Thomas Perroud a commenté dans notre Blog (15 septembre 2022) la loi espagnole qui a attribué la personnalité juridique à la lagune de la Mar Menor. On trouvera ci-après une traduction de cette loi.
« Préambule
Les motifs de l’adoption de la présente loi sont de deux ordres : il s’agit d'une part, de la grave crise socio-environnementale, écologique et humanitaire qui affecte le Mar Menor et les habitants de ses municipalités côtières ; il s’agit, d'autre part, de l'inadéquation du système juridique de protection actuel, malgré les importantes évolutions normatives qui ont émaillé les vingt-cinq dernières années.
Le texte concerne l'ensemble de l'écosystème lagunaire marin de la Mar Menor, d'une superficie de 135 km2, la plus grande lagune côtière de la Méditerranée espagnole et l'une des plus grandes de la Méditerranée occidentale. Avec une profondeur moyenne de 4 m et une profondeur maximale de 7 m, elle est séparée de la mer Méditerranée par un cordon sableux établi sur des affleurements rocheux d'origine volcanique, long de 22 km et large de 100 à 1 500 m (connu sous le nom de La Manga), et traversé par cinq canaux ou voies de communication avec la mer Méditerranée. L'ensemble de ses composantes - la biodiversité caractéristique (habitats, flore et faune), le système hydrogéologique avec lequel il est relié et qui forme son bassin versant, le fond de la lagune, l'eau et sa salinité, les zones humides côtières, le tout décrit dans le rapport global sur l'état écologique de la Mar Menor, élaboré par le Comité consultatif scientifique du Mar Menor et publié le 6 février 2017-, a subi une série de pressions résultant de l'intensification des usages qui, depuis les années 1960, se sont développés. Le rapport identifie la convergence de divers impacts sur le Mar Menor.
En outre, avec ses atouts environnementaux, la Mar Menor est l'un des principaux éléments d'identification culturelle de la Région de Murcie, et suscite un fort attachement affectif chez tous les Murciens. La preuve en est donnée par la création de diverses plateformes citoyennes qui regroupent des associations de quartier, des organisations environnementales, des groupes professionnels, des fondations culturelles, etc. qui exigent des mesures de régénération et de protection de cet écosystème et qui, le 30 octobre 2019, ont organisé une manifestation massive dans la ville de Carthagène, forte de plus de 55 000 personnes demandant des mesures pour sauver le Mar Menor.
Pour toutes ces raisons, le moment est venu de faire un saut qualitatif et d'adopter un nouveau modèle juridico-politique, en accord avec l'avant-garde juridique internationale et le mouvement mondial pour la reconnaissance des droits de la nature.
La présente loi est adoptée dans le cadre de la loi organique 3/1984, du 26 mars 1984, qui régit l'initiative législative populaire. Son objectif est de conférer la personnalité juridique à l'écosystème lagunaire de la Mar Menor, afin de le doter, en tant que sujet de droit, d'une charte de droits propre, fondée sur sa valeur écologique intrinsèque et la solidarité intergénérationnelle, garantissant ainsi sa protection au profit des générations futures.
Reconnaître les droits de l'écosystème de la lagune Mar Menor et de son bassin, c'est respecter nos engagements internationaux, comme l'Accord de Paris de 2015 sur le changement climatique, et se mettre en conformité avec les exigences de la nouvelle période géologique dans laquelle notre planète est entrée, l'Anthropocène. Au XXIe siècle, les graves dommages écologiques causés par le modèle de développement humain nous obligent à étendre notre responsabilité envers l'environnement naturel. Dans le même temps, l'octroi de droits sur l'entité naturelle de la Mar Menor renforce et étend les droits des personnes vivant dans la zone lagunaire, qui sont menacées par la dégradation écologique : leurs droits dits bioculturels.
Le grand défi auquel est confronté le droit de l'environnement aujourd'hui est de parvenir à une protection efficace de la nature et des cultures et modes de vie humains qui y sont étroitement associés, comme c'est le cas des municipalités qui bordent la lagune de la Mar Menor. En ce sens, il est nécessaire d'interpréter le droit reconnu applicable et les sujets reconnus dignes de protection juridique à l’aune du profond degré de dégradation écologique dans lequel se trouve la Mar Menor. L'article 45 de notre Constitution a été interprété par le Tribunal Suprême dans ce sens que la Nature en tant qu'écosystème est l'entité qui inclut l'être humain comme un élément intégrant et, par conséquent, celle qui permet le développement de la personne. Dans son arrêt du 30 novembre 1990, le Tribunal Suprême a mis en évidence le lien entre l'environnement naturel et les droits fondamentaux à la vie et à la santé de l'individu, et il a fait expressément référence à l'être humain comme partie intégrante de la nature, non comme un être destiné à la dominer pour la mettre exclusivement à son service.
La "différenciation entre les maux affectant la santé humaine et les risques portant atteinte à d'autres espèces animales ou végétales et à l'environnement est largement due au fait que l'homme ne se considère pas comme faisant partie de la nature mais comme une force extérieure destinée à la dominer ou à la conquérir pour la mettre à son service. Il convient de rappeler que la nature ne peut supporter une utilisation illimitée et qu'elle constitue un capital naturel qui doit être protégé" (Arrêt de la 2e Chambre de la Cour suprême, 30 novembre 1990, numéro 3851/1990, Fundamento de Derecho 17.2).
Conformément à la proposition d'une interprétation écocentrée de notre système juridique, soulignée tant par la Haute Cour que par certains opérateurs juridiques, la catégorie de sujet de droit devrait être étendue aux entités naturelles, sur la base des preuves fournies par les sciences de la vie et du système terrestre. Ces sciences fournissent la base d'une conception de l'être humain considéré comme partie intégrante de la nature, et nous obligent à faire face à la dégradation écologique dont souffre la planète Terre et à la menace qu’elle représente pour la survie de l'espèce humaine.
La déclaration de la personnalité juridique de la Mar Menor et de son bassin permettra une gouvernance autonome de la lagune côtière, comprise comme un écosystème digne de protection en soi, une nouveauté juridique qui renforce la protection accordée jusqu'à présent : la lagune passe du statut de simple objet de protection, de récupération et de développement à celui de sujet indissociablement biologique, environnemental, culturel et spirituel.
Article 1. La présente loi déclare la personnalité juridique de la lagune de Mar Menor et de son bassin qui sont reconnus comme constituantun sujet de droit.
Aux fins de la présente loi, on entend par bassin du Mar Menor :
(a) L'unité biogéographique constituée d'un grand plan incliné de 1. 600 km2 dans une direction nord-ouest-sud-est, délimitée au nord et au nord-ouest par les derniers contreforts orientaux des chaînes de montagnes bétiques formées par les chaînes de montagnes précôtières (Carrascoy, Cabezos del Pericón et Sierra de los Victorias, El Puerto, Los Villares, Columbares et Escalona), et au sud et au sud-ouest par les chaînes de montagnes côtières (El Algarrobo, Sierra de la Muela, Pelayo, Gorda, Sierra de La Fausilla et la chaîne minière Cartagena-La Unión, avec ses derniers contreforts au Cap Palos), et comprenant le bassin hydrographique et ses réseaux de drainage (oueds, cours d'eau, zones humides, crypto-zones humides, etc.) ). b) Tous les aquifères (Quaternaire, Pliocène, Messinien et Tortonien) qui peuvent affecter la stabilité écologique de la lagune côtière, y compris l'intrusion d'eau de mer méditerranéenne.
Article 2.
1. La Mar Menor et son bassin sont reconnus comme ayant des droits à la protection, à la conservation, à l'entretien et, le cas échéant, à la restauration, dont la mise enn œuvre est confiée aux gouvernements et aux habitants de la côte. Ils se voient également reconnaître le droit d'exister en tant qu'écosystème et d'évoluer naturellement, ce qui inclut toutes les caractéristiques naturelles de l'eau, des communautés d'organismes, du sol et des sous-systèmes terrestres et aquatiques qui font partie de la lagune Mar Menor et de son bassin.
2. Les droits énoncés au paragraphe précédent ont le contenu suivant :
a) Droit d'exister et d'évoluer naturellement : La Mar Menor est régie par un ordre naturel ou une loi écologique qui lui permet d'exister en tant qu'écosystème lagunaire et en tant qu'écosystème terrestre dans son bassin. Son droit à l'existence implique de respecter cette loi écologique, afin d'assurer l'équilibre et la capacité de régulation de l'écosystème face au déséquilibre causé par les pressions anthropiques provenant principalement du bassin versant.
b) Droit à la protection : Le droit à la protection implique de limiter, d'arrêter et de ne pas autoriser les activités qui représentent un risque ou un dommage pour l'écosystème. c) Droit à la conservation : Le droit à la conservation exige des actions visant à préserver les espèces et les habitats terrestres et marins et la gestion des zones naturelles protégées associées. d) Droit à la restauration : Le droit à la restauration exige, une fois les dommages survenus, des actions correctives dans la lagune et son bassin versant, qui rétablissent la dynamique et la résilience naturelles, ainsi que les services écosystémiques associés.
Article 3 1. La représentation et la gouvernance de la lagune de Mar Menor et de son bassin versant sont assurées par trois organes : un comité de représentants, composé de représentants des administrations publiques qui interviennent dans la zone et des citoyens des municipalités riveraines ; une commission de suivi (les gardiens de la lagune de Mar Menor) ; et un comité scientifique, dont fera partie une commission indépendante de scientifiques et d'experts, d'universités et de centres de recherche. Les trois organes mentionnés, le comité des représentants, la commission de suivi et le comité scientifique, constitueront le Tuteur de la Mar Menor.
2. Le Comité des représentants sera composé de treize membres, dont trois représenteront l'administration générale de l'État, trois la communauté autonome et sept les citoyens (initialement les membres du groupe promoteur de l'initiative législative populaire). L'une des fonctions du Comité des représentants est de proposer des actions pour la protection, la conservation, l'entretien et la restauration de la lagune, et aussi de superviser et de contrôler le respect des droits de la lagune et de son bassin, sur la base des contributions de la Commission de suivi et du Comité scientifique.
3. La commission de suivi (gardiens et gardiennes) sera composée d'une personne titulaire et d'une personne suppléante représentant chacune des municipalités riveraines ou de bassin (Cartagena, Los Alcázares, San Javier, San Pedro del Pinatar, Fuente Álamo, La Unión, Murcia et Torre Pacheco) désignées par les conseils municipaux respectifs et qui seront renouvelées après chaque élection municipale. Ainsi qu'un membre et un suppléant représentant chacun des secteurs de défense économique, sociale et environnementale suivants : entreprises, syndicats, voisinage, pêche, agriculture, élevage (avec représentation de l'agriculture et de l'élevage biologiques et/ou traditionnels), défense de l'environnement, égalité des sexes et associations de jeunes.
Ces personnes, qui doivent avoir une expérience préalable dans la défense de l'écosystème de la Mar Menor, seront nommées par accord des organisations les plus représentatives de chacun des secteurs susmentionnés, sous la convocation et la supervision de la Commission de promotion, et pour une période de quatre ans renouvelables. La commission de suivi est constituée dans un délai maximum de trois mois après la publication de la présente loi.
Les activités de la commission de suivi comprennent la diffusion d'informations sur la présente loi, le suivi et le contrôle du respect des droits de la lagune et de son bassin, et l'information périodique sur le respect de la présente loi, en tenant compte des indicateurs définis par le comité scientifique pour analyser l'état écologique de la Mar Menor dans ses rapports.
4. Le comité scientifique sera composé de scientifiques et d'experts indépendants spécialisés dans l'étude de la Mar Menor, proposés par les universités de Murcie et d'Alicante, par l'Institut espagnol d'océanographie (Centre océanographique de Murcie), par la Société ibérique d'écologie et par le Conseil supérieur de la recherche scientifique, pour une période de quatre ans renouvelables.
L'indépendance du Comité scientifique sera garantie par deux conditions pour ses membres : un prestige scientifique reconnu et la non-rémunération.
Le Comité scientifique aura notamment pour fonction de conseiller le Comité des représentants et la Commission de suivi, et d'identifier des indicateurs sur l'état écologique de l'écosystème, ses risques et les mesures de restauration appropriées, qu'il communiquera à la Commission de suivi.
Article 4 Toute conduite violant les droits reconnus et garantis par la présente loi, de la part de toute autorité publique, entité de droit privé, personne physique ou morale, engendrera une responsabilité pénale, civile, environnementale et administrative, et sera poursuivie et sanctionnée conformément aux réglementations pénales, civiles, environnementales et administratives devant les juridictions correspondantes.
Article 5. Tout acte ou action de l'une des administrations publiques qui enfreint les dispositions contenues dans la présente loi sera considéré comme nul et pourra être modifié ou révisé par la voie administrative ou judiciaire.
Article 6. Toute personne physique ou morale a le droit de défendre l'écosystème de la Mar Menor, et peut faire valoir les droits et les interdictions de la présente loi et de ses textes d’application, par le biais d'une action exercée auprès du tribunal ou de l'administration publique compétente.
Ces actions seront exercées au nom de l'écosystème Mar Menor en tant que véritable partie intéressée. Les personnes qui les exerceront et qui obtiendront gain de cause auront le droit de recouvrer l'intégralité des frais du litige, y compris, entre autres, les honoraires des avocats, avoués, experts et témoins, et elles sont exonérées des frais de procédure et des cautions dues en cas de mesures conservatoires.
Article 7. Les Administrations Publiques, à tous les niveaux territoriaux et à travers leurs autorités et institutions, ont les obligations suivantes :
1. Développer des politiques publiques et des actions systématiques de prévention, d'alerte précoce, de protection, de précaution, afin d'éviter que les activités humaines ne conduisent à l'extinction de la biodiversité de la Mar Menor et de son bassin ou à l'altération des cycles et processus qui garantissent l'équilibre de son écosystème.
2. Promouvoir des campagnes de sensibilisation sociale sur les dangers environnementaux auxquels est confronté l'écosystème Mar Menor, ainsi qu'éduquer sur les avantages que sa protection apporte à la société.
3. Réaliser des études périodiques sur l'état de l'écosystème de Mar Menor, et dresser une carte des risques actuels et éventuels.
4. Limiter immédiatement les activités qui pourraient entraîner l'extinction d'espèces, la destruction d'écosystèmes ou l'altération permanente des cycles naturels.
5. Interdire ou limiter l'introduction d'organismes et de matières organiques et inorganiques susceptibles d'altérer de façon permanente le patrimoine biologique de la Mar Menor. »
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