L’étude du nouveau mécanisme de règlement des différends mis en place dans la Loi Egalim 2 (Loi 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs), est riche d’enseignements sur ce que cette figure baroque qu’est le règlement des différends entre personnes privées dit du droit administratif qui s’est mis en place à partir des années quatre-vingt.
Ce pouvoir, qui donne à l’administration la faculté de trancher un litige privé, met l’administration au cœur des relations commerciales, un peu comme un arbitre du pouvoir privé. Ce pouvoir n’a cessé de s’étendre en France, comme nous le diagnostiquions déjà il y a quelque temps. Il révèle d’une part que la croissance des inégalités économiques renforce l’administration et, d’autre part, il met en évidence une volonté de ne pas toucher aux structures de pouvoir du capitalisme qui se sont mises en place dans cette période, mais d’en tempérer certains effets lorsqu’ils sont anticoncurrentiels ou lorsque le législateur souhaite défendre un intérêt économique faible (mais suffisamment fort politiquement pour parvenir à obtenir cette faveur). De ce point de vue, la loi Egalim 2 s’inscrit dans le prolongement de dispositifs qui ont visé à renforcer le pouvoir de l’administration (notamment au détriment du juge judiciaire)/ Face à cette évolution, la question de la déconcentration du pouvoir économique nous semble dès lors posée.
La loi Egalim 2, votée du 18 octobre 2021, crée une nouvelle procédure de règlement des différends. De quoi s’agit-il ? En quoi consiste cette figure du droit administratif née dans les années quatre-vingt ? Quelles sont son histoire et sa définition ? Qu’est-ce que cela révèle du droit administratif contemporain et de son rapport au capitalisme qui s’est mis en place dans ces années ?
La loi Egalim 2 vise à protéger le revenu des agriculteurs, et donc à remédier à leur faiblesse structurelle dans leurs rapports économiques avec les grandes surfaces. Il s’agit d’une mesure inspirée par la volonté d’améliorer leur pouvoir de négociation face à des acteurs plus puissants.
Le dispositif est proche de celui qu’a inauguré le Médiateur du cinéma dans les années 80. Il s’agit d’un dispositif en deux temps, qui commence par la saisine du Médiateur des relations commerciales agricoles, qui avait été créé par la loi Egalim 1 de 2018. Cette version soft, sous la forme d’une médiation - qui se traduit donc par une recommandation - n’a manifestement pas fonctionné puisqu’il a fallu lui adjoindre une procédure de règlement des différends qui se soldera par l’émission d’une décision administrative contraignante, dont l’objet est de réglementer un contrat. L’administration peut donc ici forcer à contracter et préciser aussi le contenu du contrat en lieu et place des parties afin que ce contrat soit conforme à la loi.
Ce qui nous semble cependant contestable est de ne pas avoir fait de cette instance une autorité administrative indépendante. Il est en effet difficilement compréhensible que des litiges privés soient jugés par une institution sous l’autorité d’un ministre...
Avec la loi Egalim 2, le champ du règlement des différends s’étend donc à un nouveau domaine. Le domaine de prédilection de cette fonction administrative est celui des services publics en réseau privatisé. Comme l’Europe a fait le choix de laisser aux opérateurs historiques la propriété de leur réseau, et comme la plupart des pays a fait le choix de les privatiser, tout en souhaitant ouvrir ces secteurs à la concurrence, la contradiction majeure de cette politique est très tôt devenue évidente : une personne privée propriétaire d’un réseau privé n’a aucun intérêt à l’ouvrir à la concurrence. La fonction de règlement des différends pour les questions d’accès est donc vite devenue indispensable. Elle existe donc dans les domaines de l’énergie, des communications électroniques, de la poste, de transport et procède du droit de l’Union européenne. L’objectif est clairement pro-concurrentiel. Le droit de la concurrence est trop lent pour arriver à saisir ces pratiques. Il fallait un mécanisme rapide (le règlement est enserré dans des délais stricts, en général quelques mois) et permettant d’une part de forcer à contracter et de forcer les parties à écrire un contrat conforme à la loi. Les pays membres de l’Union européenne ont donc tous adopté cet outil, qui fait de l’administration l’arbitre de relations commerciales.
À titre de comparaison, dans le domaine de l’énergie, aux États-Unis, c’est un modèle de gouvernance collaborative du réseau qui a été mis en place. Le réseau n’appartient pas aux opérateurs, mais à l’ensemble des parties prenantes, la structure est sans but lucratif, et ne peut mener aucune activité amont (dans la production d’électricité) ou avale (pour la distribution). Évidemment, les opérateurs historiques européens ne voulaient pas de cette solution...
Toutefois, la France se distingue nettement de ses partenaires européens, car cet outil préexiste aux directives d’une part, et a été entendu bien au-delà du domaine des services publics en réseau, d’autre part.
C’est même dans le domaine du cinéma que cette fonction a été créée en France pour la première fois, pour résoudre les problèmes structurels du secteur dans les années 70-80. La création du Médiateur du cinéma permet de comprendre pleinement ce qui se joue, au fond, avec la fonction de règlement des différends. Le chemin qui mène à la création du Médiateur et à la mise en place d’un pouvoir contraignant est assez tortueux. Dès la fin des années 1970, une série de batailles judiciaires entre exploitants de salles et distributeurs amène des exploitants de salles indépendants à saisir la Commission de la concurrence (ancêtre du Conseil de la concurrence). Ces exploitants voulaient dénoncer certaines pratiques d’entente et d’abus de position dominante mises en œuvre par ces distributeurs au détriment des petits exploitants. Au départ, c’est donc l’inégalité économique et les pratiques injustes de gros groupes au détriment des petits acteurs qui justifient l’intervention de l’Etat. Dans un avis du 28 juin 1979, la Commission stigmatisa ces comportements et recommanda des mesures au regard du droit de la concurrence et, surtout, évoqua la mise en place d’un « d’un code de bonne conduite dont l’élaboration est actuellement poursuivie avec le concours des parties concernées et des administrations intéressées » (Bulletin officiel des services des prix, n° 21 du Samedi 20 octobre 1979, p. 270). Comment en est-on arrivé d’un code de bonne conduite à l’établissement d’une procédure de conciliation dont l’issue peut être, le cas échéant, contraignante ? La Commission de la concurrence de l’époque est au centre de ce processus. Celle-ci rend en effet un avis, le 25 mars 1982, sur le projet de loi créant le Médiateur qui manifeste une nette évolution de la part de cette instance sur l’ampleur des pouvoirs dont devra jouir la future autorité. La proposition d’un code de bonne conduite semble désormais insuffisante, car la Commission plaide désormais pour l’institution d’« une procédure accélérée de règlement des litiges relatifs à la diffusion des films ». Elle estime même que « l’autorité et l’efficacité du médiateur seraient renforcées s’il pouvait soit régler les désaccords par voie de conciliation, soit, à défaut de conciliation, émettre des recommandations. Ces recommandations pourraient être rendues publiques ». Au cours du processus d’élaboration de la loi, le Médiateur est doté du pouvoir d’émettre une injonction.
C’est donc un problème d’inégalité économique qui est au centre du règlement des différends. L’intérêt d’un groupe producteur d’un film est de la distribuer dans ses propres salles, ce qui peut évidemment compromettre la rentabilité des petites salles. Le Médiateur du cinéma, créé par la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, a donc comme fonction de protéger les plus faibles du secteur.
Ce pouvoir a ensuite été adopté dans le domaine audiovisuel (CSA), dans celui de la régulation des mesures techniques de protection (HADOPI), ainsi que dans celui de la distribution de la presse (la mission du régulateur ad hoc qui avait été créé a été transférée à l’ARCEP). Le Médiateur du Livre n’a, lui, qu’un pouvoir de recommandation et doit saisir une juridiction pour donner du mordant à sa recommandation. D’ailleurs, dans le domaine agricole, la partie faible peut saisir aussi le juge.
Qu’est-ce que cela révèle du droit administratif ?
L’administration se voit donc dotée de compétences, inédites jusqu’alors, de réglementation des contrats. Ces compétences ont été complétées, à la suite de la crise financière de 2008, par le pouvoir de résolution confiée aux régulateurs prudentiels en Europe (en France à l’ACPR). Dans ce dernier cas, l’administration devient un liquidateur judiciaire et prend le contrôle complet de la banque en difficulté.
Ces pouvoirs sont évidemment inédits dans l’histoire du droit administratif. Comme nous avons commencé à l’énoncer, ils résultent des choix politiques européens, au moment de la privatisation des services publics en réseau et de leur ouverture à la concurrence. Aucune réflexion n’a été menée à l’époque sur la propriété des réseaux, sur la façon dont ces biens devaient être gouvernés dans l’intérêt de l’ensemble des acteurs. C’est la propriété privée qui a été privilégiée pour un bien qui appartenait pourtant à tous et qui avait été largement financé sur fonds publics. L’option d’un commun n’a pas été envisagée.
C’est en ce sens que la régulation est liée à une forme précise du capitalisme que l’on favorise dans ces années, mais sans vouloir assumer jusqu’au bout les contradictions.
Dans les domaines du cinéma, du livre, de la presse ou des relations agricoles, de la grande distribution, la puissance publique s’est désintéressée des structures de marché, n’a pas empêché la constitution d’entreprises au pouvoir de marché trop important et tente donc de rétablir une forme d’équité dans les relations commerciales en introduisant cette fonction de règlement des différends.
Cet exemple montre bien comment nouveau capitalisme favorisant des concentrations déraisonnables du pouvoir économique d’une part et nouvelle administration d’autre part se renforcent mutuellement. L’inégalité économique renforce l’administration qui se donne ici un rôle nouveau au nom d’une forme d’équité et de justice dans les relations privées.