Les plateformes numériques exercent, depuis quelques années, une influence considérable sur le développement des villes ainsi que sur le paysage urbain. Qu’il s’agisse du parc locatif, du trafic routier, de la mobilité, du tourisme ou encore des commerces et restaurants, les plateformes contribuent à la transformation des villes, entraînant des reconfigurations qui soulèvent un certain nombre de problématiques nouvelles. Si la pandémie de covid-19 avait laissé entrevoir un ralentissement ou, du moins, une forme de rationalisation de l’impact du numérique sur les villes, les dynamiques actuelles semblent cependant témoigner, au contraire, d’une diversification de ces problématiques.
Tenter de déterminer l’impact des plateformes numériques sur le fonctionnement et l’organisation des villes implique d’abord de s’interroger sur la nature des outils et dispositifs susceptibles d’exercer une influence. La tâche n’est pourtant pas aisée, tant les plateformes agissent aujourd’hui dans des domaines variés en exerçant une activité qui relève d’un quasi-monopole. Trois domaines nous semblent cependant devoir retenir notre attention, en ce qu’ils sont révélateurs des enjeux auxquels les villes sont actuellement confrontées.
En matière de mobilité d’abord, les villes subissent aujourd’hui les pressions exercées par les applications GPS permettant de déterminer les itinéraires les plus courts. Parmi les plus connues, l’application Waze, propriété de la firme Alphabet (maison mère de Google), est souvent pointée du doigt. En effet, les critères de fonctionnement de cette application de guidage automobile, dès lors qu'ils sont utilisés par un grand nombre d'automobilistes, peuvent avoir des impacts importants sur le trafic urbain, la répartition de la pollution et à terme, peut-être, sur la forme même de la ville et de la vie urbaine. Dans ces conditions, « la somme des intérêts individuels des clients d'un Waze peut parfois entrer en contradiction avec les politiques publiques portées par une collectivité »[1].
En matière d’hébergement ensuite, l’influence des plateformes de type Airbnb sur la disponibilité des locations longue durée n’est plus à démontrer. Qu’il s’agisse de Paris, Bordeaux, Marseille ou encore, Annecy, la progression des locations de courte durée a pour effet d’exclure du parc locatif un certain nombre de logements, faisant ainsi grimper le prix de l’immobilier dans les quartiers les plus touchés.
Enfin, en matière de tourisme, les applications telles que TikTok et Instagram favorisent l’attractivité de certaines destinations et contribuent ainsi au développement du surtourisme. La création de l’image numérique d’une destination était auparavant, du moins partiellement, maîtrisée par les villes et les communes. Elle est aujourd’hui partagée et les internautes, visiteurs, touristes ou encore influenceurs « participent très largement à la métamorphose digitale d'une destination »[2], les effets bénéfiques retirés étant largement contrebalancés par ceux négatifs pour les économies locales et pour la planète[3]. Les ponts du mois de mai et l’approche des vacances d’été ont entraîné leur lot d’articles appelant à mieux réguler le surtourisme, à la fois en France mais également en Europe et les campagnes de « démarketing », à l’image de celle lancée par la ville de Marseille, sont appelées à se multiplier.
Les villes et les communes tentent aujourd’hui de s’organiser pour faire face à ces transformations. L’actualité nous montre en effet que les maires n’hésitent plus à faire usage de leurs pouvoirs de police pour tenter d’endiguer ces différents phénomènes. Mais les actions des maires, parfois cocasses, ainsi que les protestations de la population, peuvent sembler vaines face à la toute puissance acquise par les plateformes. Sur ce point, l’action de l’Union européenne, à travers la mise en œuvre d’une gouvernance renouvelée des données détenues par les plateformes, semble indispensable.
I. Un encadrement ponctuel par la police administrative
La particularité des algorithmes d’applications de navigation est, en prenant en compte un certain nombre de paramètres parfois directement renseignés par les utilisateurs suivant une logique de crowdsourcing, de proposer le trajet le plus court. Outre une distance et une vitesse de circulation théorique, « Waze associe à chaque arc du réseau une vitesse réelle et il est alors en mesure de calculer l’itinéraire le plus rapide en prenant en compte l’ensemble des routes possibles qu’il pondère en fonction de la vitesse de circulation en temps réel sur la voie »[4].
Les données de Waze, détachées des infrastructures routières et de leurs spécificités, sont dès lors susceptibles d’entraîner des conséquences nuisibles pour les collectivités. Ces dernières doivent faire face à des redirections du trafic sur des routes qui ne sont pas toujours adaptées, soulevant ainsi un certain nombre de difficultés et de problèmes en matière de sécurité.
A Valence, commune située à proximité de l'autoroute A7 reliant Lyon à Marseille, les autorités locales ont constaté une augmentation du trafic pendant les jours fériés de 375 %. En réaction à cette redirection du trafic, le maire a usé de son pouvoir de police pour restreindre la circulation et faire installer des barrières à l’entrée de ces voies. Une telle mesure, appelée à se généraliser, n’est pas inintéressante en droit. Elle pose en effet la question de l’étendue des pouvoirs de police du maire en matière de circulation.
Sur ce point, l’article L. 2213-1 du Code général des collectivités territoriales précise que « le maire exerce la police de la circulation sur les routes nationales, les routes départementales et l’ensemble des voies publiques ou privées ouverte à la circulation publique […] ». Aux termes de l’article L. 2213-2 du même code, « le maire peut, par arrêté motivé, eu égard aux nécessités de la circulation et de la protection de l’environnement : 1° Interdire à certaines heures l’accès de certaines voies de l’agglomération ou de certaines portions de voie ou réserver cet accès, à certaines heures ou de manière permanente, à diverses catégories d’usagers ou de véhicules ; 2° Réglementer l’arrêt et le stationnement des véhicules ou de certaines catégories d’entre eux, ainsi que la desserte des immeubles riverains ».
En vertu de ces dispositions, les maires peuvent prendre des mesures réglementant la circulation générale sur le territoire de leur commune en vue d'assurer la tranquillité des habitants et de garantir la sécurité publique des usagers et riverains de cette route.
Le juge administratif se montre cependant restrictif dans l’utilisation qui peut être fait de ce pouvoir de police, notamment lorsqu’il s’agit de réserver l’accès à une route aux seuls riverains. Celui-ci exerce un contrôle de proportionnalité, en évaluant les risques pour la sécurité publique engendrés par l'usage de voies faisant l’objet de restrictions de circulation. S’il admet dans certains cas que des restrictions peuvent être mises en place, notamment lorsque des routes sont empruntées « à vive allure par des automobilistes indélicats désireux de bénéficier d'un raccourci »[5], il s’y refuse en revanche lorsque la voie est « suffisamment large pour permettre aux véhicules de se croiser et ne présente pas une dangerosité particulière justifiant une mesure de police aussi restrictive »[6].
En tout état de cause, l’article L. 1115-8-1 du code des transports, créé par la loi « Climat et Résilience » du 22 août 2021, dispose que selon des modalités définies par décret, les services numériques d’assistance au déplacement ne doivent pas favoriser l’usage massif de voies secondaires non prévues pour un transit intensif. A cette fin, les autorités de police de la circulation compétente peuvent qualifier de voie secondaire un tronçon routier non prévu pour accueillir du trafic de transit intensif.
La question de la circulation routière n’est pas la seule à faire l’objet d’un certain nombre de mesures de police. La loi « Climat et résilience » a également conduit à insérer dans le code de l’environnement un article L. 360-1 permettant de réglementer ou d’interdire l’accès et la circulation des personnes, des véhicules et des animaux domestiques aux espaces protégés, dès lors que cet accès est de nature à compromettre soit leur protection ou leur mise en valeur à des fins écologiques, agricoles, forestières, esthétiques, paysagères ou touristiques, soit la protection des espèces animales ou végétales.
Modifié par l’article 63 de la loi 3DS, l’article L. 360-1 du Code de l’environnement a notamment servi de fondement au maire de l’île de Bréhat afin d’adopter un arrêté visant à instaurer un seuil limité de fréquentation quotidienne. L’Île, qui compte 400 habitants, mentionnée près de 38 000 fois sur le réseau social Instagram, doit faire face à l’afflux de plus de 400 000 visiteurs par an. Elle n’est pas le seul territoire à avoir instauré ce type de quotas, la fréquentation des îles du parc national de Port-Cros (Var), dont fait partie Porquerolles (mentionnée plus de 225 000 fois sous le #Porquerolles sur Instagram), étant également limitée à 6 000 visiteurs par jour en période estivale.
Les mesures adoptées, largement médiatisées, semblent également avoir pour objectif une prise de conscience plus générale des enjeux relatifs aux limitations du trafic et au surtourisme. Également adoptées dans d’autres villes européennes, comme à Venise, ces mesures ne constituent pourtant qu’une forme de correctif a posteriori ne permettant pas d’agir véritablement sur l’influence exercée par les différentes plateformes numériques. Au niveau européen, c’est désormais par l’accès renforcé aux données de ces différents opérateurs que va devoir passer la mise en œuvre d’une régulation efficace.
II. Une gouvernance renouvelée des données
Pour améliorer le service proposé à ses utilisateurs, l’entreprise Waze a mis en place dès 2014, le Connected citizens program, un programme d’échange de données avec des acteurs publics. Elle propose de fournir gratuitement des données sur les conditions de circulation en temps réel et les incidents signalés par les utilisateurs. En échange, les pouvoirs publics transmettent des informations sur les fermetures de voies et les événements impactant la circulation.
Désormais intitulé Waze For Cities, ce programme semble particulièrement révélateur des enjeux actuels relatifs à la gouvernance des données. La mention « Votre ville, nos données » qui figure sur le site internet de Waze for Cities témoigne de l’impact pris aujourd’hui par ces plateformes dans la gouvernance des données, et notamment des données urbaines. L’émergence de ce type de plateformes tend ainsi à favoriser une forme de production conjointe de services publics, sur le fondement d’une matière première – les données – sur laquelle les collectivités n'ont aucune réelle maîtrise.
Pour piloter leurs politiques publiques, les collectivités pourraient pleinement bénéficier d’un accès à des données d’intérêt territorial produites par des acteurs privés. L’accès aux données des plateformes semble en effet devenir une nécessité, à la fois pour tempérer les effets d’une captation exclusivement privée des données sur l’organisation des villes, mais également pour agir sur un certain nombre d’indicateurs. Il existe déjà, au niveau national, des dispositions en ce sens.
En droit interne, l’article L. 1214-8-3 du Code des transports prévoit ainsi qu’afin d'améliorer l'efficacité des politiques publiques de mobilité, notamment la conception, la mise en œuvre et l'évaluation des politiques publiques, les données pertinentes relatives aux déplacements et à la circulation détenues par les services numériques d'assistance au déplacement sont rendues accessibles à un certain nombre d’autorités.
Il existe d’autres initiatives permettant un accès à des données librement exploitables pour les collectivité. C’est le cas par exemple au sein du massif de l’Esterel, dans lequel 17 éco-compteurs, destinés à être utilisés de façon pérenne afin de mesurer la fréquentation du site, ont été déployés sur tout le massif grâce à des partenariats d’acquisition et de partage des données entre le Syndicat, l’ONF et le Conseil départemental.
En tout état de cause, l’idée d’une transformation des services publics ou d’une coproduction de services publics bénéficie, depuis la loi pour une République numérique de 2016, d’une assise textuelle réglant la question de la maîtrise des données. En effet, l’article L. 3131-2 du code de la commande publique dispose désormais que lorsque la concession porte sur la gestion d’un service public « le concessionnaire fournit à l’autorité concédante, sous format électronique, dans un standard ouvert librement réutilisable et exploitable par un système de traitement automatisé, les données et les bases de données collectées ou produites à l’occasion de l’exploitation du service public faisant l’objet du contrat et qui sont indispensables à son exécution ».
L’Union européenne, afin d’agir en faveur de l’instauration d’une souveraineté numérique européenne, tout en limitant les risques liés à l’apparition de monopoles, entend désormais mettre en place une véritable stratégie fondée sur une circulation renforcée des données. Pièce maîtresse de la stratégie adoptée, le Data Governance Act (DGA) est porteur de l’ambition de construire, au sein de l’Union, « un cadre juridique de partage des données, garant de confiance, afin d'encourager la circulation des données entre les entreprises, mais aussi entre les entreprises et les administrations publiques »[7].
En matière de location courte durée, il existe aujourd’hui un certain nombre d’outils d’analyse statistique. Ceux-ci, reposant en partie sur le scraping des données à l’image du service AirDNA, constituent une ressource pouvant être précieuse pour les particuliers ou professionnels qui souhaitent investir dans l’immobilier afin de proposer des services de location. Dans un contexte d’accès au logement particulièrement tendu, il semble aujourd’hui indispensable que les pouvoirs publics puissent également avoir un accès organisé à ces données afin d’agir sur les politiques du logement et de l’habitat.
A ce titre, faisant suite à un accord déjà passé entre Airbnb et la Commission européenne en 2020, la Commission a également présenté une proposition de Règlement visant à assurer plus de transparence dans le domaine des locations de courte durée. Dans le cadre de ce texte, les États membres mettront en place un point d’entrée numérique unique pour recevoir des données des plateformes sur l’activité de l’hôte (par exemple, adresse spécifique, numéro d’enregistrement correspondant, URL de la liste) sur une base mensuelle. Les données seront utilisées pour établir des statistiques et permettre aux pouvoirs publics de mieux évaluer la situation sur le terrain et d’améliorer les services touristiques dans leur région. Le Parlement européen a approuvé ces nouvelles règles en février 2024 et celles-ci doivent désormais être adoptées par le Conseil.
Les plateformes jouent un rôle perturbateur pour les villes. La diversité des services proposés ainsi que les situations de monopole dans lesquelles elles sont placées nécessitent de repenser les rapports au territoire. Plutôt que des interdictions pures et simples, a priori inefficaces, les réponses apportées au niveau européen s’inscrivent dans la continuité de la stratégie européenne du numérique : favoriser un accès aux données collectées et détenues par les plateformes afin de renforcer la transparence de leur activité et mettre en place un dialogue entre celles-ci et les administrations municipales.
[1] CNIL, « La plateforme d'une ville. Les données personnelles au coeur de la fabrique de la smart city », Cahier IP n° 5, oct. 2017, p. 20.
[2] Maëva Chanoux, « Les aspects marketing de l'image numérique d'une destination : compréhension et enjeux », JT 2023, n°263, p.26.
[3] Erwan Royer, « 2021 : année de reconstruction ? », JT 2021, n°237, p.3.
[4] Antoine Courmont, « Plateforme, big data et recomposition du gouvernement urbain. Les effets de Waze sur les politiques de régulation du trafic », Revue française de sociologie, vol. 59, no. 3, 2018, pp. 423-449.
[5] TA, Grenoble, 29 décembre 2023, 2100737.
[6] TA, Bordeaux, 30 octobre 2023, 2106690.
[7] Anne-Sophie Hulin, Céline Castets-Renard, « Quels cadres de gouvernance pour le marché européen des données ? », D., 2021, p. 848.