Dans son « L’Etat en France. Entre reconstruction et réinvention » (Gallimard, coll. « Le Débat », 2023), Jacques Chevallier montre comment la pandémie a fait récupérer à l’Etat une part de sa puissance perdue. Il s’interroge sur les directions dans lesquelles son évolution actuelle s’oriente.
Voici une lecture indispensable (comme de tout ce que publie Jacques Chevallier) si l’on s’intéresse à l’évolution contemporaine de l’action publique et de son droit. Une question importantissime y est posée et cernée avec toute la clarté d’écriture et la science que l’on connait à cet auteur.
Résumons ! On part d’un robuste résumé de ce qu’est le modèle historique français d’Etat. Pour caractéristique essentielle : « un véritable protectorat sur la société ». Cet Etat protecteur est caractérisé par la souveraineté, il est Etat-nation, il est Etat libéral, il est Etat républicain. Il se singularise par son autonomie (vis-à-vis de la société) et par sa suprématie (que le passage à l’Etat providence ne fera que renforcer).
Puis vint une période au cours de laquelle ce modèle classique s’est trouvé « déstabilisé ». Divers phénomènes, dont ceux liés à la globalisation, ont conduit à une désacralisation de l’Etat, qui dirige moins, qui a moins nettement le monopole de la définition de l’intérêt général. D’autres, liés surtout à la vogue néo-libérale du New Public Management, ont conspiré à une banalisation de l’Etat, dont le particularisme juridique régresse, sous l’effet notamment des impératifs de performance. Tout cela s’accompagne d’une reconfiguration organique de l’institution étatique, sous l’effet notamment des réformes de décentralisation et du développement des autorités indépendantes.
C’est dans ce contexte qu’est survenue la pandémie de ces dernières années. Jacques Chevallier plaide que l’évident retour en force a conduit vers un Etat « revisité ». La crise sanitaire provoque une réactivation de la souveraineté, la lutte contre la pandémie étant portée par des acteurs étatiques. Elle fait resurgir l’Etat puissance, qui règlemente, contraint, enferme. Elle suscite également une résurgence de l’Etat-providence, dans son implication sur le terrain de la santé, mais aussi dans son réinvestissement économique. La gestion publique se trouve revalorisée dans ses formes classiques et l’équilibre des pouvoirs se trouve altéré au profit de l’exécutif.
Le chapitre 4 de l’ouvrage (« Un modèle redessiné ») pose la question, difficile, de savoir où en est l’Etat aujourd’hui, compte tenu de ces évolutions historiques sinusoïdales, et où il va, compte tenu de ces mêmes évolutions.
Jacques Chevallier prend le parti prudent d’écrire que « la figure de l’Etat qui se dessine comporte maintes incertitudes » et que l’on doit se résigner à l’existence de « plusieurs trajectoires possibles d’évolution ».
Il réunit les principales hypothèses que l’on peut formuler sur le devenir de l’Etat autour de quatre « apories » qui articulent ces hypothèses, quatre forces de propulsion qui peuvent guider l’Etat vers des directions à chaque fois incertaines.
La première aporie est celle de la souveraineté. La souveraineté étatique a sans doute repris du poil de la bête, pour autant « l’interdépendance des économies et des sociétés est telle qu’elle exclut toute réelle possibilité de « démondialisation » ». La part de la souveraineté qui sera réellement exercée par l’Union Européenne est difficile à prévoir, car « l’équilibre entre souveraineté de l’Etat et construction européenne est par essence instable ».
En d’autres termes, incertitudes quant au devenir de la puissance externe de l’Etat.
Aporie de la sécurité, ensuite. La pandémie (combinée à quelques autres facteurs d’histoire récente, comme la lutte contre le terrorisme et la crise des « gilets jaunes ») met au premier plan « l’impératif sécuritaire, entendu de manière extensive et passant par la construction de nouveaux dispositifs ». Une sorte de raison sécuritaire globale s’impose, avec une conséquence grave : c’est que les régimes d’exception restrictifs des libertés se normalisent, suscitant une inflexion marquée de l’Etat de droit.
Incertitudes, donc, quant au poids de la puissance étatique dans la société : que concéderons-nous à ce Léviathan né de la montée de risques nouveaux ?
La troisième aporie concerne la citoyenneté. Une tension s’exerce en faveur d’une citoyenneté active, participative, qui transformerait le rapport quotidien à l’Etat. D’un autre côté, le lien de citoyenneté tend à ne plus relever de l’évidence : « la citoyenneté ne peut plus être conçue comme un moule rigide, refusant tout flottement identitaire, rejetant tout élément de différenciation ».
Flottements, donc, dans le rapport de citoyenneté. Pour quel équilibre, demain, entre cohésion sociale et respect des singularités ?
Vient enfin l’aporie de la numérisation. La transformation de l’Etat sous l’effet de la digitalisation le rapproche d’un fonctionnement selon une logique de plateformes, à l’image de celles qui se sont développées dans le secteur privé. Par ailleurs, « l’essor des technologies numériques donne à l’Etat des moyens d’emprise sur les comportements sociaux sans commune mesure avec ceux dont il disposait traditionnellement ».
Vers un Etat de surveillance, réalisant les prophéties orwelliennes ?
Le devenir de l’Etat, conclut Jacques Chevallier, » dépendra de la manière dont seront affrontées les tensions inhérentes aux apories auxquelles l’Etat est désormais confronté et de la réponse qui leur sera apportée ». Il plaide que plusieurs trajectoires d’évolution sont concevables : notamment, la dernière élection présidentielle a montré que le champ des possibles restait largement ouvert.
Les hypothèses que trace le livre sont très convaincantes. Je voudrais juste, pour terminer, faire des suggestions sur quelques pistes qui pourraient les préciser ou les compléter.
Disons d’abord combien l’interrogation portée par le livre est justifiée : elle est même essentielle et urgente. L’institution étatique a été ballottée pendant les dernières décennies, tout montre qu’elle a récupéré des ressorts de puissance, mais la question est de savoir si cela la ramène à un stade antérieur de son évolution ou si cela ouvre pour elle des horizons nouveaux.
Ce questionnement, que Jacques Chevallier développe essentiellement dans le registre interne, peut être aussi développé dans l’ordre international. La globalisation a bien laissé place à un certain retour de l’Etat : mais quel Etat, comparé à sa figure historique -westphalienne- ? Cette interrogation est esquissée dans l’intéressant « L’identité de l’Etat dans la globalisation », paru en 2022 sous la responsabilité scientifique de Maxence Chambon et Pierre-Marie Raynal (Cergy Paris Université, collection CEJEP, 2022 : L'identité de l'État dans la globalisation - Chambon - Raynal | Lgdj.fr). L’idée y émerge selon laquelle l’Etat qui revient sur le devant de la scène n’est pas exactement l’Etat d’autrefois. Il s’est adapté à la globalisation, dans sa façon de fonctionner, dans sa structure même.
Pour analyser plus à fond la trajectoire historique qui conduit l’Etat à son « étant » actuel et conditionne son devenir, il faudrait sans doute creuser davantage la question des lignes causales essentielles qui gouvernent cette trajectoire. Le constat du retour en force de l’Etat est évident : au-delà même de la crise sanitaire, on a pu en voir le signe dans le regain d’interventionnisme suscité par la crise de 2008, dans le retour de la guerre en Europe, mais aussi, par exemple, dans la vigoureuse réaction répressive du gouvernement espagnol au mouvement indépendantiste catalan.
Mais évidemment, lorsqu’on a constaté que l’Etat est de retour, on n’a pas éclairé les ressorts et les limites de ce mouvement. Qu’est-ce qui fait que c’est vers l’Etat qu’on se retourne ? Plutôt que vers les institutions régionales et locales, apparemment en expansion, plutôt que vers le secteur privé, qui est devenu si central dans la production de certains biens communs ?
Il y a quelque chose d’incontournable dans l’institution étatique et ses vertus protectrices. Cela dit, comme on a vu toutes les sociétés se replier plus ou moins sur leur Etat pour réagir à la pandémie, la question est de savoir ce que le système français a de spécifique à cet égard. Peut-être faut-il penser que l’Etat français a complaisamment profité d’un mouvement international tellement conforme aux penchants nationaux.
Il y a sans doute des raisons assez précises à ce phénomène, bien décrit dans une formule de Pierre Birnbaum que Jacques Chevallier cite, selon laquelle la société française reste envers et contre tout « arc-boutée sur son Etat » (Où va l’Etat, Seuil, 2018). Et ceci même, peut-on ajouter, dans les périodes où un vent « néo-libéral » souffle sur elle. Ces raisons tiennent pour une part significative à la fois à la concentration des pouvoirs – la centralisation, la présidentialisation- et au système de formation des élites -les mêmes filières d’excellence alimentant celles du secteur public et celles du secteur privé, entre lesquelles, d’ailleurs, des flux de circulation existent.
Ces deux phénomènes se rejoignent pour faire que la moindre crise -n’ayant pas nécessairement l’ampleur de la pandémie, et pouvant consister simplement dans la multiplication des incendies de forêts…- suscite un appel à l’Etat, qui, chaque fois, semble ne pas demander mieux que d’endosser le rôle du sauveur.
Si cette explication est exacte, elle aide à comprendre pourquoi l’Etat a de la peine à se dépouiller des pouvoirs d’exception qu’il a reçus une fois la crise terminée. Souvenons-nous du temps qu’il a fallu pour effacer les régimes réducteurs de libertés mis en place pendant la guerre d’Algérie !
Et elle suggère que, comme on en avait l’intuition, l’Etat qui reprend des forces n’est pas exactement celui qui existait avant la pandémie -avant les crises diverses des quinze dernières années, est-il sans doute plus juste de dire-. C’est un Etat qui consacre une partie croissante de ses ressources à parer aux périls extérieurs comme intérieurs : un Etat de la société du risque, pour utiliser la formule d’Ulrich Beck (La Société du risque de Ulrich Beck - Editions Flammarion).
Au titre des pronostics, je propose de prolonger la réflexion de Jacques Chevallier dans trois directions.
Il me semble que l’une des caractéristiques toutes actuelles de l’Etat français est qu’il connait une réelle crise de ses institutions politiques et que cette crise devra être dénouée d’une façon ou d’une autre. L’extrême effacement du parlement, sensible pendant la pandémie, confirmé dans le cadre de la réforme des retraites, combiné à l’hyperprésidentialisation que permet la densité des pouvoirs concentrés dans les mains d’un président non responsable et à l’évidente difficulté de développer les mécanismes de démocratie directe, tout cela contribue à une crise de l’Etat en tant qu’instrument de la volonté démocratique.
Bien sûr, sur ce registre aussi, le futur n’est pas écrit. Mais l’on peut parier qu’un nouvel équilibre entre le parlement, l’exécutif et le peuple, peut-être entre le central et le local, sera établi bientôt.
On peut aussi penser que quelque chose du futur de l’Etat se joue du côté de la lutte contre le/ l’adaptation au changement climatique. L’Etat a sûrement reconquis du pouvoir, mais son action est contrainte sur tout un tas de terrains par l’urgence climatique. Dans une série de domaines, il ne peut pas choisir la direction dans laquelle aller, même s’il a tendance à traîner les pieds -ce que le contentieux climatique, dans l’affaire du siècle, dans celle de Grande-Synthe, etc…lui reproche de façon répétée-. Question de survie, comme face à une véritable guerre. Le Gulliver ragaillardi par la pandémie est bien empêtré, pour paraphraser Stanley Hoffman (Gulliver empêtré, Le Seuil, 1971)?
Un Etat agissant sous contrainte !
Une troisième direction dans laquelle l’observation et la réflexion pourront être prolongées est celle de la digitalisation de l’action publique. Au phénomène des plateformes, au développement des dispositifs de surveillance, qu’évoque Jacques Chevallier, s’ajoute progressivement, en effet, un mouvement de fond affectant les procédés même de l’action publique, les modalités mêmes de la décision publique. Les algorithmes, l’ » intelligence artificielle » conduisent notamment vers des mécanismes décisionnels qui sont à la fois de plus en plus fortement ajustés aux situations -aux êtres, aux lieux, au temps- et de moins en moins transparents.
L’Etat numérique qui se construit progressivement est un Etat qui décide autrement, qui, à la fois, contrôle davantage la société et rend davantage justice à sa diversité. Qui s’organise différemment pour faire la place aux experts et qui offre aux décideurs la possibilité de prendre des décisions plus informées, plus ajustées.
Un « smart »- Etat, pas seulement pour le meilleur naturellement.