Mar Menor rejoint donc désormais la courte liste des écosystèmes dotés d’une personnalité juridique, avec notamment le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande.
Ils sont donc sujets et non objets de droits pour reprendre la distinction de Marie-Angèle Hermitte. C’est à l’aune de la théorie du domaine public que nous souhaiterions commenter ces évolutions, qui ne sont pas accueilli avec faveur par toute la doctrine notamment par Julien Bétaille. Elle nous semble imposer une réflexion sur le retour de l’idée de garde contre celle de propriété. Elle met en place une gouvernance démocratique du domaine public naturel. Enfin, une action populaire est créée pour défendre cette entité. À travers le schéma de gouvernance comme par la création d’une action populaire, elle met le principe démocratique au centre de la gestion de Mar Menor. En réalité, le mouvement tendant à accorder la personnalité morale à des entités naturelles remet profondément en cause le mouvement séculaire d’appropriation exclusive de l’espace par l’État. C’est la gouvernance étatique du domaine qui est aujourd’hui profondément en crise, car elle n’est pas démocratique et elle échoue à protéger la nature. C’est ce changement de paradigme que nous étudions ici.
Le législateur espagnol vient de reconnaître, le 30 septembre dernier, la personnalité juridique de Mar Menor, un lac lagunaire d’eau salée en Murcie. Mar Menor deviendrait ainsi le premier écosystème protégé de cette façon en Europe. L’intérêt de cette loi nous semble double : d’une part, elle prolonge les efforts néo-zélandais, colombiens, indiens, entre autres, visant à doter des entités naturelles d’une reconnaissance juridique autonome ; d’autre part, il nous semble qu’elle invite à réfléchir sur ce que ces développements disent de la nouvelle gouvernance du domaine public naturel qui est en train de se dessiner puisque de la Nouvelle-Zélande à la Colombie et l’Espagne, c’est bien la gouvernance du domaine public qui est concerné puisqu’il s’agit de fleuves ou de lagunes. Ces réformes questionnent en effet profondément la gouvernance du domaine public naturel par l’État. Elles questionnent, car elles mettent en évidence l’absence de prise en compte des intérêts propres des écosystèmes par l’État. Elles renouvellent aussi, car elles mettent au centre de la gouvernance non plus l’administration, mais les populations. En Nouvelle-Zélande et en Colombie, ce sont même les peuples autochtones qui sont mis au centre, c’est leur conception du monde qui reçoit une reconnaissance de l’État. Ces réformes ont ainsi une forte connotation postcoloniale puisqu’il s’agit de revenir, dans le cas néo-zélandais sur le Traité de Waitangi de 1840 qui avait transféré les terres occupées par les Maoris au domaine de la Couronne britannique. Le River Claims Settlement Act de 2017 créé en Nouvelle-Zélande Te Awa Tupua — l’entité vivante comprenant le fleuve Whanganui —, ainsi que Tupua te Kawa — qui incarne les valeurs maories —, et une entité qui constitue la face juridique du fleuve, Te Pou Tupua. L’institution qui agira dans le monde pour défendre les intérêts du fleuve en fonction de la cosmologie maorie est Te Pou Tupua (S. Bourgeois-Gironde, Etre la rivière, PUF, 2020). L’institution est composée d’un représentant des tribus et d’un représentant du Minister for Treaty of Waitangi Negotiations. La Nouvelle-Zélande et l’Espagne se distinguent de la Colombie ou de l’Inde en ce que c’est le législateur — et non les tribunaux — qui est intervenu pour créer une institution.
Il nous semble intéressant de relever ainsi trois éléments dans ces différentes lois. D’une part, on est frappé par le retour de l’idée de garde dans la gouvernance du domaine public. D’autre part, on insistera sur le caractère démocratique de la gouvernance envisagée dans le cas espagnol. Enfin, on relèvera la création d’une action populaire.
Dans le monde de common law, l’idée que l’État n’ est qu’un trustee des biens du domaine public semble bien une règle alors même qu’elle a perdu son autorité en Angleterre ou en tout cas n’est plus utilisée, même si le trust est un véhicule courant dans la fourniture des services publics. On la retrouve aux États-Unis, où Joseph Sax lui a donné ses lettres de noblesse dans l’activisme environnemental. Elle est aussi présente au Canada, en Inde, au Pakistan, aux Philippines, en Ouganda, au Kenya, en Afrique du Sud, entre autres. Dans ces pays l’État n’est donc pas le propriétaire, il est le gardien du domaine pour le public qui est le bénéficiaire des utilités qu’il porte. Cette doctrine fut aussi utilisée au XIXe siècle aux États-Unis pour contester l’aliénation du domaine public et fonder un principe d’inaliénabilité.
On sait qu’en France cette façon de considérer le rapport de l’État au domaine public, présente au moins en doctrine au XIXe siècle, a laissé la place progressivement à l’idée que l’État est le propriétaire du domaine. L’idée en a été ratifiée par le Conseil constitutionnel dans la décision Privatisation avant d’être consacrée par le législateur dans le Code général de la propriété des personnes publiques.
Or, ce qui ressort de la loi espagnole c’est bien l’idée de garde. L’article 3 de la loi institue une gouvernance tripartite de l’espace : un comité de représentants, composé de représentants des administrations publiques qui interviennent dans cette zone et des citoyens des municipalités riveraines ; une commission de contrôle (les gardiens de la lagune de Mar Menor) ; et un comité scientifique. Le schéma de gouvernance reproduit une forme de schéma constitutionnel avec un exécutif et un organe de contrôle et inscrit donc un contre-pouvoir. L’institution globale est appelée Tutoría del Mar Menor que l’on peut traduire par tuteur qui importe donc dans le domaine de la gouvernance naturelle une institution juridique prévue pour les incapables, les mineurs. Le tutorat introduit encore une fois l’idée d’une action pour le bien de quelqu’un d’autre et surtout d’une relation qui n’est pas basée sur un lien de propriété. L’idée de garde se retrouve avec la Commission de contrôle composée de gardiens et gardiennes qui représente les municipalités.
Le retour à l’idée de garde pour structurer la relation de l’État aux biens publics nous semble central pour faire entrer la nature et les citoyens dans le schéma de gouvernance. Il s’agit d’une réflexion bien intempestive en l’état actuel du droit positif en France, mais qui est en réalité indispensable si l’on souhaite mettre enfin la nature et les citoyens (actuels et futurs) au centre du domaine et non plus l’Administration.
Étudions à présent le caractère démocratique de la gouvernance.
La loi espagnole crée donc trois institutions composant le Tuteur de Mar Menor : un comité des représentants, une commission de contrôle et un comité scientifique. Le comité des représentants comprend trois membres de l’Administration générale de l’État, trois membres de la Communauté autonome et sept représentants des citoyens. Le comité détient une fonction de proposition d’action pour la protection de l’écosystème. La représentation envisagée met donc en minorité l’Administration (de l’État et de la Communauté). La Commission de contrôle, elle, comprend des représentants des municipalités riveraines, désignés par les Conseils municipaux et qui seront renouvelés après chaque élection municipale. Il y aura aussi des représentants des secteurs économiques qui ont un intérêt dans l’écosystème et des jeunes. Il y a donc une double représentation : citoyenne et professionnelle et plus largement de l’ensemble des groupes susceptible d’avoir un intérêt dans les utilités de Mar Menor.
Il y a enfin un comité scientifique dont l’indépendance est assurée par le prestige scientifique et la non-rémunération. Le comité jouera un rôle de conseil.
La gouvernance de l’entité met donc au centre les citoyens dans les deux instances importantes, avec en outre un système de surveillance. L’existence d’une sanction effective est cruciale dans la mise en place d’un commun, d’après les travaux d’Elinor Ostrom. Le groupe de travail sur l’Echelle de communalité, dirigé par Judith Rochfeld, a aussi préconisé l’existence d’un système de surveillance séparé. On retrouve d’ailleurs ce type de gouvernance dans la société anonyme à directoire et conseil de surveillance.
On terminera par relever la création d’une action populaire, essentielle aussi en instituant un tiers, le juge, comme arbitre de la sauvegarde de Mar Menor.
Dans le livre bien connu « Should trees have standing? », Christopher Stone avait défendu dans les années 70 l’intérêt à agir des arbres — en réalité des ONG de défense de la nature. La loi espagnole va plus loin en mettant en place une action populaire.
Le schéma de gouvernance semble donc mettre en place deux systèmes de sanction : l’un est intégré à la gouvernance, en la personne du comité de contrôle et l’autre est externe et constitué par l’existence d’un recours qui peut être largement actionné.
L’article 6 dispose ainsi que « Toute personne physique ou morale a le droit de défendre l’écosystème de la Mar Menor, et peut faire valoir les droits et les interdictions contenues dans cette loi (…) par le biais d’une action déposée auprès du tribunal ou de l’administration publique correspondante. Cette action en justice sera intentée au nom de l’écosystème Mar Menor en tant que véritable partie intéressée. La personne qui introduit une telle action et qui obtient gain de cause a le droit de recouvrer l’intégralité des frais du litige (…) ».
Le choix d’une action populaire peut surprendre au premier abord. Est-ce une preuve de défiance vis-à-vis des personnes disposant d’un intérêt direct dans l’écosystème ?Pourquoi en effet ne pas limiter l’action à ceux-ci ? L’action populaire existait en effet en droit romain (l’actio sepulchri violati servait à défendre les sépultures par exemple) et elle se développe aujourd’hui au Portugal, au Brésil, en Colombie ou aux Pays-Bas (J. Rochfeld [dir.], Échelle de communalité, p. 411). Elle est préconisée en France par une partie de la doctrine. Le choix de l’action populaire par le législateur espagnol signifie que tout le monde a un intérêt pour le bien-être de cet écosystème. Il s’explique aussi certainement par la volonté d’assurer la plus grande efficacité possible du régime de protection de Mar Menor.
Cet exemple illustre donc bien la façon dont, à travers la protection de la Nature, les citoyens se réapproprient la gouvernance du domaine public naturel. La personnalité morale de la Nature éblouit, mais cache l’essentiel : c’est une victoire des citoyens contre l’État qui renouvelle profondément la conception du domaine caractérisé, en France en tout cas, par l’idée de propriété et de valorisation.