Avec La démocratie au péril des prétoires - De l'Etat de droit au gouvernement des juges (coll. Le Débat, Gallimard, 2022), Jean-Éric Schoettl souhaite démontrer que l’évolution du rôle du juge est la principale cause des difficultés que rencontre la démocratie française. Pourtant, si l’essai dénonce certains maux indéniables, il est difficile de se laisser convaincre par une démonstration qui recourt à l’invective et se base sur des cas-limites ce qui lui confère une forte tonalité pamphlétaire. L’on regrettera surtout que l’auteur n’explicite pas suffisamment la thèse qui soutient l’ensemble de sa réflexion afin d’ouvrir un débat sur des sujets fondamentaux.
La collection Débats de la revue éponyme se devait sans doute de publier une telle critique du développement des droits fondamentaux tant Marcel Gauchet qui la dirige s’est lancé depuis plus de 40 ans dans leur critique systématique [1]. Jean-Éric Schoettl apporte de l’eau à ce moulin. Il la conforte avec l’autorité juridique que peut lui donner ses anciennes fonctions de conseiller d’Etat et de secrétaire général du Conseil constitutionnel. Il la prolonge en expliquant que le développement du pouvoir des juges est la principale cause de l’inflation des droits fondamentaux. Sa thèse est claire et l’on peut la résumer ainsi : la pénalisation de la vie publique, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) et la construction de l’Union européenne ont occasionné une montée en puissance sans précédent des juges aboutissant à la dégradation de la figure du Représentant, au rétrécissement de la souveraineté du peuple et à la rétractation de l’autorité publique (p. 9 à 11) ; cette anémie de la démocratie pourrait se résoudre par des mesures si radicales qu’elles ne seraient pas susceptibles d’être inscrites au programme d’un candidat à l’élection présidentielle [2] (p.243) mais, dans un contexte de crise aigüe, elles permettraient de conduire à la restauration de l’autorité de l’Etat (p. 251).
Si l’auteur présente ses excuses au lecteur non-juriste pour le caractère « bien technique » de ses commentaires de jurisprudence (p.10), le juriste peut quant à lui rester sur sa faim tant la démonstration technique annoncée ne répond pas à ses attentes.
L’anémie de la démocratie viendrait de l’affaissement de l’autorité de l’Etat qui lui-même trouverait ses racines dans la place croissante du juge et du droit (page 10). Par affaissement de l’autorité de l’Etat, l’auteur semble faire référence à l’affaiblissement du pouvoir des politiques par rapport à celui des juges. Ce nouvel équilibre des pouvoirs aboutirait à un résultat net négatif au regard de l’autorité globale de l’Etat : la croissance du pouvoir des uns (les juges) ne viendrait pas compenser la perte de pouvoir des autres (les politiques). Or, cette affirmation n’est ni démontrée, ni intuitive. En effet, les démocraties américaines ou britanniques qui ont toujours réservé une place de choix au droit et au juge, ne se caractérisent ni par un Etat faible et instable, ni par une démocratie anémiée. Comme l’explique Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835 et 1840), l’histoire des Etats-Unis illustre que la puissance des juges n’est pas une source de faiblesse démocratique [3].
Par affaissement de l’autorité de l’Etat, Jean-Éric Schoettl fait-il alors référence à l’affaiblissement du pouvoir des politiques ? Cette acception serait alors impropre dans la mesure où les juges composant les juridictions nationales sont une des composantes de l’Etat.
Plus encore, le fait que les juges contiennent les pouvoirs des politiques peut signifier une limitation de la croissance des pouvoirs de ces derniers sans pour autant emporter nécessairement un affaiblissement de leurs pouvoirs. Bref, il est difficile de comprendre à quoi l’auteur fait référence lorsqu’il parle de l’affaissement de l’autorité de l’Etat alors, qu’au même moment et à l’opposé, d’autres dénoncent l’autoritarisme croissant de l’Etat [4]. L’Etat n’a-t-il pas imposé durant la crise sanitaire des atteintes inédites aux libertés publiques ? Avant cela, l’Etat n’avait-il pas réagi avec fermeté et efficacité lors des vagues d’attentats terroristes qui avaient déferlé sur le pays ? La réaction de l’Etat avait-elle manqué de vigueur et de célérité lors de la crise financière de 2008 en évitant l’effondrement du secteur financier ? L’auteur fait-il alors référence aux chiffres de la criminalité ? Aux incivilités ? Aux révoltes sporadiques qui secouent le pays, comme celles des bonnets rouges ou des gilets jaunes ?
Par ailleurs, lorsque l’affaiblissement de l’Etat est constaté, il semble difficile d’en faire porter la responsabilité aux juges plus qu’aux inégalités sociales, à l’échec des politiques de la ville ou à la crise de l’Education nationale. Il convient également de rappeler que la pénalisation de la vie politique comme l’emprise du droit constitutionnel et européen résultent avant tout de mesures adoptées par la représentation nationale [5]. Le titre de l’ouvrage aurait alors pu aussi bien être la démission des élites, la trahison des clercs ou la faillite des politiques.
Par ailleurs, l’auteur ne cherche pas à contenir son irritation nourrie de sentiments politiques par l’emploi de termes et d’expressions parmi les plus violents et les plus méprisants du registre politique français, dont l’effet est de plaire aux lecteurs qui les partagent et sans doute d’agacer les autres [6]. Il focalise surtout ses attaques sur les juges judiciaires, en utilisant des termes de nature plus psychologique et plus comportementale [7]. Reprenant le titre de la pièce de Bertolt Brecht, La Résistible Ascension d'Arturo Ui, écrite en 1941 contre la montée du nazisme, il développe un chapitre intitulé L’irrésistible ascension du juge en dénonçant le rôle joué par le Syndicat de la magistrature. Pourtant, comment ignorer que ce syndicat perd du terrain au sein de la magistrature depuis les années 1990 ? Pourquoi ne pas tenir compte du fait – comme l’auteur le dit lui-même par ailleurs - que les juges français doivent toujours davantage se conformer au droit européen perdant ainsi une partie de leurs pouvoirs au profit de leurs collègues européens ? Pourquoi ne rien dire sur la situation dramatiquement pauvre de la justice en France alors même que le dernier rapport sur l’état de la justice en France, rédigé par l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé, décrit « une institution durement fragilisée » en particulier depuis la crise sanitaire et qu’une tribune récente de magistrats - l’appel des 3000 – publiée à la suite du suicide d’une magistrate, présente la réalité de la crise que subit la justice par manque de moyens [8]? Bref, comment un syndicat en perte de vitesse depuis plus de 30 ans au sein d’un institution extrêmement fragilisée par manque de moyens et dessaisie d’une partie significative de ses pouvoirs pourrait-il être à ce point responsable de la crise de la démocratie en France ?
Enfin et surtout, l’approche épistémologique de l’essai ne saurait être validée. Il est d’ailleurs vraisemblable que les conclusions parfois fantasques de l’auteur soient la conséquence du manque de rigueur de sa méthode. L’auteur ne retient pour démontrer ses idées que certaines affaires soigneusement sélectionnées et allant dans le sens de ce qu’il cherche à démontrer. Or des exemples permettent de remettre en cause mais pas d’établir une règle générale. Autrement dit, cette méthode permettrait de remettre en cause une conclusion qui tendrait à expliquer l’inverse de son propos en citant un exemple qui invalide la règle générale. Il n’est en revanche pas possible de tirer une conclusion générale à partir de quelques exemples. En outre, l’auteur ne donne des exemples qu’il retient qu’une vision partielle et partiale. Par exemple, à propos des affaires concernant un ancien président de la République ou son ancien premier ministre, il ne présente que les arguments de la défense sans expliquer le raisonnement que le juge a suivi pour parvenir à sa conclusion (p. 231 et p. 226).
Si l’essai ne répond donc pas à sa promesse de démontrer que le pouvoir croissant des juges aboutit à une atonie de la démocratie, l’auteur soulève néanmoins des questions dont on peut regretter qu’elles ne soient pas plus explicites, contournant ainsi un débat sur des sujets fondamentaux.
Il n’existerait ainsi pas de patriotisme européen et l’Europe devrait réapprendre à vivre avec les identités nationales (p.94). Le sujet de la souveraineté est fondamental aujourd’hui même s’il ne recoupe que partiellement celui du gouvernement des juges. L’auteur illustre son propos notamment avec les affaires récentes relatives à la conservation des données (CE, 21 avril 2021, FDN) et à l’applicabilité aux militaires de la directive relative au temps de travail (CJUE, 15 juillet 2021, B. K.). Dans ces affaires, il s’agit bien de l’empiètement du juge européen sur des compétences régaliennes de l’Etat. Or, afin de montrer la prégnance des réalités et des frontières nationales, il serait également possible de mettre en avant le rôle joué par les Etats dans le soutien des entreprises lors de la crise financière de 2008 ou l’utilisation par les Etats de contraintes inédites lors de la crise sanitaire du Covid 19. La thèse de l’auteur pourrait également être illustrée par une analyse des mécanismes de protection mis en place par les Etats européens pour fermer leurs frontières, soutenir leurs entreprises et contrôler les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques. Mais, il est vrai que rien de ceci ne va dans le sens de l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat. Il serait alors possible de présenter une critique d’une construction européenne trop libre-échangiste qui a partiellement désarmé les Etats comme le monte l’omniprésence du droit de la concurrence ou l’absence de prise en compte, par le droit communautaire en raison d’une doctrine libérale, du principe de réciprocité dans les échanges. Mais il s’agit là de décisions de nature politique et non juridictionnelle.
Ces sujets sont absents du texte et les critiques de l’auteur semblent essentiellement déterminées par la nostalgie d’un âge d’or correspondant à récit national dans lequel la loi, placée en haut de la pyramide du droit (p.10), définissait l’intérêt général parce que le droit était moins myope (p. 49). Durant cette genèse (p.10), le juge, héritier des parlements de l’Ancien régime, était réduit à n’être que la « bouche de la loi » (p. 10) après avoir été nommé procureur et ainsi formé à l’intérêt général (selon la méthode utilisée par Napoléon, p.31) et il n’ennuyait ni les politiques, ni les patrons (cf la présentation de l’arbitrage Tapie/Crédit Lyonnais en p.221). A cette époque, il était possible de cibler les Roms dans les circulaires et la Fraternité était qu’un mot sans portée juridique et non destinée à « satisfaire la conscience » du « militant de la cause humanitaire » (p.44). Enfin, la religion était limitée à la sphère privée et aux lieux de culte en vertu d’un pacte de discrétion et de non-ostentation qui se serait tacitement noué (p.110 et p.111). Ces digressions politiques permanentes donnent l’impression d’une pensée qui erre.
Sur la place de l’Etat, l’auteur aurait pu tenir compte des travaux conduits sur la globalisation juridique depuis plus de 20 ans qui montrent une redistribution du pouvoir tant au niveau national que supranational [9] et essayer d’expliquer pourquoi certaines de ces tendances ne correspondraient plus aux besoins des temps. Enfin, s’inscrivant plus explicitement dans la cadre d’une tradition politique bonapartiste, l’auteur aurait pu également montrer en quoi ce courant traditionnel de la politique française serait plus adapté pour régler les problèmes de notre temps [10] que ne peuvent l’être la démocratie libérale au sein de laquelle la loi de la majorité ne peut ignorer les droits fondamentaux des minorités ou la démocratie pluraliste telle que la décrit Burdeau, « dont les faiblesses sont peut-être, en définitive, l’ultime sauvegarde de la liberté » [11]. La critique de l’auteur selon laquelle le droit est hélas devenu supérieur à la loi (p. 15) n’est pas une évidence et il conviendrait d’expliquer pourquoi des penseurs libéraux font au contraire l’éloge d’un « droit, plus ancien que la législation » (Friedrich Hayek) [12], d’un droit « au-dessus du Pouvoir », et soutiennent que le droit ne doit pas être « livré à l’arbitraire législatif » ou que « la loi doit être conforme au droit » [13] (Bertrand de Jouvenel) ou bien encore qu’« il y a une règle de droit supérieure à la puissance publique, qui vient la limiter et lui imposer des devoirs » (Léon Duguit) [14].
Les silences de l’auteur sont également éloquents. Le thème de la moralisation de la vie politique n’est présent dans le livre que sous forme de critiques [15]. Cette absence de développements autre que critiques sur la moralisation de la vie politique surprend chez qui veut restaurer l’autorité de l’Etat tant l’on sait à quel point la corruption et les conflits d’intérêt ont sapé la confiance des Français dans les pouvoirs publics et leurs représentants [16].
Enfin, l’auteur ne mentionne la question de la transition énergétique que pour s’offusquer que des militants de cette cause aient décroché un portrait du président de la République et qu’à ce sujet, un juge ait pu invoquer l’état de nécessité alors même que la décision a été infirmée en appel et en cassation. L’auteur enfin propose une lecture erronée de L’affaire du siècle, en affirmant que le juge, par le mécanisme d’astreinte, a mis en place un mécanisme de rente incitative pour les activistes (p.170) alors même que l’étude précise du cas démontre l’inverse [17].
En conclusion, peut-on espérer, à propos de ces sujets fondamentaux, ne pas chercher à atteindre immédiatement le point Godwin [18] et à s’élever au-dessus de considérations subjectives pour s’adresser à ses contradicteurs en les considérant comme des êtres dotés de sensibilité et de raison afin de chercher à les comprendre, voire à les convaincre ? Ne devrait-on pas rechercher des solutions praticables à court et moyen termes sur certaines problématiques que soulève le livre [19] au lieu de pronostiquer une crise salutaire qui seule pourrait rétablir l’autorité ?
[1] Voir notamment, Marcel Gauchet, Les droits de l’homme ne sont pas une politique, le Débat, n° 3, Gallimard, juillet-août 1980 ; Quand les droits de l’homme deviennent une politique, le Débat, n° 110, Gallimard, mai-août 2000 ; L'avènement de la démocratie, IV : Le nouveau monde : L'Avènement de la démocratie, Gallimard, 2017, pages 487 et suivantes en particulier.
[2] Dénoncer les textes européens, supprimer la QPC, rendre au garde des Sceaux la possibilité de donner des instructions aux parquets dans les affaires individuelles, etc.
[3] A l’inverse, l’analyse qu’il fait, dans L’Ancien régime et la Révolution (1856), de la permanence d’un Etat centralisé et autoritaire mène au constat que le renforcement de ce modèle est inversement proportionnel à la vigueur de la démocratie et de la société civile.
[4] Par exemple, par un ancien membre du Conseil d’Etat, François Sureau, Sans liberté, Gallimard, 2018
[5] Voir à ce propos la tribune de deux magistrats, « La paralysie de l’Assemblée nationale est une aubaine pour le droit pénal » qui explique l’inflation des lois pénales qui se sont succédé « frénétiquement » depuis vingt-cinq ans (Jean-Rémi Costa et Alexandre Stobinsky, Le Monde, 8 aout 2022, consulté le 10/08/22).
[6] Il critique et dénonce « le fondamentalisme droit-de-l’hommisme » (p. 48 et p. 156), « les nouveaux inquisiteurs » (p. 23), « les officines militantes » (p. 24), « les bisounours » (p. 35), « les chiens de garde du politiquement correct » (p. 122), « les bigots, les cabots et les gogos » ou bien encore « la Terreur qui refait son nid au sein d’une démocratie postmoderne » (p. 194).
[7] Il dénonce le « panurgisme jurisprudentiel » (p. 35), « l’endogamie », la « pulsion purificatrice » (p.25), « la griserie du juge à devenir grand prêtre de la nouvelle religion » (p.35), leur volonté de tétaniser et de « persécuter les responsables publics » (p. 236)
[8] Rapport du comité des États généraux de la justice, avril 2022 ; L’appel des 3000, Le Monde, 23 novembre 2021, consulté le 10/08/22.
[9] A commencer par Jean-Bernard Auby, La bataille de San Romano, Réflexions sur les évolutions récentes du droit administratif, AJDA, 2001, p. 915
[10] René Rémond, Les droites en France, Aubier, 1996
[11] Georges Burdeau, La démocratie, Le Seuil, coll. Points, 1966, page 11
[12] Friedrich A. Hayeck, Droit, législation et liberté, 1 Règles et ordre, PUF, coll Quadrige, page 87
[13] Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, histoire naturelle de sa croissance, Hachette, coll. Pluriel, 1972, pages 498 à 501
[14] Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. III, p. 547, cité par B. de Jouvenel, op.cit.
[15] Sont ainsi dénoncés, en l’espace de 6 lignes, « l’obsession de vertu », « le modèle puritain de l’Europe protestante », « l’aspiration à la probité absolue » qui « conduit, comme tous les intégrismes, à la chasse aux sorcières » (p.194). Dans la même veine, l’auteur semble regretter que le garde des Sceaux ait perdu la possibilité de donner des instructions de ne pas poursuivre et de donner des instructions dans les affaires individuelles ou de ne pas respecter un avis du Conseil supérieur de la magistrature en matière de nomination des magistrats du ministère public (p.31).
[16] L’absence de mention du travail des juges italiens dans la lutte contre la mafia est surprenante alors même que l’auteur dénonce les errements judiciaires italiens.
[17] Voir notre analyse de cette affaire : Le juge considère-t-il que des associations sont mieux placées que l'Etat pour servir l'intérêt général ? A propos de l’astreinte record de 10M€ décidée par le Conseil d’Etat dans l’affaire Les Amis de la Terre, chemins-publics.org, 9 septembre 2021
[18] Suivant en cela Marcel Gauchet, qui dénonce le « gauchisme imbécile », voir son interview, « Que faire des droits de l’homme ? », La Revue des deux mondes, février 2018 https://www.revuedesdeuxmondes.fr/marcel-gauchet-faire-droits-de-lhomme/ (consulté le 04/08/2022)
[19] Dialogue des juges, réformes législatives et constitutionnelles, évolution du droit européen, etc.