faire jusqu’à son « éclosion » finale (p.210). Pendant une soixantaine de pages B. Latour décortique la mécanique interne du contentieux. Celle-là même qui assure le « passage du droit ». On s’intéresse ici (p.209) « aux lieux, aux attitudes, aux formes de vie, aux conditions d’énonciation, à tous ces petits riens dont l’ensemble permet peu à peu, par taches, par touches, de redéfinir sur de meilleures bases ce (qu’est) le droit ».
Avec la troisième partie (chapitre 5 et 6) le texte se déplace sur le terrain de l’épistémologie. Là, B. Latour accomplit une montée en généralité en deux temps.
Le premier par une analyse comparative entre le travail des sciences, en laboratoire, et celui du droit. Ce sont ainsi deux modes de production de la vérité, deux systèmes de véridiction – à ne surtout pas confondre avec deux discours véridiques ! - qui sont confrontés. Ce que le droit tient pour « vrai » est ce qui a été arrêté par une décision de justice faisant suite à l’épuisement d’une discussion. A cette vérité des juges ne peut que s ‘opposer celles des savants pour qui, au contraire, la discussion est toujours à reprendre, faute de pouvoir être épuisée par convention. Mais, aussi essentielle soit-elle, cette différence ne justifierait en rien l’opposition entre le droit et la science : « Si la chose jugée, est-il écrit p.255, ne doit pas être prise « pour la vérité », ce n’est pas pour inaugurer quelque cynisme blasé, c’est qu’elle a bien mieux à faire que de mimer ou d’approximer le vrai : elle doit produire le juste, dire le droit, dans l’état actuel des textes en prenant en compte la jurisprudence, sans autres tiers que les juges, lesquels n’ont rien au dessus de leur tête » .
Le second par une interrogation sur le Droit en général depuis un droit administratif qui n’en est qu’une expression particulière. C’est que, lit-on, p.272, « Le droit administratif (n’est pas) si différent des autres branches du droit, la position des requérants si étrange, les juges si différents des autres juges, qu’il serait impossible de tirer quelque conclusion que ce soit sur la nature ou sur l’essence de l’activité juridique ». L’auteur se met donc ici en quête de « l’objectivité du droit » (p.164) ou du juridiquement pur dans la démarche propre à la jurisdictio. « Percer le droit à jour » (p.179, note 48) implique d’en connaître les conditions matérielles d’élaboration. C’est pourquoi l’ethnographe prend tellement au sérieux les formes mêmes du travail qui s’accomplit dans le laboratoire juridique. Il y découvre les vertus de l’inquiétude et de l’hésitation (p.163,181, 202), celles des tâtonnements (p.204) et du doute (p.230) : « Seule la justice, aveugle et tâtonnante, pourra marcher droit et tomber juste » (p.232).
Décrire les manières grâce auxquelles le droit construit sa propre vérité, voilà ce que B. Latour vise spécifiquement à accomplir. Pour faire aboutir cette prétention, il lui faut commencer par nettoyer – non, le mot n’a rien de trop fort - le terrain, car il est, selon lui, encombré par un tas d’idées fausses qui ont la vie dure : impossible d’accéder à la vérité du droit sans se libérer des puissantes constructions intellectuelles qui l’occultent. Ce n’est pas en l’occurrence le droit tel qu’il se pense ou se trouve pensé qu’il s’agit de saisir, mais le droit « tel qu’il se fait » (p.205).
Ses charges les plus lourdes, B. Latour les réserve aux sciences sociales et au constructivisme social dans lequel il voit une « débilitation de l’âme » (p.296). « Les sociologues du social, écrit-il, p.282, prennent la conséquence pour la cause : au lieu d’étudier les moyens pratiques qui forment et forgent la société, ils invoquent une société toujours déjà présente, aussi mystérieuse qu’inexplicable, pour tenter d’expliquer ce qui seul possède le pouvoir de l’engendrer ». Toute explication sociale du droit est nécessairement inopérante dès lors que « Tisser le social, c’est cela le droit même » (p.280), et que, de ce fait, « le droit est déjà du social » (p.281).
Sont en l’occurrence plus spécialement visées les thèses chères à la sociologie critique de P. Bourdieu et de son école de pensée . On sait que pour cette dernière, « le droit serait une sorte d’ emballage des relations de pouvoir »(p.152). C’est contre cette idée du droit comme « déguisement »(p.159) de la violence sociale que s’insurge B. Latour. Il rejette le simplisme d’une problématique voulant que la technicité propre au travail juridique ne soit qu’ « un camouflage élaboré (des) rapports de pouvoir qu’il faudrait apprendre à renverser » (p.152). Parce que le droit, selon notre auteur, a une existence objective « extérieure à toute construction sociale » (p.296), sa critique ne s’arrête pas au seul cas de P. Bourdieu. Il rejette avec la même vigueur la sociologie d’un N. Luhmann, dans la mesure où elle invite à regarder le droit comme « un ensemble homogène et auto-régulé » (p.282) : considérer le droit comme une sphère autonome capable de s’auto-entretenir au sein de la société relève de la « fantasmagorie » (ibid.).
Reste que les sociologues ne sont pas les seuls à fausser la connaissance du droit. Les juristes aussi sont parmi les « faussaires ». Insistons sur cette mise en accusation car, alors même qu’elles portent sur le droit administratif, les leçons de B. Latour ignorent à peu près tout de la doctrine publiciste. Voilà qui invite à penser, à la manière de P. Gonod, que l’auteur partage cette indifférence radicale aux juristes universitaires qu’il prête aux conseillers d’État . En tout état de cause, cela ne l’empêche pas de faire de ce qu’il appelle « l’épistémologie juridique » (p.153) l’autre grand obstacle à vaincre pour accéder à la vérité propre du droit. Le formalisme des positivistes ne peut ouvrir l’accès aux fondements du droit. Si le juridique est irréductible à un quelconque « déguisement du pouvoir » (p.154), les échafaudages formels construits par les juristes ne disent rien de la vérité du droit. Si l’on a de bonnes raisons de douter des notions de société et de pouvoir, on doit aussi douter de la notion de règle de droit : « Ni la reconnaissance des violences sociales, ni la présence de règles ne suffisent à prévoir le mouvement du droit » (p.154). Quant au jusnaturalisme, par delà sa juste intuition d’un droit dont l’existence serait « extérieure à toute construction sociale, indépendante de l’esprit », il est irrecevable en raison de « sa prétention ahurissante à fonder le droit » (p.296). N’allez surtout pas croire à la transcendance du droit ! Il n’y a là-dedans que textes et mots. Tout est affaire de conversations, d’écriture, d’archivage, de dossiers régulièrement engraissés. Nous sommes dans l’immanence pure (p.81). Ce que l’auteur reproche à la théorie juridique c’est son indifférence à la matérialité du droit. Oh, bien sûr, elle parle de textes, mais ce sont des textes en suspension, privés de leurs supports matériels : le papier, le courrier, l’archive, bref l’outillage du droit en train de se faire ! Il faut au contraire faire retour sur ce travail le plus trivial permettant à la production juridique de cheminer. Inutile de se fixer sur ces opérations mentales qu’affectionnent des juristes confondant le droit avec sa nécessaire abstraction. L’essentiel se joue ailleurs, dans la recherche des traces matérielles, du sillage (p.160) que laisse son processus de fabrication. En ne parlant que le seul langage juridique, en écoutant seulement ce que le droit peut saisir de lui-même, on passe à côté de « sa forme particulière de véridiction » (p.113). Ce qui est le propre du droit (administratif), c’est qu’il chemine selon des modalités sans pareilles. Car, le droit, çà circule, c’est du sens qui passe et repasse, entre des chicanes, des mises en rapport, des tensions, des contraintes souvent contradictoires. C’est bien pourquoi il est ici décrit à la manière d’un tissage aussi léger et aéré que possible (p.104) qui sortirait, lui, d’un atelier d’écriture (p.69)
A lire B. Latour, les tentatives sans cesse répétées de saisir le droit ne finissent donc pas d’échouer. Si toutes, pour des raisons diverses, sont vaines à ce point, c’est qu’elles veulent trop en dire ou en faire. Elles n’échappent pas à ce travers : trop charger la barque du droit, en lui attribuant des rôles qui ne peuvent être les siens. La force du droit tient justement à son extrême fragilité, à sa grande porosité, à son aptitude à se délester, en se défendant contre tout ce qui l’encombre (p.288 et s.). Ni la sociologie, ni la théorie, ni même l’histoire repensée par P. Legendre ne donnent à voir ce qu’est vraiment le droit. Au bout du compte, pour notre auteur, les conseillers d’État, mais oui, ne seraient-ils pas seuls à comprendre parfaitement ce qu’il en est des « liens de droit », pour en dire « le mouvement propre » (p.292) ?
Aussi stimulante soit-elle, cette perception du Droit – via un droit administratif confondu ici expressément avec la seule jurisprudence du Conseil d’État – ne montre pas moins ses propres limites. Il n’est tout de même pas évident pour un administrativiste de pouvoir procéder à la manière de B. Latour, en isolant la matière du droit administratif - son tissage pour parler comme l’auteur – de tout ce qu’elle-même véhicule à son tour. Il ne suffit pas, pour faire rendre raison au droit, de décrire minutieusement les cheminements si singuliers de la juridicité, ces allers-retours incessants entre faits et textes par lesquels la juridicité se reproduit. Encore faut-il être attentif à ce que montre ce tissu. Or il est plein d’images et de représentations. Le droit ne s’arrête sûrement pas à ses modes originaux de confection. Il remplit grâce à eux un office bien particulier : le règlement des litiges. B. Latour veut y voir le fait même du droit. Mais en même temps qu’elles mettent un terme aux différends, ces opérations racontent des histoire. Et ces histoires-là, quoiqu’en dise B. Latour, ont bien quelque chose à voir avec l’État et le pouvoir. Non, décidément, le droit ne peut se résumer à la subtilité de son tissage contentieux (p.54), et la mise à jour de sa « texture particulière » (p.55) ne saurait épuiser l’office de la théorie juridique. Celle-ci ne peut tout de même pas ignorer que le droit est aussi système phénoménal de représentation du monde, laquelle informe les pratiques juridiques, le cas échéant à l’insu des acteurs en charge de ces pratiques. C’est bien pourquoi certains des étonnements de B. Latour sont terriblement éloquents : ils trouvent leur explication dans les limites de son observation ethnographique. C’est le cas, parmi bien d’autres, de cette boutade de la p.288 : « Apprenez tout le Lebon par coeur, vous ne saurez rien de plus sur la France. Vous n’aurez appris que du droit ponctué de loin en loin par la plainte plus ou moins émouvante de quelques acteurs aux noms pittoresques ».
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La question prise pour titre des présentes remarques n’a donc pas franchement trouvé de réponse. On ne saurait s’en étonner : le droit constitue pour B. Latour un « mode d’existence » parmi d’autres qui demeure sans définition stable tant il reste tributaire des conditions matérielles dans lesquelles il advient. L’autonomie du juridique, sa spécificité, sa pureté en somme, voilà qui ne peut prendre sens que dans le cours de sa fabrication. Bref, pour saisir le droit et le comprendre, il faut commencer par se déprendre des concepts et se déplacer jusque dans les ateliers où il se fabrique.
A défaut de conclusion, la lecture de notre livre conduit à une ultime observation que commandent les déplacements de la pensée de l’auteur ces dernières années . Le droit dont il a décrit la fabrique n’a pas peu contribué à l’institutionnalisation du grand partage entre Nature et Culture comme de la coupure entre humains et non-humains . Or, ces questions, et de cela on peut être certain, sont appelées à prendre une place grandissante dans la réflexion à venir des juristes . Ces derniers trouveront à n’en pas douter chez le penseur du « nouveau régime climatique » des matériaux leur permettant d’apprendre à se défaire de ces clivages .
1. V. P. Gonod, La fabrique du droit : lecture critique d’une juriste universitaire, in M. Twellman (dir.), Wissen, wie Recht ist, B. Latours empirische Philosophe eine Existenzweise, Konstanz, University Press, 2016, p. 113 et s.
2. Sur P. Bourdieu et la question du droit, v. J. Caillosse, P. Bourdieu Juris Lector : antijuridisme et science du droit, Droit et Société, n°56-57/2004, p.17-39
3. V. en ce sens les p.26 (note 17), 80, 132 et 269
4. Sur ces déplacements, v. J-B. Fressoz, Bruno Latour, le scientifique et l’intellectuel de l’écologie, Le Monde, 27 oct. 2022, et, P. Descola, Hommage à Bruno Latour, le Monde, 30-31 oct. 2022
5. Outre les trav (note 18aux de P. Descola, v. M. Serres, Le contrat naturel, F. Bourin, Paris, 1990
6. Pour prendre, très rapidement, la mesure de cette évolution, v. C. Legros, Les droits de la nature. Une révolution juridique, Le Monde, 22 oct. 2022
7. V. B. Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, Paris, 2015