Une notion de « beni comuni » a émergé récemment dans le droit public italien, qui permet d’organiser des droits collectifs d’utilisation de certains biens au travers d’accords locaux dits « patti di collaborazione ». Voici quelques indications sur ce mécanisme.
1. La notion de “beni comuni” a une origine principalement doctrinale, dans laquelle se signalent notamment les travaux d’une Commission Rodotà, chargée en 2007 de réfléchir sur une réforme des dispositions du code civil sur les biens publics.
Elle ne correspond donc pas à un statut d’ensemble bien défini et pourtant elle peut être rattachée à diverses sources existantes.
Elle peut se réclamer de l’article 42 de la Constitution, qui admet la « fonction sociale » de la propriété et dont peut se déduire la dissociation possible de celle-ci et de l’accès. Elle peut être aussi rattachée à son article 2, qui consacre le principe dit « personnaliste », les biens communs pouvant apparaitre comme une condition de la pleine jouissance des droits de la personne humaine. La Cour de Cassation, dans un arrêt du 14 février 2011 concernant les « vallées de pêche de la lagune de Venise », s’est également référée à l’article 9, concernant la protection du paysage, laquelle, selon elle, s’étend non seulement aux biens domaniaux et plus largement aux propriétés de l’Etat, mais aussi aux biens qui, « par leur nature ou les finalités qui leur sont assignées, apparaissent, sur la base d’une interprétation d’ensemble du système juridique, comme contribuant à la poursuite et à la satisfaction des intérêts de la collectivité ».
La notion de biens communs peut se concilier avec le Code civil et notamment son article 810, qui admet que « sont des biens les choses qui peuvent devenir objets de droits ». Ces dispositions n’excluent pas la consécration de l’existence de biens qui se prêtent à une jouissance partagée et sur lesquels peuvent s’exercer des droits variés, distincts de la propriété et liés à une utilisation commune et responsable comme à la possibilité même d'en prendre soin de manière collective.
A cela s’ajoute le fait que la popularité croissante de la thématique des « commons », à partir des années 1990, incité le législateur national et les législateurs régionaux à qualifier de « beni comuni » une pluralité de biens matériels et immatériels comme le patrimoine architectural, l’eau, le vent, le sol, le territoire et l’environnement ou encore la santé, l’instruction, les services publics, l’infrastructure, la légalité et la sécurité. Il faut savoir que la théorie des biens communs a été relancée en Italie par la crise économique de 2008, comme pouvant suggérer des moyens pour soutenir l’action de l’administration publique par l’intervention de particuliers dans un optique collaborative et communautaire.
En outre, ces idées se relient aux théories, apparues à la fin des années 1990, de « l’administration partagée » (« amministrazione condivisa » , Arena), du « droit administratif paritaire » et de la « co-administration », que l’on peut relier au principe de « subsidiarité horizontale » introduit en 2001 à l’article 118 §4 de la Constitution : « l’Etat, les Régions, Les Villes Métropolitaines, les Provinces et les Communes favorisent les initiatives prises par les citoyens, individuellement ou en associations, pour le développement d’activités d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité « . Cet article reconnait non seulement le droit pour les citoyens de s’impliquer dans la définition des politiques publiques aptes à satisfaire les besoins collectifs, mais aussi l’obligation pour les administrations de reconnaitre et favoriser cette implication, y compris par des actions de coordination, de soutien et d’accompagnement.
C'est dans ce contexte qu’ont commencé à apparaitre des règlements communaux relatifs aux « biens communs urbains » (« beni comuni urbani ») inspirés d’une expérience pilote conduite par la commune de Bologne à partir de 2014. Aujourd’hui, on compte 240 de ces règlements, adoptés par des communes et des unions de communes ( on peut y accéder à l’adresse suivante : https://www.labsus.org/i-regolamenti-per-lamministrazione-condivisa-dei-beni-comuni/), qui constituent notamment autant de pierres dans la construction d’un « droit de la ville ». Concrétisés par le mécanisme des « pactes de collaboration » (« patti di collaborazione »), accords passés entre l’administration locale et les citoyens mobilisés (individuellement ou de manière organisée), ils sont le support de nombreuses pratiques participatives concernant la régénération urbaine, la réutilisation -parfois temporaire- d’immeubles publics ou privés, l’assainissement et la requalification de zones dégradées et d’espaces publics délaissés.
La preuve du succès de ces expériences est apportée par l’attention croissante que leur porte l’Etat, qui se manifeste par l’adoption de textes qui valorisent la participation de groupes de citoyens au développement d’activités d’intérêt général (voir article 55 du Code du Tiers Secteur), à la gestion de zones vertes urbaines, ou encore à la maintenance d’espaces et de biens d’intérêt général (articles 189 et 190 du Code des Contrats Publics) ou de biens culturels immobiliers (article 151 du même Code). Elle est confirmée par l’adoption, en juillet 2020, d’une loi de la Région Toscane sur le gouvernement collaboratif des biens communs et du territoire.
2. Une bonne partie des analyses consacrées aux « beni comuni » se réfère à la notion économique de « commons », telle que l’ont fait connaitre, notamment, l’étude classique de Garett Hardin sur la « tragédie des communs, puis les travaux d’Elinor Ostrom.
Le déjà ample débat doctrinal que le sujet a suscité en Italie peut être résumé en admettant que les « beni comuni » sont les biens qui présentent comme caractéristiques d’être :
- aptes à satisfaire des besoins essentiels de l’homme, allant de la survie à la dignité, à la possibilité d’exprimer pleinement sa personnalité humaine ;
- non excludables dans leur jouissance et (au moins potentiellement) accessibles à tous ceux qui éprouvent les besoins auxquels ils correspondent, et pas seulement aux titulaires d’un droit de propriété ;
- rivaux dans leur usage en raison de leur fréquente qualité de bien ou ressource rare, qui interdit une utilisation illimitée ;
- rapportés à une dimension commune, en ce sens que celui qui en use y a accès en tant qu’il appartient à une communauté, qui peut être ouverte et non excluante, au sens de la notion de « communautarisme négatif » ;
- situés au-delà de la distinction public/privé, en ce que la notion de « bene comune » ignore non seulement le dogme de la nécessaire intervention de l’Etat comme filtre de l’intérêt général et le paradigme privatiste de la propriété individuelle et exclusive, mais aussi la logique néolibérale de la nécessaire intervention du privé pour pallier l’inefficacité du public, comme la logique mercantiliste qui soumet la satisfaction des besoins essentiels à la seule logique de l’échange. Face à tout cela, la notion de « commun » entend valoriser la dimension collective non seulement dans la jouissance des « beni comuni », mais aussi dans l’obligation pour les membres de la communauté d’en prendre soin, au-delà de la satisfaction de leurs propres intérêts individuels ;
-pouvant faire l’objet d’une jouissance sans titre de propriété, ce qui implique de distinguer leur statut du régime propriétaire auquel ces biens sont par ailleurs soumis, entre des mains publiques ou privées : ils impliquent une limitation des droits de disposition et de gestion du propriétaire ;
-étrangers à la logique du marché en ceci qu’ils peuvent lui être soustraits pour préserver leur destination collective ;
- faisant l’objet d’un usage responsable, à la fois du côté du propriétaire, qui doit en préserver l’usage commun, et de la part des utilisateurs, qui doivent en faire une utilisation correcte.
3. Comme cela a été indiqué, les politiques communales de « beni comuni » sont notamment mises en œuvre au travers du mécanisme des « pactes de collaboration » (« patti di collaborazione »).
Ceux-ci peuvent être définis comme les « accords passés entre l’autorité communale et des citoyens, ou groupes de citoyens, qui décident d’utiliser ou régénérer des espaces et biens urbains à des fins collectives » (Giglioni).
Ils définissent les objectifs, la durée et les causes de suspension ou cessation anticipée de la collaboration, les devoirs réciproques des parties, y compris les modalités de l’entretien, de la gestion commune et de l’amélioration du bien par les parties privées et les formes du soutien de la commune, les mesures de publicité du pacte, les modalités de contrôle et de reddition périodique de comptes, ainsi que les obligations en termes d’assurance du bien.
4. Comme indiqué ci-avant, la thèse se répand selon laquelle les « beni comuni » seraient une catégorie intermédiaire entre les biens publics et les biens privés .
A partir de l’arrêt de la Cour de Cassation concernant les vallées de pêche de la lagune de Venise, la jurisprudence s’est engagée dans la recherche d’une construction qui permette de dissocier la propriété formelle de l’exercice des droits de jouissance.
En particulier, certains jugements ont exhumé une notion de « droits d’usage public », retenue par la Cour de Cassation dans un arrêt fameux de 1887 concernant le « ius deambulandi » des citoyens de Rome dans le parc de la Villa Borghese.
Dans cette conception, la propriété se transformerait en une sorte de titre « de service » à finalité essentiellement organisative dans le cadre de laquelle l’habituelle dimension d’exclusivité deviendrait le pouvoir d’organiser l’accès et la jouissance du bien au profit de tous.
Les « beni comuni » se distingueraient des biens publics tels qu’ils sont traditionnellement identifiés par le fait que leur nature se déduirait, non de leur appartenance aux catégories de biens publics énumérés à l’article 822 du code civil, mais de l’utilité collective à laquelle ils seraient assignés.
Naturellement, un « bene comune » peut être aussi un bien public -et même un bien domanial- mais sa nécessaire affectation collective aura pour conséquence, par exemple, que l’administration aura un pouvoir discrétionnaire de ne pas le concéder (solution admise par le Conseil de Justice de la Région de Sicile dans une affaire concernant un bien situé sur le littoral et jugée le 17 mars 2020).
5. La nature juridique des « patti di collaborazione » est discutée.
Un accord semble se faire sur l’idée selon laquelle ils constituent une manifestation du principe de « consensualité » , que l’on peut rattacher à la fois au principe constitutionnel de subsidiarité horizontale et au principe de collaboration, introduit en 2020 dans la loi sur la loi sur la procédure administrative (loi n°241/1990).
Une partie de la doctrine rattache les « patti » à la catégorie des accords administratifs entre administrations et personnes privées, qui est prévue à l’article 11 de la loi sur la procédure administrative. Mais cette qualification est discutée dans la mesure où les « patti » sont élaborés avant toute procédure administrative, et dans la mesure où les accords administratifs sont en fait destinés à réguler une relation public-privé qui a en général un caractère conflictuel.
Ce qui pourrait conduire vers une qualification en termes d’ « accords de collaboration nécessaire », concept proposé par la doctrine pour caractériser les instruments de programmation négociée. Mais une différence réside dans le fait qu’alors que ces accords correspondant à la nécessité de satisfaire les intérêts privés pour servir les intérêts publics, les « patti » procèdent d’un véritable choix, par l’administration, de partager avec des acteurs privés l’exercice de ses propres fonctions en vue de prendre soin de biens communs (Giglioni).
Face à ces difficultés, a été avancée l’idée de caractériser les « patti » comme des accords normatifs entre administration et acteurs privés (sur le modèle des conventions à effets règlementaires dont le droit français admet l’existence et dont l’exemple le plus reconnu est celui des concessions de service public). On peut en effet distinguer au sein des « patti », des clauses visant à réguler le rapport singulier entre la commune et les citoyens mobilisés et des clauses visant à organiser les modalités de jouissance du bien commun par la collectivité (De Donno).
6. Comme cela a été dit, plus de 200 communes ou groupements de communes se sont dotés d’un régime de biens communs urbains.
Ce développement concerne de plus en plus spécialement des actions de régénération urbaine, plus précisément de micro-régénération, par opposition à la macro-régénération, qui se situe au niveau de la planification urbaine générale. Il rejoint par là des évolutions récentes caractéristiques dans le droit italien de l’urbanisme.
En outre, ces pratiques peuvent contribuer aux politiques de limitation de la consommation des sols, comme elles peuvent aider à satisfaire la demande d’équipements publics -espaces verts, centre sociaux et culturels, installations sportives, mais aussi crèches, écoles, structures sanitaires, parkings-, de plus en plus forte tant dans les périphéries que dans les centres historiques.
L’aspect sans aucun doute positif de ce développement peut alors être caractérisé en termes de « droit de la ville » : des expériences tout à fait informelles trouvent un appui dans le pouvoir normatif de la ville et, pour une partie de la doctrine, elles répondent à la demande d’un « droit à la ville », qui peut aujourd’hui se réclamer des articles 117 et 118 de la Constitution.
En sens inverse, on peut craindre que la pratique des « beni comuni » conduise à des processus de « déplanification », les citoyens pouvant être tentés d’y avoir recours pour susciter des transformations urbanistiques non prévues par le plan régulateur local.
Ce risque -qui, en soi, n’est pas nouveau- peut être réduit par des précautions prises à la fois dans le règlement local sur les « beni comuni » et dans la sélection des propositions de « patti di collaborazione ».
Références bibliographiques :
- Arena, G., Iaione, C. (a cura di), L’età della condivisione. La collaborazione fra cittadini e amministrazione per i beni comuni, Roma, Carrocci Editore, 2015;
- Bombardelli M. (a cura di), Prendersi cura dei beni comuni per uscire dalla crisi. Nuove risorse e nuovi modelli di amministrazione, Napoli, Editoriale Scientifica, 2016;
- De Donno, M., Nuove prospettive del principio di consensualità nell’azione amministrativa: gli accordi normativi tra pubblica amministrazione e privati, in federalismi.it, 6, 2018;
- Giglioni, F., I regolamenti comunali per la gestione dei beni comuni urbani come laboratorio per un nuovo diritto delle città, in Munus, 2016, p. 271 ss.