Perspective de colonnes

Dans le but de soutenir le combat intellectuel contre le souverainisme, votre livre discute six objections fréquemment faites à l’idée même d’une démocratie européenne (elles forment l’architecture de votre livre) : La démocratie ne peut exister que dans les Etats Nations ; La fédération européenne implique la destruction des souverainetés étatiques ; La souveraineté ne peut pas être partagée ; Il n’existe pas de citoyenneté européenne, au-delà d’une citoyenneté de marché ; Le démos européen est introuvable ; L’Europe sociale n’aura pas lieu.

Tous les aspects de votre très forte analyse nous ont intéressés, mais certains rencontrent plus directement que d’autres les préoccupations des juristes que nous sommes. C’est sur ces points que nous aimerions vous inviter à résumer et préciser votre pensée.

Faut-il, selon vous reprendre l’idée d’une Constitution européenne ? Qu’est-ce que cela changerait concrètement que d’avoir formellement une Constitution européenne ?

A bien des égards, je pense que nous devons faire le deuil d’un « moment constituant ». L’échec du traité constitutionnel européen en 2005 a marqué durablement les esprits et suscité un malaise démocratique profond lorsque la plupart de ses propositions ont été intégrées au traité de Lisbonne. Il reste une occasion inouïe, à l’issue de la Convention sur l’avenir de l’Europe et des propositions, soutenues par le Parlement européen, d’une révision des traités et d’une refonte partielle des institutions : si une « Convention » était de fait convoquée (sous des modalités en partie participatives, comme au Chili), il serait possible de retrouver une ardeur suffisante pour mettre en œuvre le projet délicat d’une « Constitution pour l’Europe ».
Comme Habermas, je considère que cette constitution aurait le mérite de clarifier les sources de la légitimité démocratique européenne (le ou les peuples constituants) et la distribution des pouvoirs au sein de l’Union. Aujourd’hui, la situation est équivoque : de fait, comme l’a souligné le juriste allemand Dieter Grimm, l’Union constitutionnalise un modèle politique et économique ; le contenu concret des traités internationaux a acquis implicitement une valeur constitutionnelle de par les décisions de la CJUE, qui a consacré la « juridicisation » des libertés économiques fondamentales, devenues droits subjectifs. Il importe de que ce qui est jusqu’ici passé par la voie prétorienne puisse s’énoncer « au nom du peuple ».

Quelle est l’importance du Droit dans le progrès vers cette « République fédérative européenne » que vous appelez de vos vœux ? Quelle est la valeur ajoutée du Droit (au regard d’autres formes et vecteurs de convergence dans les valeurs et le contenu des politiques publiques) ?

Il est vrai que l’Union s’est construite par le droit, et qu’une forme de « fétichisme » juridique prévaut sous l’influence, notamment, de la Cour de justice de Luxembourg. Ce rôle du droit me semble décisif s’il s’agit d’accorder, à l’échelle d’un continent, des politiques publiques parfois divergentes et de garantir les droits fondamentaux des citoyens européens : il nous faut des « standards » communs, des « normes » partagées, des « principes » ou des « valeurs » sur lesquelles tous les Etats membres s’accordent et qu’il faut impérativement faire respecter – les cas de la Hongrie et de la Pologne en témoignent. Néanmoins, le droit doit rester un instrument au service de la volonté politique ; il ne peut se substituer à la délibération et à la décision démocratique, sous peine de faire surgir un despotisme d’un genre nouveau, pour paraphraser Tocqueville. La « règle d’or » inscrite dans le marbre des Traités a suscité la défiance des peuples : pourquoi la limitation à 3% du PIB des déficits publics et à 60% de la dette publique devaient-ils figurer comme une loi d’airain supérieure aux décisions politiques qui dépendent des circonstances et des alternances ? Telle est la raison pour laquelle je suis pour ma part favorable à l’accroissement du pouvoir du Parlement européen, et à son droit d’initiative législative. Même dans la zone euro, où un Pacte de stabilité s’avère nécessaire, il convient de distinguer strictement ce qui relève des choix politiques et ce qui relève du droit.

Quelle part du chemin vers la « République fédérative européenne » faut-il, selon vous, concéder aux juges ? Dans un contexte où certaines cours constitutionnelles se dressent de temps en temps contre les juges européens, pendant que certains auteurs s’en prennent au « gouvernement des (de ces mêmes) juges » ?

C’est une question délicate. Jusqu’ici, les juges de la Cour ont permis, grâce à l’interprétation téléologique des traités et à la doctrine de « l’effet direct », une véritable avancée fédérale. La primauté du droit européen est le socle premier de la République fédérative. Mais cette primauté ne pourra être jugée démocratique que si l’activisme judiciaire est relayé par une forme de volontarisme politique : la démocratie représentative, délibérative et participative doivent poser les fins de la République fédérative. Dans cette optique, des juges non élus au sein d’une Cour fédérale doivent faire respecter les principes (libre circulation, non discrimination) et mettre en œuvre les chartes (celle des droits fondamentaux notamment, en incluant dans leur justiciabilité les droits sociaux au même titre que les libertés économiques).

Ici et là, dans votre livre, vous marquez votre intérêt pour diverses réformes qui pourraient renforcer le caractère démocratique des institutions européennes : multiplication des cas de décision à la majorité qualifiée, attribution d’un droit d’initiative au Parlement (p.156), leviers de vigilance citoyenne, autorités administratives indépendantes garantissant l’impartialité (p. 264, en vous référant à Rosanvallon), renforcement des pouvoirs du Parlement, responsabilité de la Commission devant les peuples ou le Parlement, élection démocratique des juges de la Cour, commune appartenance d’un tiers des députés européens au Parlement européen et à leurs parlements nationaux, transformation du Comité des Régions en une seconde chambre (p. 297 s., en vous référant à Habermas), introduction du tirage au sort dans certains domaines, attribution à la Cour de Justice d’un pouvoir de contrôle sur les élus, conditionnalité des subventions (p. 328 s.). Quelles seraient, selon vous, les évolutions-clefs ? Vous ne semblez pas mettre en cause la place de la représentation des gouvernements nationaux (le Conseil), pourquoi ?

J’avoue mon optimisme à l’issue des délibérations de la Convention sur l’avenir de l’Europe, qui n’avait pourtant eu en France qu’un écho très restreint. Les propositions que j’appelle de mes vœux sont désormais « dans les tuyaux » de la réforme institutionnelle : droit d’initiative du Parlement européen, réforme du code électoral permettant les listes transnationales et l’élection de la Commission à l’issue d’une majorité parlementaire, refonte des traités afin de limiter drastiquement la règle d’unanimité au Conseil : ces réformes qui font partie des « 49 propositions » des citoyens et citoyennes me semblent décisives, et rencontrent l’accord historique de la coalition allemande et de la présidence française du Conseil de l’Union. Il faut saisir ce moment historique ! D’autant que la guerre en Ukraine a créé un désir de renforcer l’efficacité d’une politique étrangère et de défense commune. En revanche, l’abolition du Conseil européen me semble inenvisageable : les Etats membres n’y consentiront jamais. Au demeurant, elle ne serait pas souhaitable tant que les peuples n’adhèrent pas davantage au modèle fédéraliste. Il faut accepter la formation d’un Etat fédéral incomplet, qui conserve au Conseil le droit de veto sur les sujets liés à la défense et qui préserve le droit de sécession des Etats membres. L’Union demeurera longtemps – peut-être toujours – un régime politique inouï, sui generis.

Comment, selon vous, peut-on développer la démocratie directe au niveau européen ? Quel regard portez-vous sur le mécanisme de l’Initiative Citoyenne Européenne ?

La démocratie directe, sous forme délibérative et participative, doit être développée grâce à des exercices collectifs analogues à ceux de la Convention sur l’avenir de l’Europe, mais cantonnés à des Commissions particulières. Celles-ci, organisées en amont des réformes législatives, ne peuvent en aucun cas se substituer au travail du Parlement ou de la Commission, mais doivent fonctionner plutôt comme des « boîtes à outils » qui élargissent l’offre des propositions et confèrent une légitimité nouvelle aux institutions de l’Union, jugées trop lointaines. Il s’agit d’un principe correctif et non constitutif de la démocratie. A ce titre, je suis plutôt favorable à l’Initiative citoyenne européenne dans la forme qu’elle revêt actuellement – sans mise à l’agenda obligatoire des travaux de la Commission. On sait que des initiatives citoyennes européennes ont notamment été lancées pour garantir que les citoyens de l’UE résidant dans un autre État membre aient le droit de voter lors de toute élection politique dans leur pays de résidence ; pour interdire, empêcher et prévenir l’écocide ; pour permettre à tous les citoyens européens de participer à la politique de l’UE ; pour éliminer les expériences sur les animaux et fournir une protection juridique à l’euthanasie. La cohésion du lien social en Europe s’en trouve accrue, même si l’efficacité décisionnelle reste peu évidente.

p.95, vous écrivez que votre « République fédérative européenne » n’est pas un Etat, mais une convention associant plusieurs communautés politiques ? Qu’est-ce qui différencie cette « convention » des divers traités associant des Etats autour de soucis politiques communs, comme, au premier chef, la Charte de l’ONU ?

Il n’y a pas de différence radicale entre la Charte de l’ONU, qui est une convention internationale, et la Convention ou le foedus voué à recueillir en Europe le consentement de nations souveraines, considérées comme libres et égales, désireuses de former une association politique en vue de leur bien commun. Mais la République fédérative européenne que j’appelle de mes vœux ne vise pas seulement le maintien de la paix ni même la défense des droits fondamentaux ou du « progrès social » : le « Nous, peuples des nations européennes » qui doit initier le préambule de notre Charte doit stipuler de finalités plus nobles encore. Cela tient à ce que les Nations Unies ont vocation à rassembler tous les Etats et peuples de la Terre, démocraties et dictatures, tandis que la République fédérative européenne est conçue comme un club de démocraties, où les exigences en termes de liberté et de justice peuvent être plus fortes.

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