Image d'un sol en période de sécheresse

Alors que l’État français a annoncé lancé une OPA (1) sur les titres restant d’EDF pour retirer la société de la cotation, que le livre Les Fossoyeurs (2) a révélé les effets de la logique financière sur le traitement des personnes âgées, un débat est né au Royaume-Uni cet été qui pourrait nourrir la réflexion sur la façon dont on pourrait aligner les intérêts des actionnaires sur ceux des usagers et, plus largement, sur la spécificité des services publics cotés sur les marchés financiers. C’est cette question qui nous intéresse ici.

La période de sécheresse que nous avons connue cet été a suscité des réactions et des propositions intéressantes en Angleterre pour discipliner les services publics côtés sur les marchés financiers, notamment les concessionnaires d’eau. La question du sort à réserver à ce type particulier d’entreprise en droit des marchés financiers n’a pas pour l’instant fait l’objet de réflexion particulière alors même qu’en France de très nombreux délégataires de services sont des entreprises cotées. La question de l’intérêt général a été abordée avec la réforme de la loi PACTE sur l’intérêt social de toutes les entreprises commerciales, sans que l’on ait mis le doigt sur la spécificité de certains services dont l’essence même est de servir l’intérêt de tous. Pourtant, plusieurs éléments amènent à questionner l’action de l’État comme actionnaire. Ainsi, des actionnaires minoritaires ont déposé une plainte pénale contre X pour mise en difficulté de la société EDF. L’état d’EDF aujourd’hui ne laisse pas d’interroger ce qu’il est convenu d’appeler l’État actionnaire puisqu’on voit bien que l’entreprise n’a été gérée ni dans l’intérêt des actionnaires — qui portent plainte — ni dans celui de l’intérêt général, — puisque la société elle-même est en difficulté et comme l’a récemment suggéré publiquement le dirigeant sortant de l’entreprise, Jean-Bernard Lévy. De même, le scandale Orpea a amplement montré l’impact humain que la logique financière peut entraîner pour les entreprises du care.

À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler qu’une entreprise de service public basée sur l’humain, comme une maison de retraite, un hôpital, une université, ne pourra servir une logique financière qu’au prix, fort probablement, d’une diminution de la qualité. Ces entreprises de services sont en effet caractérisées par ce que l’économiste William Baumol avait appelé la maladie des coûts (cost disease). L’article de 1965 dans lequel Baumol décrit ce phénomène (écrit avec Bowen) analysait le spectacle vivant (théâtre, opéra, musique et danse). Il a multiplié ensuite les exemples, notamment dans son livre : The Cost Disease. Why Computers Get Cheaper and Health Care Doesn't. Il est en effet des secteurs où les gains de productivité sont très faibles. L’exemple fameux donné par Baumol est très simple : on ne peut pas jouer un quatuor de Schubert plus rapidement qu’au moment de sa création ou diminuer de moitié le nombre d’acteurs dans Henri IV de Shakespeare sans perte évidente de qualité… L’ensemble des secteurs des services à la personne est concerné. C’est la raison pour laquelle mettre une entreprise de service à la personne sur les marchés financiers aboutira toujours à une diminution de la qualité pour les usagers, car il n’y a pas de gain de productivité, en tout cas pour le cœur du service. Au cœur de l’affaire Orpea détaillée par les fossoyeurs gît la maladie mise en évidence par Baumol : on veut forcer des gains de productivité — car c’est de ces gains que la valeur pour l’actionnaire est créée — dans une activité qui ne peut pas en faire.

Un service public ne devrait donc pas avoir pas grand-chose à faire sur les marchés financiers. Mais, tant qu’ils y sont et sachant que le droit financier est le seul droit qui permet d’assurer une certaine transparence des entreprises d’une certaine taille, ne peut-on pas trouver un moyen d’aligner l’intérêt des usagers sur l’intérêt des actionnaires ? D’ailleurs, leur présence sur les marchés financiers est certainement un moyen de les rendre plus transparents que lorsqu’ils n’y sont pas.

C’est là que certaines idées ont germé cet été dont nous voudrions rendre compte et discuter, dans le domaine de l’eau. Le régulateur de l’eau (Ofwat) a révélé que les entreprises de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles ont perdu plus d’un milliard de litres en raison de fuites de canalisations l’année dernière en 2021. Les usagers ont aussi été échaudés par l’annonce du déversement d’eaux usées sur les plages d’Angleterre et du Pays de Galles, principalement dans le sud, rendant la baignade dangereuse. La sécheresse de cet été donne à ces chiffres un relief tragique particulier, bien évidemment… Malgré ces faibles performances, les rémunérations des dirigeants des concessionnaires d’eau britanniques n’ont cessé d’augmenter. De surcroît, depuis leurs privatisations, ces entreprises ont en effet versé 72 milliards de dividendes à leurs actionnaires. Helena Horton résume ainsi la situation : « La semaine dernière, il a été révélé que les primes annuelles versées aux cadres des compagnies des eaux ont augmenté de 20 % en 2021. Les chiffres ont montré que les dirigeants ont reçu en moyenne 100 000 £ en paiements uniques en plus de leurs salaires, pendant une période où les eaux usées étaient déversées pendant 2,7 millions d’heures dans les rivières et les lieux de baignade d’Angleterre. Au total, les 22 patrons de l’eau se sont payés 24,8 millions de livres sterling, dont 14,7 millions en primes, avantages et incitations, en 2021-22. » Face à l’impuissance d’une Administration capturée — la notion de capture culturelle ayant reçu une attention renouvelée — et en manque de moyens (Ofwat et le ministère de l’Environnement, dont les crédits ont été diminués par le gouvernement conservateur), le droit financier peut-il apporter des réponses ? Peut-on et comment faire en sorte que des dirigeants ou des actionnaires avec « excréments sur les mains » aient l’incitation d’agir dans l’intérêt de l’environnement et des usagers ? Après tout, certains systèmes d’incitation existent déjà pour les dirigeants, comme le say on pay, qui impose une relative transparence sur l’étendue et les critères de rémunération des dirigeants — doublée dans certains pays comme la France d’un vote des actionnaires en amont (sur la politique de rémunération) et en aval (sur le versement aux dirigeants au regard de leur performance). Mais ces mécanismes sont malheureusement insuffisamment exigeants.

Le député conservateur Philip Dunne a déclaré au Guardian que l’Ofwat n’utilisait pas tous ses pouvoirs pour cibler la rémunération des PDG. « Ofwat a déjà le pouvoir de sanctionner les accords de rémunération des directeurs, et je ne pense pas qu’ils l’aient fait. » C’est un pouvoir qui est, à ma connaissance, inconnu en France et qu’il pourrait être intéressant d’introduire. Par contre, le gouvernement actuel a affirmé qu’il ne pouvait pas obliger les compagnies à dépenser davantage dans les infrastructures au lieu de verser des bonus ou des dividendes. Le Guardian cite des sources indiquant « qu’elles aimeraient voir les compagnies des eaux dépenser beaucoup plus pour améliorer les infrastructures et beaucoup moins pour payer les actionnaires, mais ont souligné que le secrétaire d’État n’a pas le pouvoir de retenir les dividendes des actionnaires des compagnies des eaux. »

La question est donc désormais posée au Royaume-Uni. Ne pourrait-on pas, dans ce cadre, imposer aux services publics côtés le respect d’un certain nombre d’indicateurs de qualité, environnementaux et humains, qui conditionnerait le versement de dividendes et de bonus ? Les autres types de sanction sont en effet peu dissuasifs. Les sanctions administratives pécuniaires sont aléatoires et elles feront toujours l’objet d’un calcul d’optimisation et on imagine mal de mettre en prison les dirigeants de ces sociétés. Un système d’incitation à destination des dirigeants et des actionnaires pourrait être constructif. Les stock-options ont bien été créées pour aligner l’intérêt des dirigeants et des actionnaires. Ne faudrait-il pas poursuivre cette idée en alignant la rémunération de ces acteurs sur certains intérêts précisément identifiés ?

Un droit des services publics côtés pourrait donc permettre de renforcer ce type d’obligation et surtout forcer l’État à fixer avoir une politique boursière qui n’est pas uniquement patrimoniale — c’est pour l’instant le but premier de l’Agence des participations de l’Etat — mais qui réfléchit au rôle plus large que les marchés financiers peuvent jouer dans la fourniture de services publics de qualité.

1.) https://presse.economie.gouv.fr/19-07-2022-letat-annonce-son-intention-de-lancer-une-offre-publique-dachat-simplifiee-sur-les-titres-de-capital-dedf-dans-lobjectif-de-retirer-la-societe-de-la-co/

2.) https://www.fayard.fr/documents-temoignages/les-fossoyeurs-9782213716558

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