Le droit de la concurrence s’est développé au point de devenir une branche autonome du droit. Il est aujourd’hui ouvertement et politiquement contesté. Ces réflexions sont à présent trop graves pour être laissées aux seuls spécialistes. L’objet de ce dialogue est d’ouvrir le débat sur ce sujet dans ce blog et d’appeler à des contributions, sous l’angle du droit public.
Le débat relatif à la réforme du droit de la concurrence nécessite d’abord de prendre en compte ses acquis. Il est en effet généralement admis que le développement de ce droit depuis plus de 30 ans a permis un certain nombre d’avancées. Les critiques relatives à ses limites et à ses excès méritent également d’être analysées préalablement à des propositions de réformes et à l’identification d’obstacles à ces réformes. Ce sont sur ces quatre thèmes (acquis, critiques, remèdes, obstacles) qu’il est suggéré d’ouvrir des débats au sein de ce blog.
1. Les acquis
Paul Lignières : L’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence a été le véritable point de départ du développement du droit de la concurrence en France avec la création du Conseil de la concurrence (aujourd’hui devenu Autorité de la concurrence). Depuis l’application de ce droit s’est étendue aux activités des personnes publiques non seulement concernant leurs activités de production, de distribution et de services mais également lorsqu’elles interviennent pour mettre en œuvre une politique industrielle.
Le droit de la concurrence a eu un impact considérable sur l’évolution du droit public surtout - mais pas uniquement – par la remise en cause de pratiques et de règles appliquées au secteur public. Il a bousculé le droit public et l’a conduit, sous bien des angles, à se transformer.
Le droit de la concurrence – et plus généralement le droit européen - a permis de mettre fin à des rentes de situation confortées par l’interventionnisme étatique qui se traduisait par de multiples aides et protections issues du droit public. Des analyses de ces évolutions seraient nécessaires pour apprendre de l’histoire et éviter les travers du passé, bref, faire en sorte que la réforme du droit de la concurrence ne soit pas un retour en arrière.
Thomas Perroud : Le droit de la concurrence a incontestablement produit des résultats positifs dans le jeu des relations commerciales. Si l’on compare la situation de la concentration de l’économie européenne avec la situation américaine, le niveau de concurrence en Europe est beaucoup plus élevé. Le droit de la concurrence nous a donc préservé d’un niveau de concentration qui aurait pu étouffer l’initiative privée.
En droit public, le bilan me semble plus mitigé tant sa mise en œuvre est éclatée. Devant le juge administratif, ce que l’on a présenté comme une révolution avec les arrêts Million et Marais, Société EDA et Société L&P Publicité Sarl, me semble être assez largement un leurre. Le bilan de l’Autorité de la concurrence dans le contrôle des services publics paraît nettement plus conséquent, même si ce bilan mériterait une analyse plus approfondie, très certainement.
2. Les critiques
PL : Depuis 1986, le droit de la concurrence a conquis son autonomie par une spécialisation toujours renforcée des juridictions et des juristes. Or ce droit s’est appliqué à des réalités qui autrefois étaient gouvernées par d’autres règles. Ce droit s’est imposé pour remettre en cause ces règles, en conditionner la portée, en limiter l’effet. A l’évidence, le droit des contrats a été profondément perturbé par le droit de la concurrence. Les domaines régis par la liberté contractuelle ont ainsi été ainsi régulés également par le principe de libre concurrence et la liberté contractuelle s’est vue encadrée par ce principe. Le droit public a subi cette même limitation et a vu sa portée parfois contrainte alors même que son champ d’application diminuait du seul fait de la réduction du secteur public. Le droit public dans l’économie était alors une peau de chagrin.
Le droit de la concurrence a donc été réservé aux spécialistes, ce qui n’aurait pas surpris s’il s’était appliqué à un domaine nouveau (comme le droit de la propriété intellectuelle, le droit des nouvelles technologies ou bien encore le droit de l’espace) mais il a également été conquérant puisqu’il s’est appliqué à de nouveaux secteurs, à de nouvelles activités. Il est enfin devenu dominant principalement en raison du principe de primauté du droit européen.
En outre, la France depuis 1986 a été une élève particulièrement zélée de l’Europe en droit de concurrence. L’Autorité de la concurrence a en effet imposé des montants d’amendes record et ses représentants ont toujours été très actifs pour promouvoir et mettre en œuvre ce droit. De son côté, la Commission européenne a également toujours une politique très offensive en matière de concurrence.
Le débat sur le contenu, sur l’évolution du droit de la concurrence a ainsi été naturellement réservé aux spécialistes de ce droit. Les rares publicistes qui osaient encore s’aventurer sur ce terrain étaient finalement peu écoutés.
D’abord confisqué, le débat a ensuite été quasiment impossible. Par exemple, il y a 10 ans le sujet du débat a pu être posé dans une conférence organisée à la demande d’entreprises qui ressentaient déjà fortement les effets pervers d’une politique de concurrence sans limites. Une conférence a eu lieu en 2012, organisée par l’ESSEC, le MEDEF et Linklaters dont le titre était Concurrence, compétitivité et réciprocité. Toutefois, si des questions avaient été posées, le sentiment général a été celui que le rouleau compresseur qui vantait les bienfaits de la concurrence sans écouter ses méfaits était en marche et qu’il n’était pas prêt de s’arrêter.
Aujourd’hui, il semble enfin possible d’ouvrir le débat. Le rapport de la Fondation Schuman publié il y a un an en est la preuve (B. Deffains, O d’Ormesson, Th. Perroud, Politique de concurrence et politique industrielle : pour une réforme du droit européen).
Il convient donc d’élargir le débat et de l’approfondir puisqu’il s’agit en réalité de plusieurs débats portant sur plusieurs thèmes : outre celui sur les acquis, il convient d’échanger sur ses limites du droit de la concurrence, de dialoguer sur les remèdes possibles, souhaitables et faisables et d’identifier les obstacles à ces propositions.
Les limites portent en particulier sur la politique industrielle, le primat du pouvoir d’achat du consommateur sur l’emploi, la transition énergétique et la réciprocité.
TP : L’échec du projet de fusion du type Alstom/Siemens a en effet été le déclencheur d’un questionnement sur le caractère inadapté du droit de la concurrence par rapport aux autres objectifs de politique publique. Les politiques publiques ne doivent pas s’apprécier en fonction d’un objectif unique, la concurrence ou la dette - qui sont devenus à mon sens les deux idéologies qui empêchent l’Europe d’avancer. Les politiques publiques doivent être évaluées en fonction du bénéfice global qu’une politique est susceptible de générer. L’impact sur la concurrence n’est qu’un seul paramètre à prendre en compte parmi beaucoup d’autres et notamment l’innovation.
En outre, le droit de la concurrence européen ne prend pas suffisamment en compte la concurrence que les entreprises européennes subissent de la part de pays tiers qui ne respectent pas les mêmes principes. En d'autres termes, lorsque l'Europe décide d'ouvrir son marché, elle se rend rapidement compte que les autres pays ne sont pas soumis aux mêmes contraintes et disposent souvent de marges de manœuvre plus importantes pour soutenir la mise en œuvre de projets industriels susceptibles de contrevenir aux règles de la concurrence. D'autres défis sont enfin posés au droit de la concurrence, qu'il faut aborder frontalement tels les défis soulevés par l'économie numérique (en particulier la puissance des GAFA).
C’est en effet lorsque l’on mène une analyse de droit comparé que l’on réalise la part d’idéologie propre au droit européen de la concurrence. Aux Etats-Unis par exemple, le droit de la concurrence ne s’applique pas aux activités publiques. Il est admis depuis les années 30 que le droit de la concurrence n’est pas un moyen de corriger les défauts du système politique. En d’autres termes, ce n’est pas une arme anti-lobbying. En Europe, à partir des années 80, on a voulu lui faire jouer ce rôle.
Or, l’Europe commerce avec des pays qui subventionnent leur économie de façon agressive. Les Etats-Unis ont une politique industrielle extrêmement puissante et n'hésitent d’ailleurs pas à subventionner des projets européens. La Chine subventionne aussi son économie. L’Europe doit se doter d’une politique industrielle ambitieuse.
3. Les remèdes
PL : Il n’existe pas une seule solution pour remédier au dysfonctionnement du droit de la concurrence. Il s’agit d’infléchir et d’ajuster la politique de concurrence à tous les niveaux afin que celle-ci prennent en compte les critiques qui lui sont adressées. Croire qu’il n’existe qu’une solution conduirait le débat sur une fausse piste.
Au niveau européen, il existe des réponses à droit constant qui relèvent de la politique de la Commission. Or ces réponses ne sont pas ou peu mises en œuvre. Bruxelles est loin. La politique européenne est peu suivie et peu relayée. Il reste néanmoins nécessaire de renforcer le contrôle public de ces politiques comme cela se fait aujourd’hui en France avec les promesses politiques des candidats élus à la présidentielle.
D’autres solutions nécessitent de modifier les textes et le Traité. Elles doivent être envisagées sans tabou.
En outre, si le sujet est indéniablement européen, il porte également sur la politique française qui doit également prendre part à ces réformes. L’encadrement européen d’une politique n’interdit pas d’initier des solutions au niveau des Etats. La réforme récente du droit des investissements étrangers en est la preuve. Comme le principe de libre concurrence, la liberté de circulation des capitaux est définie dans le Traité. Il n’en reste pas moins que la réforme récente du droit européen est issue d’une série de modifications successives des Etats membres. Aujourd’hui, alors même que l’article 63 du Traité pose explicitement le principe de libre circulation des capitaux, les Etats membres sont en mesure de contrôler les acquisitions d’entreprises par des investisseurs d’Etats tiers et ils sont même incité à le faire par la Commission depuis l’adoption d’un règlement en ce sens en 2019.
TP : D’abord, il faut affirmer que le droit de la concurrence n’a rien à faire dans les traités. C’est encore une marque de la surconstitutionnalisation du droit de l’Union que dénonce Dieter Grimm et qui est à la base de son manque de légitimité. Le droit européen ne souffre pas d’un manque de constitution, mais au contraire d’un trop plein.
A mon sens, la critique majeure que l’on peut adresser au droit de la concurrence européen est précisément son caractère constitutionnel. Le droit de la concurrence est une politique. Il n’a rien à faire dans un texte de rang supralégislatif.
Nous avons ensuite, avec Bruno Deffains et Olivier d’Ormesson, tenté de trouver des pistes pour permettre une prise en compte plus large des politiques industrielles en droit de la concurrence. En Europe en effet, le droit de la concurrence prévaut sur toutes autres approches nationales ou communautaires de politique industrielle, pour la raison que l’on a énoncé avant, à savoir le caractère constitutionnel du droit de la concurrence en Europe.
L’Europe pourrait s’inspirer de la State Action Doctrine américaine et sortir l’action publique du champ d’application du droit de la concurrence. En outre, il faut avoir une vision globale des politiques publiques, et plus une approche uniquement centrée sur la concurrence - ou la dette d’ailleurs. L’économie a développé des outils permettant d’évaluer les bénéfices et les coûts sociaux d’une politique, il s’agit de l’analyse coût-bénéfice. Cet outil pourrait constituer une boussole intéressante pour les décisions en matière de concurrence.
Nous avons en outre tenté d’imaginer de nouvelles procédures pour mettre fin aux pratiques les plus choquantes. La Commission est en effet un acteur politique et c’est elle qui prend la décision finale, sans avoir entendu les personnes poursuivies. L’Europe ne respecte donc pas les standards minimums du procès équitable. Peut-on conserver le système actuel dans lequel la Commission, soit un acteur politique, prend une décision impliquant des acteurs privés sur les marchés alors même que le Collège des commissaires n’a jamais entendu les parties concernées ? Ne devrait-on pas donner son indépendance à la DG Concurrence « COMP » et la laisser décider seule, le Collège des commissaires bénéficiant d’un pouvoir d’évocation lui permettant de mettre en balance les objectifs de concurrence avec d’autres objectifs de politique publique ? Il serait aussi souhaitable de réfléchir à la façon dont ces autres objectifs devraient être pris en compte. Doit-il s’agir d’un processus purement politique ou d’une réflexion experte ? Ne devrait-on pas proposer que le Collège de commissaires base sa décision d’évocation sur une réflexion nourrie par exemple dans le cadre d’une analyse coût-bénéfice.
4. Les obstacles
PL : Le débat sur la faisabilité et sur les obstacles des réformes est essentiel. Il est difficile de comprendre les causes du retard des réformes européennes. Par exemple, il a été proposé d’introduire le principe de réciprocité dans les marchés publics en 2012 et dans le droit des investissements étrangers en 2019. Or ce principe n’a pas toujours pas été adopté et il n’y a pas eu de débat explicite sur ce sujet, sur les causes des refus. Ces réformes se sont donc enlisées, elles ont échoué laissant une impression d’impuissance de l’Europe.
Il faut enfin noter que ce débat est parfois freiné par une volonté politique de préserver, de justifier, de défendre la construction européenne. De ce point de vue-là, il convient de le dépolitiser. Ainsi, il faut parvenir à oser critiquer telle ou telle politique européenne sans pour autant être taxé d’anti-Européen. Il convient donc de lever certaines auto-censures.
TP : Les obstacles sont nombreux. L’Europe a construit une part de sa légitimité, surtout en Allemagne, sur son image de gardienne d’une forme d’orthodoxie concurrentielle. Cette orthodoxie s’appuie sur des dispositions du traité, de droit primaire donc, ce qui explique le prestige du droit de la concurrence et de la DG Concurrence, en Europe.
Le prestige de la DG Concurrence est aussi assis sur de très fortes compétences. Une façon de s’en sortir pourrait être de renforcer d’autres DG et notamment celles qui sont impliquées dans les politiques industrielles.
L’avenir de l’Union européenne se joue à mon sens ici : parvenir à créer des biens publics européens. Des germes existent dans la recherche et l’enseignement. Mais il reste encore beaucoup à faire. Les grandes réussites industrielles européennes se sont faites en dehors de l’Union, que l’on pense à Airbus, à Ariane Espace. Cet avenir est à construire.