La résurgence d’un intérêt pour les communs se manifeste aussi en Belgique. En juillet 2021, deux députées ont déposé une « note de discussion » consacrée à cette thématique au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale. À partir du contenu de cette note, ce billet expose quelques évolutions récentes dans les rapports entre l’action publique et les communs en Belgique, en particulier au sein de la Région bruxelloise. À l’approche des élections de 2024, il est néanmoins peu probable que cette initiative débouche sur un résultat politique tangible dans un futur proche.
En juillet 2021, deux députées écologistes, l’une issue du parti Groen (écologistes flamands) et l’autre du parti Écolo (écologistes francophones) ont déposé une « note de discussion » intitulée « Les communs : l’art du partage » au Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale[1].
La « note de discussion » est un instrument parlementaire introduit en 2016 par une modification du règlement de l’assemblée. Elle permet à un groupe politique de proposer « d’approfondir un sujet » à travers un débat en commission, et le cas échéant, en séance plénière. Le choix de cet instrument - plutôt que le recours à une proposition de résolution ou de texte normatif -, s’inscrit dans l’idée « d’observer la philosophie des communs ». En d’autres termes, il s’agit de permettre l’ouverture d’un dialogue, à la fois entre les membres de l’assemblée, et entre l’assemblée et les communeur·se·s de la Région.
Les objectifs de la note, un volet descriptif et un volet propositionnel
Le dépôt de cette note poursuit un double objectif. Le premier objectif se retrouve dans le volet descriptif de la note. Le second objectif se déploie dans son volet propositionnel.
Le premier objectif est de familiariser les membres de l’assemblée à la thématique des communs. À cette fin, la note s’ouvre sur un contraste : bien que les communs n’aient significativement gagné en visibilité qu’à la suite de la remise du prix Nobel d’économie (2009) à Elinor Ostrom pour ses travaux sur le sujet, les communs ont « toujours » existé.
La note présente ensuite les communs comme destinés à « renforcer le bien être général », tel que ce bien-être peut être appréhendé, par exemple, à travers l’indicateur du « vivre mieux » de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE). Si la note précise qu’il existe de multiples définitions des communs, elle met en avant une définition tirée du Dictionnaire des biens communs [2].
Cette définition s’articule autour de quatre piliers : « i) l’existence d’un bien (ressource, richesse, connaissance, tradition) en accès partagé ; ii) un système de droits et d’obligations qui précise les modalités d’accès et du partage des bénéfices associés à la ressource ; iii) l’existence d’une structure de gouvernance qui veille au respect des droits, et à la garantie de reproduction à long terme de la ressource ; iv) les règles d’accès et de partage doivent être élaborées par les participants aux communs eux-mêmes. C’est l’idée d’auto-gestion ».
La note de discussion se poursuit par une « brève histoire » des communs, depuis la Charte de la forêt de 1217 jusqu’à la création de Wikipédia, en passant par l’apparition des coopératives et des premières mutualités dans l’ère industrielle. Elle expose une série d’exemples contemporains, tant en Belgique (voir ci-après) qu’à l’étranger, de collaboration entre l’État et les communs. Ce passage particulier de la note marque le point de bascule entre son volet descriptif et son volet propositionnel.
En effet, au-delà de son ambition descriptive, la note vise surtout à « définir le rôle de la politique dans l’accompagnement et le développement des communs ». Elle se positionne tel un « cadre » pouvant permettre de poser les « premiers jalons » qui faciliteraient et favoriseraient de nouvelles formes de coopération entre l’État et les citoyen·ne·s. Concrètement, à travers l’introduction de cette thématique à l’assemblée, il est question in fine de positionner Bruxelles « à la pointe de l’innovation dans le domaine des partenariats public-communs ».
À côté des partenariats public-privé déjà bien établis, le concept du partenariat public-communs (PPC) a été formulé il y a une dizaine d’années par Tommaso Fattori. Pouvant prendre diverses formes, le PPC se caractérise par une « réorientation du rôle de l’État dans lequel son soutien et ses subventions se déplacent des entreprises privées à but lucratif vers le soutien à la mise en commun et à la création de valeur commune ». Ainsi, dans cette configuration, les députées belges soulignent que le rôle de l’État ne serait pas de « se déresponsabiliser ni de se substituer à l’action citoyenne mais de compléter leur action et de sortir de la logique binaire ‘État-marché’, en ouvrant d’autres perspectives ».
L’intérêt d’un tel cadre de collaboration entre l’État et les citoyen·ne·s est motivé par plusieurs considérations : i) répondre à la demande de reconnaissance, de protection et de soutien des communs ; ii) questionner et permettre de repenser la gouvernance et la prise de décision collective à l’aune de certaines valeurs (partage, solidarité, équité, etc.) ; iii) s’appuyer sur la « mise en commun » pour déployer des « facteurs de changement [diversité, inclusion et durabilité] à même de lutter contre la polarisation ».
Un nouveau cadre de collaboration qui ne coule pas de source
Plusieurs évolutions récentes mises en avant dans la note illustrent l’existence de certains bougés dans les rapports entre l’État ou l’action publique et les citoyen·ne·s en Belgique, et en particulier à Bruxelles. Avant d’y revenir, il faut pointer, comme le reflète le dépôt de la note mais sans que celle-ci ne le développe, que cette interaction ne coule pas de source.
D’abord, pour une part des communeur·se·s, une telle relation à la puissance publique « ne va pas de soi »[3]. La note insiste d’ailleurs sur la nécessité de permettre aux citoyennes et citoyens de conserver leur autonomie dans la gestion de ces projets.
Ensuite, comme le soulignent Serge Gutwirth et Isabelle Stengers, les communs génèrent le développement de « droits locaux et vernaculaires », provoquant une « tension fondamentale avec le principe de la prééminence de la loi et du droit ». En effet, si la note insiste sur la longue histoire des communs, Serge Gutwirth rappelle que l’omnipotence de l’État et de la loi à la suite des révolutions libérales du 18e siècle ont mis « brutalement fin au pluralisme juridique et [à] un monde de pratiques juridique issues d’expériences collectives ».
En outre, les communs sont régulièrement opposés au « modèle propriétaire ». Toutefois, soulignant l’ambiguïté tant des communs que du modèle propriétaire. Alain Strowel indique à propos des outils de droit privé et des communs logiciels ou créatifs que « [l]a possibilité d’exploiter à des fins d’ouverture des institutions juridiques comme les droits de propriété et les contrats est inscrite dans ces outils juridiques – mais ces institutions n’ont que rarement été utilisées à cette fin ». Il précise cependant qu’à côté des outils de droit privé, les instruments de droit public jouent un « rôle déterminant » pour les communs. Alors que des initiatives citoyennes émergent pour « répondre à des besoins sociétaux non-satisfaits », la note pointe que : « [l]es dispositifs publics existants – même s’ils évoluent positivement – peinent encore à accueillir et soutenir structurellement ces projets ». En effet, en l’état du droit positif belge, Aurélien Hucq, Gautier Rolland et Céline Romainville avancent que les communs correspondent plus à une « idée méta juridique », bien qu’il existe quelques « figures juridique opératoires » empreintes d’un « certain degré de ‘communalité’ » telles que le patrimoine commun et le régime juridique des choses communes.
Nonobstant les limites du droit positif belge, les initiatives présentées dans la note de discussion reflètent l’émergence de deux tendances dans les rapports entre les citoyen·ne·s et la puissance publique : une esquisse de réponse des pouvoirs publics aux demandes des communeur·se·s et une légère infusion de la « logique des communs » dans l’élaboration des politiques publiques.
Première tendance : répondre aux demandes de reconnaissance, protection et soutien des communs
Les pouvoirs publics belges ont, dans les dernières années, amorcé un début de réponse au triptyque de demandes d’une part des communeur·se·s, à savoir : reconnaître, protéger et soutenir les communs. Si elles ne sont pas toujours explicitement présentées comme telles, ces initiatives illustrent quelques-unes des formes que peut prendre un partenariat public-communs.
L’une d’elles consiste à subsidier des organisations telles que Communa, qui réhabilite des bâtiments vides à Bruxelles pour les mettre temporairement à disposition de projets citoyens à haut impact sociétal.
Une autre forme d’action passe par une modification de la législation. C’est le cas à Bruxelles des communautés d’énergie. Après une phase d’expérimentation réglementaire, la législation bruxelloise transposant la directive (UE) 2019/944 du 5 juin 2019 reconnait, depuis mars 2022, trois types de communauté d’énergie (citoyenne, renouvelable et locale). Ces personnes morales exerçent des activités telles que la production, la consommation et le stockage d’énergie. Leur principal objectif est de « procurer des bénéfices environnementaux, sociaux ou économiques tant à ses membres qu’au niveau du territoire où elle exerce ses activités, plutôt que de générer des profits financiers ».
La figure juridique du Community Land Trust (CLT) ou « alliance foncière régionale » est une combinaison des deux modalités précédentes. Né d’une initiative citoyenne, le CLT s’appuie sur ce que Nicolas Bernard qualifie de « recyclage juridique » du droit de superficie. Le CLT, une organisation sans but lucratif, reçoit un subside de la Région pour acquérir des tréfonds. Il concède ensuite des droits de superficie à des ménages à faibles revenus sur les bâtis préexistants ou construits par l’organisme pour créer des habitations accessibles et des équipements d’intérêt collectif. Le CLT est reconnu par le Code bruxellois du logement depuis 2013. Sa définition a été revue en 2022 et spécifie désormais que le CLT favorise l’implication citoyenne et le partenariat entre monde associatif, citoyen et pouvoirs publics dans ses projets et son mode de fonctionnement.
Deuxième tendance : infuser la « logique des communs » dans l’élaboration des politiques publiques
La deuxième tendance à l’œuvre dans les rapports État-citoyen·ne·s est une infusion de la « logique des communs » dans l’élaboration de certaines politiques publiques. Il s’agit tant de développer une ambitieuse politique publique de soutien aux communs sur un territoire que, plus largement, de partir des principes des communs pour élaborer d’autres types de politiques publiques afin de transformer les modes de production et de consommation, de gestion des ressources, etc.
L’élaboration d’un plan de transition vers les communs pour la ville de Gand (Flandre-Orientale) en 2017 en constitue un premier exemple. Commandée et financée par la ville, cette étude dirigée par Michel Bauwens, théoricien du pair-à-pair, a été réalisée de manière participative. Elle formule des propositions pour mettre en place des innovations institutionnelles et une politique publique de soutien et d’expansion des communs urbains.
La note présente aussi BrusselsDonut, une initiative du gouvernement bruxellois, comme intégrant la « logique des communs ». Ce projet applique la théorie du Donut de Kate Raworth pour favoriser la transition économique de la Région.
Enfin, depuis 2020, le Parlement bruxellois organise des commissions délibératives citoyennes lors desquelles des citoyen·ne·s tiré·e·s au sort et des élu·e·s formulent des recommandations sur une thématique relevant des compétences de la Région. Ces recommandations sont ensuite traitées par l’assemblée. L’une des signataires de la note de discussion, Magali Plovie, présente ces commissions comme un outil « de fonctionnement sociétal qui permet de créer un contexte favorable au déploiement du principe politique du ‘Commun’ ».
… Et les suites ?
Déposée en juillet 2021 au Parlement, la note de discussion n’a été mise à l’agenda de la commission compétente qu’en mars 2023. Ce délai pourrait s’expliquer tant par la nécessité de traiter de certaines urgences en commission que par l’absence d’intérêt marqué des parlementaires pour cette thématique. À l’occasion de sa mise à l’agenda, la note a suscité de vives critiques dans le chef d’un groupe d’opposition (Mouvement Réformateur, libéraux francophones). Le groupe considère que le volet propositionnel de la note « soulève plusieurs problèmes de taille en matière de représentativité, de coût ou encore en matière de résultat ». Depuis lors, des député·e·s issu·e·s de différents groupes politiques ont visité les locaux de l’ASBL Communa, citée ci-avant. Les discussions parlementaires ne font, à ce stade, l’objet d’aucune publicité. Toutefois, un rapporteur ayant été désigné par la commission, une synthèse des échanges devrait suivre.
Les prochaines élections régionales ayant lieu en juin 2024, il est douteux que la note débouche sur un résultat politique tangible avant la fin de la législature. Néanmoins, elle aura eu le mérite, tout au moins, d’introduire pour la première fois formellement la thématique des communs dans une enceinte parlementaire belge, et de familiariser des députés à certaines problématiques que pose la résurgence des communs.
[1] La « Ville-Région » qu’est Bruxelles est caractérisée par sa complexité institutionnelle. Au sein de l’État fédéral belge, la Région de Bruxelles-Capitale est une entité fédérée compétente notamment en matière d’économie, de mobilité, d’environnement, d’urbanisme et de logement. Elle dispose de son propre Parlement et Gouvernement. Son territoire s’étend sur les dix-neuf communes de l’agglomération bruxelloise, dont la ville de Bruxelles.
[2] La définition à laquelle la note se réfère est celle proposée par B. Coriat (approche économique). Cette définition ne contient toutefois que les trois premiers piliers présentés dans la note. Le « quatrième pilier » proposé dans la note synthétise un passage de la contribution de l’auteur dédié aux « principes des communs ».
[3] E. Dau et N. Krausz, « Partenariats public-communs : entre rapport de force, politisation et insurrection du droit », Analyse Opinion Critique, 29 mars 2022, https://aoc.media/opinion/2022/03/28/partenariats-public-communs-entre-rapport-de-force-politisation-et-insurrection-du-droit/, consulté le 22 juin 2023.