Cet article étudie la loi néo-zélandaise Te Pire Whakatupua mō Te Kāhui Tupua/Taranaki Maunga Collective Redress Bill (2025), qui octroie la personnalité juridique au mont Taranaki, poursuivant ainsi le mouvement initié par Te Urewera (2014) et la rivière Whanganui (2017). La loi intervient principalement comme réparation historique pour les injustices subies par les iwi (tribus māories) en raison des violations du Traité de Waitangi par la Couronne, telles que les confiscations territoriales et les atteintes aux pratiques culturelles. Elle instaure une gouvernance partagée entre les iwi et l’État, interdit toute exploitation commerciale susceptible de compromettre l'intégrité du site, et restaure les appellations māories traditionnelles. Ce cadre juridique novateur redéfinit profondément les relations homme-nature en intégrant explicitement les valeurs et concepts māoris, illustrant ainsi l’évolution des droits de la nature au-delà du simple droit de l'environnement.
Te Urewera, a été la première entité naturelle au monde à se voir accorder la personnalité juridique en 2014, suivie par le fleuve Whanganui en 2017. Revenons sur le premier cas, qui inaugure cette série et qui interroge, précisément, sur le type d’entités et de circonstances qui la constitue jusqu’ici et qui sans doute est amenée à se poursuivre sur la base des mêmes critères. Le Te Urewera Act 2014 est une loi néo-zélandaise qui confère une personnalité juridique au territoire de Te Urewera, une ancienne réserve forestière située sur l'île du Nord de la Nouvelle-Zélande et historiquement liée au peuple Māori Tūhoe. Te Urewera était une réserve nationale, mais elle a été juridiquement transformée en une entité juridique à part entière, acquérant alors des droits et des responsabilités propres, tout en prenant en compte la cosmovision du peuple Tūhoe, qui considère Te Urewera comme un être vivant et spirituellement autonome. L’attribution de la personnalité juridique participe ici d’une reconnaissance culturelle. Elle n’est pas pour autant l’adoption dans la loi d’une forme d’animisme (quelle qu’en soit la variante anthropologique particulière), mais elle admet que des valeurs Māories peuvent être amenées à s’exprimer dans le cadre juridique qu’ouvre la personnalisation juridique de cette entité naturelle. Sur le plan pratique, cette loi signifie également la fin de la gestion étatique exclusive. Avant cette loi, Te Urewera était administré par le Department of Conservation néo-zélandais. Avec cette réforme, la gestion a été confiée à un conseil (Te Urewera Board), composé à parts égales de représentants du gouvernement et du peuple Tūhoe. Sur le plan philosophique, il est évidemment tentant de ressaisir cette loi au sein d’un mouvement plus général en faveur de la reconnaissance des droits de la nature.
Ce premier texte législatif marque assurément un tournant dans la reconnaissance des entités naturelles comme sujets de droit et, de fait, les principaux effets juridiques, que l’on va retrouver dans le Te Awa Tupua (concernant le fleuve Whanganui) en mars 2017 et le Te Pire Whakatupua mō Te Kāhui Tupua/Taranaki Maunga Collective Redress Bill en février 2025 (concernant le Mont Taranaki) pointent dans cette direction. Le Te Urewera n’appartient à personne, ni à l’État, ni aux iwi Tūhoe et il peut ester en justice en tant qu’entité propre, via son conseil de gestion. Le passage d’objet approprié à personne douée d’une autonomie juridique constitue la principale mesure visée par les droits de la nature, dans leur version néozélandaise (il en va différemment dans d’autres contextes, comme en Equateur par exemple, où les entités naturelles n’ont pas acquis la personnalité juridique mais jouissent de droits subjectifs inscrits dans la constitution).
Dans ces trois cas historiques en Nouvelle-Zélande, l'octroi de la personnalité juridique s'inscrit dans le cadre du règlement des griefs entre la Couronne et les Iwi (groupes tribaux autochtones) concernant les violations du Traité de Waitangi. Ce traité, document fondateur de la Nouvelle-Zélande, a été signé en 1840 entre les peuples Māoris et la Couronne. Ce traité a valeur quasi-constitutionnelle. Dans la région de Taranaki, huit Iwi avaient déposé des plaintes auprès du Tribunal de Waitangi pour des violations historiques du Traité. Parmi ces violations figurent l'utilisation de forces militaires pour achever des acquisitions foncières, la confiscation des terres, le changement de nom du mont, le non-respect des engagements de création de réserves, ainsi que l'interdiction des pratiques traditionnelles Māories parallèlement à la promotion du tourisme. Le Tribunal de Waitangi – un tribunal de transition en vue d’une réconciliation historique – établi en 1975, examine ces griefs et procède à des investigations et audiences avant d'émettre deux rapports : le premier vise à établir les faits, tandis que le second formule des recommandations pour la réparation des torts subis. Ces rapports servent de base aux négociations entre la Couronne et les Iwi, qui aboutissent à un accord ensuite formalisé par une législation. Comme l'a souligné Paul Goldsmith, ministre en charge des négociations du Traité de Waitangi, lors des débats parlementaires : « À travers les huit accords individuels conclus avec les Iwi de Taranaki, la Couronne s'est engagée à négocier ultérieurement une réparation collective concernant le mont Taranaki. »
L'octroi de la personnalité juridique concrétise cette promesse. La personnalisation juridique de cette entité naturelle n’est donc pas avant tout motivée par des questions environnementales mais par un contexte historique et politique inter-humains. La reconnaissance de la personnalité juridique aux entités naturelles doit donc être d’abord comprise dans le contexte des droits des peuples autochtones et de leurs relations avec l'État. Bien que la protection de l'environnement puisse constituer l'un des objectifs de cette reconnaissance, celle-ci ne saurait être réduite, nous y insistons, à un simple mécanisme de protection de la nature. En ceci, la question dépasse de très loin le débat, suscité en d’autres lieux, entre efficacité environnementale respective du droit de l’environnement et des droits de la nature. Le débat ne situe pas essentiellement là. Dans le paradigme Māori (te ao Māori), le concept de whakapapa (généalogie) est fondamental. Les montagnes et autres entités naturelles ne sont pas seulement des ressources à protéger, elles font partie intégrante de l'identité ancestrale des Iwi, qui considèrent le mont Taranaki comme leur tipuna (ancêtre). La personnalité juridique octroyée à ces entités traduit juridiquement cette personnification et cette relation spirituelle et culturelle. Elle est la reconnaissance de valeurs. La reconnaissance de la personnalité juridique a cependant pour but de structurer et de réguler les interactions entre les Iwi et la Couronne. Cette approche permet d'établir des mécanismes de cogestion entre ces deux parties, et implique un dispositif permettant d'intégrer à la fois le savoir Māori et les connaissances scientifiques sur la manière de prendre soin d'un lieu. Comme pour le fleuve Whanganui et Te Urewera, la gestion du mont Taranaki Mounga sera partagée entre la Couronne et les Iwi, bien que les modalités exactes de cette cogestion puissent varier d'un cas à l'autre.
Le texte du Te Pire Whakatupua mō Te Kāhui Tupua/Taranaki Maunga Collective Redress Bill est structuré en neuf parties et cinq annexes, couvrant divers aspects du redressement historique et juridique, notamment la restitution des terres, la reconnaissance d'une personnalité juridique pour Taranaki Maunga, la gestion des ressources naturelles et la participation des iwi à la gouvernance de la montagne. Nous rapportons ici cinq points essentiels de cette nouvelle loi.
1. Excuses de la Couronne
L’une des parties fondamentales du projet de loi est la reconnaissance des fautes passées de la Couronne et la présentation d’excuses officielles. Pendant le XIXe siècle, la Couronne a systématiquement marginalisé les iwi de Taranaki en leur confisquant près de 500 000 hectares de terres, y compris Taranaki Maunga, suite aux guerres de colonisation. Ces confiscations ont brisé des liens spirituels et culturels millénaires entre les iwi et leur montagne sacrée. Le texte détaille comment les Māori de Taranaki ont été exclus des décisions concernant la gestion des terres, notamment lors de la création d’un parc national en 1900, ce qui a empêché les pratiques culturelles traditionnelles et permis l’exploitation de certaines ressources naturelles sans leur consentement. Ces actions ont été reconnues comme une violation du Te Tiriti o Waitangi (Traité de Waitangi) et de ses principes.
2. Reconnaissance de Taranaki Maunga comme une entité juridique autonome
Un aspect fondamental du projet de loi est la reconnaissance de Te Kāhui Tupua comme une personnalité juridique unique, un concept qui a, comme nous l’avons rappelé, déjà été appliqué pour Te Urewera (territoire de Ngāi Tūhoe) et pour la rivière Whanganui (Te Awa Tupua). Cette reconnaissance donne une personalité légale à Taranaki Maunga, ce qui signifie qu'il ne peut être possédé par personne mais est représenté par un organisme de gestion, Te Tōpuni Kōkōrangi. Ce cadre juridique incorpore la vision Māori du whakapapa (lignée et connexion ancestrale), dans laquelle la montagne est considérée comme un tūpuna (ancêtre). Le projet de loi prévoit également que toutes les terres du parc national seront transférées à Te Kāhui Tupua, mais resteront inaliénables, c'est-à-dire qu'elles ne pourront pas être vendues ni transférées à des tiers. Cette disposition garantit une protection à long terme de Taranaki Maunga et empêche toute exploitation commerciale qui pourrait compromettre son intégrité.
3. Gouvernance et gestion par les iwi
La gestion de la montagne et de son environnement sera assurée par Te Tōpuni Kōkōrangi, une structure représentant les huit iwi de Taranaki. Cet organisme sera responsable de veiller au respect des valeurs fondamentales du maunga (Ngā Pou Whakatupua), qui comprennent des principes de protection, de gestion environnementale et un ensemble de valeurs spirituelles. Le projet de loi établit également une nouvelle politique de gestion du parc national, He Kawa Ora, qui reflétera les valeurs culturelles et environnementales des iwi et garantira leur participation active à la prise de décision. Cette inclusion représente un pas important vers la reconnaissance de la souveraineté et de l’autodétermination des iwi de Taranaki, sans toutefois conférer de véritables prérogatives territoriales.
4. Changements dans la nomenclature officielle
Le texte prévoit un changement des noms officiels des sites concernés pour refléter leur identité Māori. Ainsi, Mount Egmont deviendra Taranaki Maunga, et le parc national portera désormais le nom de Te Papa-Kura-o-Taranaki. Cette modification symbolique est une reconnaissance de l'importance historique et culturelle des noms traditionnels et un moyen de restaurer la dignité des iwi de Taranaki. Nous avons analysé dans Être la Rivière – comment le fleuve Whanganui est devenu une personne selon la loi (PUF, 2020) comment la toponymie maorie constituait un double système de navigation et de mémorisation sur l’ensemble du territoire.
5. Gestion des ressources naturelles et restrictions sur l’exploitation minière
Une autre disposition clé du projet de loi est l’interdiction totale de toute exploitation minière commerciale sur les terres du parc national. Cette protection vise à préserver l’intégrité environnementale de la montagne et de son écosystème unique. En outre, certaines ressources culturelles, comme les matériaux naturels utilisés dans les pratiques cérémonielles Māori, pourront être récoltées sous la supervision des iwi.
6. Restitution des terres et implications économiques
Le projet de loi transfère formellement la propriété de Te Whenua Taketake (les terres ancestrales du parc national) à Te Kāhui Tupua, tout en mettant en place un cadre juridique qui empêche leur vente ou leur privatisation. Il introduit également une structure de gestion des actifs pour administrer les ressources économiques liées au maunga, sous la supervision d'une société de gestion des actifs. Cette approche vise à équilibrer la protection culturelle et environnementale avec la viabilité économique des iwi, en leur fournissant un modèle de gouvernance adapté à leurs besoins tout en respectant les principes du Te Tiriti o Waitangi.
Le Te Pire Whakatupua mō Te Kāhui Tupua/Taranaki Maunga Collective Redress Bill¸ comme ses prédécesseurs de 2014 et 2017, est un texte qui reconnaît à la fois les injustices historiques subies par les Māori de Taranaki et leur lien spirituel et culturel avec leur montagne ancestrale. La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi le Parlement d'Aotearoa Nouvelle-Zélande a-t-il pris la décision d’accorder la personnalité juridique à ces éléments naturels afin de refléter la vision cosmologique des Māori ? La réponse est avant tout d’ordre constitutionnel. La reconnaissance de cette personnalité a permis de surmonter une impasse entre la Couronne et certains iwi dans le règlement des injustices historiques antérieures à 1992, dans le cadre du Traité de Waitangi. Il s’est donc agi de compromis de principe, qui ont non seulement ouvert la voie à une réparation des violations massives du Traité par la Couronne, mais ont également jeté les bases d’une nouvelle relation pour l’avenir.
Toutefois, cette reconnaissance juridique ne se limite pas à corriger les torts du passé. Elle transforme également la manière dont ces lieux sont perçus par la majorité pākehā (d’origine britannique) et influence la façon dont tous les citoyens interagiront avec eux à l’avenir. Ce changement s’opère notamment à travers les nouvelles structures de gouvernance mises en place pour représenter ces "personnes" et protéger leurs intérêts. Mais au-delà de ces aspects pratiques, il marque une évolution profonde dans la conception même de ces entités au sein du droit néo-zélandais : elles ne sont plus simplement considérées comme des ressources exploitables par l’État, mais comme des êtres avec lesquels une relation durable doit être entretenue. En intégrant ces forêts, fleuves et montagnes dans le maillage juridique et les pratiques institutionnelles d’Aotearoa Nouvelle-Zélande, cette loi dépasse donc le cadre habituel du droit de la conservation. Elle modifie en profondeur la manière dont le droit et les citoyens interagiront avec ces espaces, reflétant ainsi un tournant dans la reconnaissance des visions autochtones du monde et dans la relation entre l’homme et la nature.