Les modèles traditionnels à travers lesquels la doctrine administrativiste appréhende l’organisation territoriale sont entrés en crise au cours de la dernière décennie. Portant sur le droit positif autant que sur les cadres intellectuels de son analyse, l’étude comparative livrée par Giorgia Pavani met en évidence l’émergence d’un paradigme andin inédit, de nature à stimuler l’imagination juridique.
Giorgia Pavani, El gobierno local. De los antiguos modelos europeos al nuevo paradigma latino americano, Santiago de Chile, Ediciones Jurídicas Olejnik, coll. « Biblioteca de Derecho Constitucional », 2019, 279 p.
Le droit administratif comparé ne semble pas bénéficier d’une dynamique comparable à celle que connaissent le droit privé en général et, du côté du droit public, le droit constitutionnel. En dépit de précieux ouvrages introductifs [1], ce champ disciplinaire demeure balbutiant. L’ouvrage de Giorgia Pavani sur le « gouvernement local » pourrait constituer un jalon significatif dans sa trajectoire d’affirmation académique.
En abordant ce qu’elle perçoit, au sein d’une pluralité d’Etats, comme une mise en question profonde de l’organisation territoriale, l’auteure souligne à quel point loin d’une simple perturbation conjoncturelle, liée notamment à la crise économico-financière, un changement de paradigme est visible dans certaines régions du monde, notamment en Amérique latine. Cette étude a le double avantage d’offrir une réflexion sur la méthodologie comparative, d’une part, et d’en faire d’emblée application à un thème substantiel, d’autre part. Aussi dépasse-t-elle dans un même mouvement la réflexion méthodologique désincarnée et l’exposé comparatiste dépourvu de réflexivité.
Après avoir envisagé les tentatives de conceptualisation et de classification doctrinales dont les formes de gouvernement local ont fait l’objet, Giorgia Pavani dégage les prototypes les plus usuels d’organisation territoriale : modèle franco-napoléonien (centralisation puis décentralisation, uniformité de l’organisation locale, rôle central des communes, présence d’élections locales, bipartition de fonctions étatiques et locales, création d’un niveau intermédiaire départemental coiffé par un représentant de l’Etat, tutelle, etc.), self-government anglo-saxon (hétérogénéité institutionnelle, centralisation puis dévolution conduisant à une asymétrie très prononcée, absence de tutelle, etc.), modèle germano-suisse (fédéralisme favorisant la décentralisation politique et non seulement administrative, tradition d’autonomie administrative locale, etc.) et modèle nordique (entités locales comprises comme des agents de prestation de services collectifs, réalisant une forme de welfare state local). D’un point de vue à la fois historique et comparatif, le modèle le plus articulé lui semble le modèle franco-napoléonien, qui a connu une circulation et une réception massive en Amérique latine. C’est à partir de lui que l’auteur situe, sur un plan statique, les autres configurations institutionnelles existantes et retrace, sur un plan dynamique, les tensions qui les traversent et les évolutions qu’elles subissent.
A ce titre, l’auteure estime que ces modèles classiques sont aujourd’hui déstabilisés. Elle soutient notamment que la crise économique a conduit à compter de 2008 à un mouvement de fond de recentralisation, dans lequel les institutions supranationales, et notamment l’Union européenne, ont eu un rôle décisif. Aussi le supranational et l’infranational apparaissent-ils résolument connectés à travers l’analyse que Giorgia Pavani livre de réorganisations structurelles (regroupements, coopérations renouvelées entre collectivités territoriales, etc.) aussi bien que fonctionnelles (logique d’optimisation managériale, pression des politiques d’austérité, redéploiement des compétences, etc.).
Ces tensions pratiques, dont l’ouvrage explore les nuances avec minutie, conduisent à une déconstruction des modèles classiques et guident le lecteur vers ce qui apparait comme le propos central de l’ouvrage : l’organisation territoriale renouvelée qu’ont récemment mise en place plusieurs Etats d’Amérique latine et le bénéfice que peut en tirer la conceptualisation des grilles d’analyse mobilisées afin de rendre compte du gouvernement local. Ces Etats sont à la fois pris comme des exemples de réaménagement des modèles, et notamment du modèle français qui y a été fortement intégré lors des indépendances tout en étant parfois combiné de manière originale avec le fédéralisme inspiré des Etats-Unis, et comme une manière de permettre aux juristes locaux de donner du sens aux réformes dont ils sont témoins. L’étude s’achève ainsi par l’examen de la circulation, de la réception et de la modification des modèles traditionnels, tout en faisant de l’aire andine un laboratoire où s’expérimente un nouveau paradigme d’organisation territoriale.
A partir des exemples de la Colombie, de l’Equateur et de la Bolivie, l’analyse s’appuie sur un examen d’une pluralité de ce que, dans la lignée de Roberto Sacco, l’auteure appelle les« formants [2] » du droit. Outre le formant normatif, c’est-à-dire les textes constitutionnels et législatifs adoptés dans ces Etats, et le formant jurisprudentiel résultant des décisions de juridictions, notamment constitutionnelles, particulièrement activistes, l’ouvrage détaille les formants culturel et doctrinal qui sont résultés des projets constitutionnels colombien, équatorien et bolivien.
Cette combinatoire livre un examen passionnant de la forme de l’Etat émergente dans un contexte reconnu comme « plurinational ». De manière décisive, la décentralisation s’y accompagne d’une reconnaissance délibérée du pluralisme juridique qui tend à faire droit à une variété de formes de vies bonnes, longtemps dissimulées par l’héritage colonial. Aussi la Constitution équatorienne ré-sout-elle de promouvoir « Une nouvelle forme de coexistence citoyenne, dans la diversité et l’harmonie avec la nature, pour parvenir au bien vivre, le sumak kawsay ». Au-delà de sa technicité, l’organisation territoriale de l’Etat et la répartition des compétences entre les différents niveaux institutionnels font ainsi la part belle à l’autonomie, à la solidarité, à la subsidiarité, à l’équité territoriale, à l’intégration et à la participation (art. 238 C). L’article 270 de la Constitution de l’Etat plurinational de Bolivie énonce pour sa part que « Les principes qui régissent l'organisation territoriale et les entités territoriales décentralisées et autonomes sont : l'unité, le volontariat, la solidarité, l'équité, le bien commun, l'autonomie gouvernementale, l'égalité, la complémentarité, la réciprocité, l'équité de genre, la subsidiarité, la gradualité, la coordination et la loyauté institutionnelles, la transparence, la participation et le contrôle social, l’octroi de ressources économiques et la préexistence des nations et des peuples indigènes originaires paysans. » L’ensemble est porté sur le plan axiologique par l’idéologie du bien vivre qui conduit, en Equateur, à repenser le territoire de manière écocentrique et non anthropocentrique, notamment en dépassant le paradigme du droit de l’environnement pour aborder celui des droits de la Nature, et en Colombie à repenser le territoire à la lumière du processus de paix [3].
A partir de ces trois Etats, Giorgia Pavani fait émerger un nouveau paradigme qui montre à l’envi à quel point les questions d’organisation territoriale, dans leur technicité, ont à voir avec la philosophie globale du vivre-ensemble. «Manière[s] d’être de l’Etat [4]», ainsi qu’écrivait Maurice Hauriou, elles apparaissent porteuse d’un imaginaire qui en fait des tout autant des manières d’être des communautés humaines. La démarche illustre en outre, dans une perspective épistémologique cohérentiste, l’interaction entre le droit positif, d’une part, et les outils dont se dotent les juristes pour l’étudier. C’est ainsi le droit français issu de la Révolution française qui fournit la matière première d’une modélisation, tout comme les droits colombien, équatorien et bolivien suscitent un nouveau paradigme. Mais en retour, les modèles ne sont pas sans incidence, notamment par les cadres intellectuels qu’ils solidifient, sur le droit positif envisageable. L’échec de certaines réformes en Italie en 2001, les hésitations des actes successifs de la décentralisation en France, notamment au cours de la décennie 2010 et encore aujourd’hui à travers les vicissitudes du projet de loi «4D[5]», témoignent ainsi non seulement d’atermoiements politiques, mais également de difficultés à faire évoluer certains cadres de pensée. L’ouvrage met ainsi en lumière à quel point ce qu’il est possible de nommer les « cultures administratives » ne sont pas la simple toile de fond des évolutions constitutionnelles et législatives, mais apparaissent, de manière dialectique, façonnées par elles. A ce titre, il sera intéressant de suivre dans les prochains mois les débats auxquels donnera lieu l’élaboration de la nouvelle Constitution chilienne, et de voir comment le constituant décidera de situer le gouvernement local de cet Etat vis-à-vis de ce mouvement de fond.
Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage, illustration remarquable de science juridique théorisée et appliquée à la fois, d’offrir une matière particulièrement fertile en vue, sans pour autant faire preuve à leur égard du moindre fétichisme, d’imaginer les catégories juridiques qui sauront ainsi stimuler le développement des études de droit administratif comparé.
[1] V. p. ex. AA VV, El comparatismo en derecho administrativo, Facultad de Jurisprudencia, Especialización, Derecho Administrativo, 2019, https://repository.urosario.edu.co/handle/10336/19790; Auby J.-B., Dutheil de la Rochère J., Droit administratif européen, Bruxelles, Bruylant, 2007; Barnés Vásquez J., El procedimiento administrativo en el derecho comparado, [Andalucía] : Consejería de la Presidencia de la Junta de Andalucía ; Madrid, España : Editorial Civitas, 1993; Fromont M., Droit administratif des Etats européens, Paris PUF, 2006; Moderne F., Apuntes de derecho administrativo comparado, Bogotá, Facultad de Jurisprudencia, Universidad del Rosario, 2002; Napolitano G., Diritto amministrativo comparato, Milano, A. Giuffrè, 2007; Rose-Ackerman S., Lindseth P.L. (ed.), Comparative Administrative Law, Cheltenham, Elgar, 2010; Schwarze J., Droit administratif européen, 2ª ed., Bruxelles, Bruylant, 2009.
[2] Sacco R., « Legal Formants: A Dynamic Approach to Comparative Law (Installment I of II) », American Journal of Comparative Law, Vol. 39, 1991, pp. 1-34 ; Sacco R., « Legal Formants: A Dynamic Approach to Comparative Law (Installment II of II) », American Journal of Comparative Law, Vol. 39, 1991, pp. 343-401.
[3] V. p. ex. Estupiñan Achury L., Storini C., Martínez Dalmau R., De Carvalho Dantas F.A.(ed.), La Naturaleza como sujeto de derechos en el constitucionalismodemocrático, pról. Pavani G., Montaño Galarza, Storini C., Bogotá, Universidad libre, 2019, 553 p. ; Restrepo Medina M.A. (ed.), Interculturalidad, protección de la Naturaleza y construcción de paz, Bogotá, D.C., Editorial Universidad del Rosario, 2020, xiv+522 p.
[4] Hauriou M.,« Décentralisation », in Béquet L., Répertoire du droit administratif, Paris, Société d'imprimerie et librairie administratives et des chemins de fer, Paul Dupont, t. IX, 1891, 560+2 p., pp. 471-491, p. 472.
[5] Projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, https://www.dalloz-actualite.fr/flash/dalloz-actualite-publie-texte-de-l-avant-projet-de-loi-4d#.YFDL469KjD4.