Comment les entreprises peuvent-elles contribuer à relever les enjeux auxquels sont confrontées les villes ? Comment les pouvoirs publics peuvent-ils encourager les entreprises à relever ces défis ? Le président-directeur général de Saint-Gobain - la plus ancienne entreprise française - livre ses réflexions dans un essai stimulant qui incite chacun, à sa place et avec ses moyens, à relever ces défis. L’objet de la présente recension est de montrer en quoi le discours d’un auteur non-juriste trouve un écho dans la pratique du droit public des affaires, ce qui nous semble nécessaire tant la place des entreprises est essentielle dans la politique de la ville et dans la lutte contre la crise climatique.
Pierre-André de Chalendar, Le défi urbain – Retrouver le désir de vivre en ville, Odile Jacob, 2021 (159 pages).
L’auteur souligne l’importance du phénomène urbain : en France, 9 personnes sur 10 vivent dans l’aire d’attraction d’une ville (1). Ensuite, dans une brève esquisse d’anthropologie de la ville, il rappelle que l’humanité dès l’origine a choisi de construire des villes pour répondre aux désirs d’enrichissement, de rencontre et de liberté. Il évoque les difficultés que nos villes ont surmonté : les étouffantes fumées de charbon à Manchester « cheminée du monde » au XIXème siècle ou les embouteillages et le crottin des chevaux qui empoisonnaient l’atmosphère à Paris ou New-York avant le développement de l’automobile. L’auteur conclut que le désir de quitter la ville, exprimé par certains lors de la crise sanitaire, ne sera pas un phénomène durable même si cette crise a été l’occasion d’une vaste remise en cause de la vie en ville. Une fois planté ce décor, un constat d’urgence est dressé.
Nous aurions pu craindre, de la part d’un industriel, un déni ou une relativisation de l’urgence de la crise climatique ; nous aurions pu également imaginer une démonstration que la science, l’industrie et la croissance devaient être l’alpha et l’oméga de la politique environnementale. Or, la première bonne surprise que réserve la lecture de cet essai est la lucidité des constats sur les difficultés de la ville. L’auteur souligne, comme il l’avait déjà exprimé dans un livre précédent (2), qu’en matière climatique, « les hypothèses les moins optimistes ont une fâcheuse tendance à se confirmer » (p.52). L’essai se positionne donc loin des clichés cherchant à accréditer l’idée d’un conflit générationnel qui opposerait les jeunes aux séniors, les premiers étant conscients de l’urgence de la crise environnementale et les seconds dans le déni.
Au fond, la nouveauté de cet essai ne se situe pas dans ces constats mais dans le fait de les retrouver sous la plume d’un inspecteur des finances, fils d’inspecteur des finances, PDG d’une entreprise fondée par Colbert au XVIIème siècle et restée le symbole de l’industrie française. L’auteur est à la fois une figure de la haute fonction publique et du CAC 40. Le contenu de cet essai reflète donc ce qui est accepté au sein de l’industrie française mais également au sein du monde de la finance internationale. En effet, la parole d’un PDG peut rapidement faire chuter le cours de bourse de l’entreprise qu’il dirige. S’agissant d’une entreprise présente dans environ 70 pays, comptant 170 000 salariés dans le monde et dont le capital n’est qu’à un tiers Français, il est possible de considérer que ces idées sont partagées et acceptées dans le monde de l’économie, pour le moins au sein de la communauté financière internationale des actionnaires de Saint Gobain (dont 1/3 sont Européens autres que Français et 1/3 Américains/Asiatiques). Il est ainsi des livres pour lesquels la signature de l’auteur compte autant que leur contenu.
De façon plus originale, l’auteur relève que nous sommes aujourd’hui fatigués du modèle des villes hérités de la révolution industrielle et construites sur le modèle du productivisme : « Nous ne sommes plus à l’époque des Trente Glorieuses où tout était plus ou moins voué à la croissance économique » (p.89). L’impératif de croissance est ainsi tempéré par le désir de qualité de vie et de confort. Il est vrai que la configuration des villes demeure fondamentalement marquée par cet objectif de croissance et que les autres objectifs recherchés par nos contemporains restent encore bien souvent négligés. Parmi ces objectifs, l’auteur cite la végétalisation, la circulation plus fluide, la diminution de la pollution, la participation démocratique, les universités au cœur des villes, les écoles à proximité ou encore les logements abordables. Il existe un relatif consensus sur ces objectifs comme l’illustre par exemple le score des écologistes aux dernières élections municipales et leur élection à la tête de grandes villes françaises.
Toutefois, certains de ces objectifs restent des points aveugles pour le droit et les juristes. Notre droit reste trop souvent au service de l’objectif de croissance économique (3). Or, chaque règle et chaque action publiques devraient être analysées au regard de ces nouveaux objectifs. Il s’agit là d’un problème lié au contenu du droit positif mais surtout à l’interprétation qui en est faite. En effet, le droit offre bien souvent une grande souplesse que le travail du juriste peut cultiver.
Ainsi l’exemple des marchés publics et de toutes les actions publiques donnant lieu à des procédures de publicité et de mise en concurrence utilisant des critères de sélection (ventes de biens publics immobiliers, approvisionnement en biens, fournitures ou services, privatisations, etc.) soulèvent ce type de questions. Afin de tenir compte de la diversité d’objectifs ci-dessus énoncée, il serait nécessaire de ne pas se limiter au seul critère financier (ou de ne pas le surpondérer, ni d’en faire le critère déterminant). Le droit y fait parfois obstacle mais la pratique montre que ces critères sont le plus souvent négligés par manque d’attention ou par manque d’audace. Ce fut le cas par exemple lors de la cession à un consortium chinois de l’aéroport de Toulouse en 2014, procédure dans laquelle la sélection s’est faite, dans la réalité, sur le seul critère financier pour éviter tout risque de critique lié à un choix qui aurait été non aisément objectivable. Les juristes à tort pensent souvent servir l’intérêt des entreprises en se limitant à une logique financière et strictement objective et quantifiable alors que celles-ci sont prêtes à accepter de prendre en compte des critères extra-financiers ou à se plier à des règlementations justifiées par des impératifs non-économiques. L’acceptation par le monde économique des nouvelles règles sur le contrôle des investissements étrangers en est un bel exemple alors même que certains juristes s’étaient offusqués de ces règles lors de leur adoption (4).
Plus généralement, l’essai de P.-A. de Chalendar, par effet de miroir, conduit les juristes à réaliser que notre droit est en grande partie hérité de la révolution industrielle, en particulier notre droit commercial. Le principe de socialisation des risques et de privatisation des profits par le mécanisme de la responsabilité limité des actionnaires des anonymes est un exemple éclatant d’un droit destiné à favoriser la prise de risque individuelle des détenteurs de capitaux : l’actionnaire apporte 100 au capital, ses pertes sont limitées à 100 mais ses profits ne le sont pas ; les externalités négatives de son activité seront supportées par la communauté tout entière. Or, c’est bien sur ce principe que sont basés les activités économiques puisque ce sont des personnalités morales ayant quasiment toujours la forme de sociétés anonymes (en France et partout dans le monde avec des statuts équivalents) qui portent l’activité industrielle et commerciale. Ce droit hérité de la révolution industrielle n’est pas discuté alors même qu’il est la structure sur laquelle repose le primat de croissance économique sur les autres objectifs légitimes des citoyens et sur laquelle se développent les activités polluantes et nuisibles pour les villes. Il s’agit d’un droit qui néglige structurellement les grandes crises actuelles en particulier la dégradation de l’environnement et les inégalités sociales.
Pour répondre à ces crises, il est indispensable d’allouer davantage de valeur à la collectivité et aux plus pauvres mais les mécanismes juridiques sur lesquels sont basés l’activité économique n’ont pas été pensés pour cela. En ce sens d’ailleurs, le droit de l’environnement n’est qu’une réponse limitée aux excès des activités nuisibles ; il s’est développé, en amont, par la règlementation, et en aval, par la mise en œuvre de principes spécifiques de responsabilité. Dans une certaine mesure, le droit de l’environnement en tant que spécialité juridique n’a fait que contenir les activités polluantes sans en tarir les sources qui sont contenus dans d’autres branches du droit.
En ce sens, cet ouvrage sur la ville devrait conduire les juristes à oser poser systématiquement la question suivante : la règle que j’interprète et que j’applique, est-elle plus ou moins vouée à la croissance économique ou bien prend-telle en compte d’autres objectifs liés au « désir de vivre en ville » ?
La seconde bonne surprise que réserve cet ouvrage est que l’auteur ne s’attarde pas sur les problèmes, les nuisances et les difficultés mais qu’au contraire il mobilise le lecteur par le biais du désir et du plaisir, ingrédients essentiels permettant de faciliter l’acceptabilité des règles et des contraintes.
Contrairement à ce que l’on entend souvent depuis les années 70 (« Il ne faut pas em… les Français avec telle ou telle règlementation »), l’auteur n’est pas opposé à la réglementation et il la considère au contraire comme un « mode d’action parfois très critiqué mais peut être très efficace ». Il cite même comme exemple l’efficacité de la règlementation européenne relative à la consommation d’énergie dans les logements neufs. Il se dit convaincu que l’on viendra à des réglementations plus contraignantes comme ce fut le cas, pour des raisons d’esthétique, avec la loi Malraux sur les ravalements ou, pour des raisons de santé publique, avec les obligations en matière d’assainissement.
Il insiste toutefois sur la progressivité, sur les incitations et sur la visibilité dans le temps afin d’éviter les blocages liés à la perception uniquement coercitive. Dans ce domaine, il souligne le ressort des désirs qui permet de dégager des consensus fixant des cadres et des trajectoires. Il est vrai que les entreprises françaises (européennes et plus généralement occidentales) ne sont pas opposées aux règlementations. Elles recherchent en revanche de la visibilité sur la trajectoire des règles à venir afin de les anticiper et de s’y préparer ainsi qu’une égalité de traitement avec les entreprises étrangères. De ce point de vue, il est courant d’entendre les acteurs industriels français expliquer que les normes et les règlementations ne sont pas en soi de nature à les pénaliser car elles sont assez sophistiquées pour s’y adapter mais qu’ils souhaitent en revanche une certaine stabilité et ils ne veulent pas être désavantagés par rapport à leurs concurrents issus de pays dans lesquels ces règles n’existent pas mais qui sont néanmoins actifs sur les mêmes marchés (question de la réciprocité). Les entreprises tiennent d’ailleurs le même raisonnement en matière fiscale : ce n’est pas tant le niveau de la fiscalité qui leur pose problème que l’instabilité des règles fiscales. Ce constat conduit à conclure que les lois de programmations, les engagements pluriannuels, les directives-cadre et toutes les formes permettant la visibilité dans le temps des contraintes auxquelles seront soumis les acteurs sont bienvenus. De la même façon, leur mise en œuvre effective doit également être souhaitée et les sanctions juridictionnelles de la carence de l’Etat lorsque celui-ci ne respecte pas les engagements auxquels il s’est lui-même soumis, permettent d’accentuer cette tendance vertueuse.
Se tenant ainsi à distance de toute idéologie, l’auteur explique qu’une fois que le diagnostic sur les directions à suivre sera partagé, il sera nécessaire de compter sur la capacité d’action et d’excellence opérationnelle (p.91). En ce sens, il rappelle que les entreprises ne devraient pas être considérées comme des obstacles pour créer des villes désirables et durables mais comme une partie de la solution (p.141 et s.) : elles apportent leurs capacités d’innovation et d’investissement et leurs interventions devraient être privilégiées pour identifier et mettre en œuvre des solutions dans des projets qui apportent un service clair et mesurable à la collectivité et aux habitants (p.98). Il in-siste enfin sur la nécessité d’aligner les intérêts des entreprises avec ceux des trois autres acteurs essentiels à savoir l’Etat, les collectivités locales et les citoyens. En ce sens, il est nécessaire de toujours imaginer de nouvelles formes de coopération entre le secteur public et le secteur privé. L’auteur cite par exemple les projets de transports relatifs à la problématique du « dernier kilomètre » ou des projets énergétiques globaux (p.99) qui laissent le publiciste interrogatif sur le poten-tiel manque de souplesse des règles relatives à la commande publique.
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Que doivent alors retenir les juristes de la lecture de l’essai de P.-A. de Chalendar ? Le livre confirme des tendances que la pratique d’un avocat en droit public des affaires permet de constater de façon quotidienne.
- Celui-ci observe d’abord que l’urgence climatique et la nécessité de changer le modèle de nos villes sont partagées dans le monde de l’entreprise et de la finance mondiale qui intègrent dans leurs modèles économiques des objectifs non financiers. Mais ces acteurs sont demandeurs de règlementations lisibles, aussi prévisibles que possible et tenant compte de la question de la réciprocité pour les entreprises étrangères et concurrentes. Ce constat doit conduire à considérer les entreprises comme des alliées dans la lutte contre les nuisances urbaines et contre le réchauffement climatique et à repenser à l’aune de ce principe les formes de coopération entre le secteur public et le secteur privé mais également les mécanismes régulatoires.
- Ensuite, l’auteur nous rappelle que notre conception de la ville est historiquement fondée sur le service prioritaire voire exclusif de la croissance économique alors que d’autres impératifs devraient être pris en compte. Il en va de même pour notre droit, en particulier celui qui s’applique aux activités polluantes dont les effets ne sont bien souvent que faiblement contenus par le droit de l’environnement qui ne remet pas en cause les racines de ces nuisances mais qui ne vise qu’à en limiter les effets. N’est-il pas temps de repenser sans tabou certaines bases de notre droit issues de la Révolution industrielle et qui sont le terreau des crises actuelles ?
- Il est enfin possible de retenir de l’ouvrage de Chalendar un volet méthodologique expliquant que le désir est un moteur plus puissant que la contrainte et que le caractère punitif devrait rester secondaire, voire subsidiaire dans nos mécanismes juridiques qu’ils soient contractuels ou règlementaires. Les entreprises, comme l’ensemble des acteurs, peuvent contribuer à la résolution des difficultés que rencontre la ville à condition que leurs intérêts soient alignés autour d’un projet partagé.
C’est sans doute l’énoncé de cette indispensable recherche de consensus sur des sujets fondamentaux et autour de désirs partagés qui est à la fois le fil d’Ariane et la principale contribution de cet essai, à l'évidence précieux pour notre réflexion de juristes de droit public.
[1] Insee, 21 octobre 2020, cité en page 60
[2] Pierre-André de Chalendar, Notre combat pour le climat, Le Passeur Editeur, 2015.
[3] Il ne s’agit pas dans cette analyse de montrer l’importance du droit dans le fonctionnement des villes, ce qui a déjà été fait brillamment ailleurs et par d’autres (Jean-Bernard Auby, Droit de la ville - Du fonctionnement juridique des villes au droit à la ville, LexisNexis, 2e édition, 2016). Il s’agirait toutefois d’un angle possible de lecture, pour les juristes, de l’essai commenté.
[4] En particulier, Denys de Béchillon, Le volontarisme politique contre la liberté d’entreprendre, Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel 2015/4 (N° 49), pages 5 à 14 et Le droit contre le protectionnisme, Les Echos, 02/06/2014 (« Un jour, quand la noble foule des coqs gaulois se sera fatiguée d'avoir chanté aussi fort la splendeur du politique tenant l'économique en l'état, on prendra un peu de recul sur le décret du 14 mai 2014 relatif aux (nombreux) investissements étrangers désormais soumis à autorisation administrative préalable. On décillera peut-être sur ses effets pervers, notamment sous l'angle de la croissance, et on se demandera ―enfin ― si tout cela ne fait pas payer un prix bien lourd sur le terrain des libertés. »).