Illustration d'une chaîne de blocs

La régulation par les chaînes de contrats est un instrument d’adaptation de l’action de l’Etat permettant d’associer les entreprises à la mise en œuvre des politiques publiques. L’insertion de clauses répliquant des obligations légales permet d’imposer ces obligations sur l’ensemble d’une chaîne de contrats et d’en démultiplier ainsi la portée. Cet instrument se développe aussi bien dans des domaines traditionnels pour le régulateur (lutte contre la corruption et le blanchiment de capitaux) que dans des champs plus récents de l’action publique (numérique, environnement).

Si le thème de la contractualisation de l’action publique n’est pas nouveau, il existe toutefois un aspect peu connu de celle-ci : les transferts d’obligations opérés par la puissance publique vers les personnes physiques et morales – le plus souvent des entreprises – via les chaînes de contrats, c’est-à-dire la succession de contrats unis par leur objet[1]. Son fonctionnement est intuitif : une obligation de nature légale ou règlementaire s’imposant à une seule personne se mue en obligation de nature contractuelle. A ce titre, sa portée est démultipliée par la chaîne de contrats qui réplique l’obligation initiale pour l’imposer finalement à l’ensemble des partenaires de la personne initialement soumise à l’obligation fixée unilatéralement par l’Etat. Il ne s’agit donc pas d’un processus d’auto-discipline ou d’auto-régulation qui se passerait de l’intervention publique[2], mais bien d’un mécanisme partant d’une initiative publique et mobilisant sciemment les entreprises par le biais de leurs engagements contractuels. Par exemple, un texte de loi impose – comme nous le verrons de façon plus précise dans la seconde partie du présente article – à une entreprise le respect de certaines obligations destinées à lutter contre la corruption et il contraint également à ladite entreprise à imposer la même contrainte à ses fournisseurs. L’entité soumise à ce type d’obligations doit ainsi non seulement s’y conformer, mais aussi veiller au respect de ces obligations dans les chaînes de contrats.

Le développement de ce mode de régulation s’explique par son efficacité (1). Il permet de porter au cœur des relations d’affaires des obligations complexes que l’Etat ne pourrait mettre en œuvre et encore moins contrôler seul (2). Ce développement peut être constaté dans de nombreux secteurs (3).

1.     Un mode de régulation efficace

Ce mode de régulation diffusé à travers les chaînes de contrats relayant des normes publiques se développe avant tout parce qu’il est efficace. Le contrôle des obligations des grandes entreprises présente des spécificités par rapport à celui d’une PME : leur volume d’activité mais surtout le caractère transnational de leurs clients et de leurs fournisseurs rend la vision d’ensemble difficile pour le régulateur. Chaque contrôle impose de mobiliser d’importantes ressources humaines et matérielles, autant de moyens dont l’Etat ne dispose plus ou qu’il n’est pas nécessairement prêt à allouer à cette fin. Or, dans la régulation fondée sur les chaînes de contrats relayant des normes publiques, ce sont essentiellement les grandes entreprises qui assurent le contrôle des obligations sur l’ensemble de leur supply chain.

L’entreprise prend ainsi le relais de l’action de l’Etat et permet d’assurer une chaîne ininterrompue pour l’action publique, au service de l’intérêt général. L’Etat ne doit plus contrôler que le dernier maillon de la chaîne de valeur, lequel dispose d’une vision transversale sur l’ensemble de ses activités et est le plus à même d’évaluer les risques. La montée en puissance des départements« conformité et compliance » dans les grandes entreprises atteste de l’internalisation du sujet et de sa parfaite intégration à l’environnement des affaires. De même, le renforcement du rôle et la protection croissante des lanceurs d’alerte, tant au niveau du droit français que du droit européen, encourage une surveillance accrue et « diffuse » des entreprises[3]. L’ensemble des fournisseurs et sous-traitants sont contrôlés par le client final, sur lequel pèse in fine le risque vis-à-vis de la puissance publique, ou lors d’importantes opérations à l’image des audits effectués lors d’un rachat ou d’une fusion entre deux entreprises (Due Diligence)[4].

Les ressources publiques mobilisées dans ces contrôles – autant humaines que matérielles –sont donc limitées et plus ciblées.

2.     Une technique de« micro-régulation »[5]exploitant l’effet multiplicateur des chaînes de contrats relayant des normes publiques

Sans aller jusqu’à considérer que « l’autorégulation reflète incontestablement une plus grande maturité et une plus large autonomie de la société civile que lemode de régulation étatique, où la société vit sous tutelle, comme infantilisée»[6], comme le défendait Laurent Cohen-Tanugi, force est de constater que la régulation parles chaînes de contrats relayant des normes publiques est« décentralisée »[7].

Tous les acteurs sont « responsabilisés » : l’obligation ne fait plus l’objet d’un contrôle ponctuel, le contrôle devient systématique. Son endogénéisation s’accompagne de la diffusion d’une culture de la régulation qui dépasse les départements juridiques et devient l’une des compétences attendues de tout manager[8].

La puissance publique reste néanmoins à la manœuvre en arrière-plan, témoignant d’une réorientation stratégique de ses efforts mais aussi d’une évolution de la matrice intellectuelle des régulateurs, traçant une troisième voie entre l’autorégulation et la privatisation de la régulation[9].

3.     Les exemples d’application de ce mécanisme

Le recours à la régulation par les chaînes de contrats relayant des normes de nature réglementaire ou législative n’a fait que se renforcer ces dernières années et prend différentes formes.

A titre d’exemple, la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre[10] a permis d’engager la responsabilité d’une société française, qui avait manqué de mettre en œuvre de manière effective un « plan de vigilance »[11]. Dans son commentaire de l’ordonnance du Tribunal judiciaire de Nanterre du 11 février2021, François Blanc fait remarquer que l’effort demandé aux entreprises est« d’autant plus singulier qu’il porte aussi sur les filiales de l’entreprise en question, ses sous-traitants et jusqu’à ses « fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale. »[12]. S’il juge sévèrement qu’en opérant « une internalisation de l’intérêt général dans l’entreprise, le législateur contemporain acte l’échec, ou du moins les limites, de la puissance publique »[13], ce mouvement pourrait également être analysé comme une volonté des pouvoirs publics d’accroître l’efficacité de leurs actions. Les efforts de contrôle peuvent être mieux ciblés, ou réinvestis dans d’autres champs où ce mode de régulation n’a pas fait ses preuves.

En fait, l’Etat capitalise sur une longue expérience d’association des personnes physiques et morales de droit privé à la mise en œuvre des politiques publiques, y compris les plus régaliennes : avec la TVA, les entreprises se sont vues chargées par l’Etat de collecter l’impôt, ce qui s’est traduit par une amélioration significative du recouvrement et de son efficience.

La loi Sapin 2[14] a fait peser sur les entreprises des obligations qui leur confèrent un rôle de police de prévention de la corruption.

Plus récemment encore, la crise sanitaire a conduit les pouvoirs publics à demander aux restaurateurs et aux employés des salles de spectacles de devenir des relais de la politique sanitaire avec l’obligation de contrôle du passe-sanitaire, puis du passe-vaccinal[15].

Ces quelques exemples montrent que ce mode de régulation investit de nombreux champs de l’action publique dans lesquels les entreprises peuvent jouer un rôle direct, et partant, étendre les obligations bien au-delà de ce que l’Etat pourrait contrôler, même en doublant le nombre d’agents dévolus à cette tâche.

La régulation par les chaînes de contrats relayant des normes publiques permet également de contourner certaines difficultés liées aux grands contrats d’affaires internationaux : sans constituer en elle-même un instrument extraterritorial, la capacité à imposer au client final un contrôle de ses fournisseurs permet de faire porter au-delà des frontières le poids de ces obligations et d’en démultiplier l’impact.

Les Etats-Unis ont fait de cet outil un instrument de leur politique étrangère[16] :à la suite du retrait américain de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien(JCPoA[17]) en 2018, la menace de sanctions a conduit la plupart des grandes entreprises internationales à cesser toute activité avec l’Iran. Beaucoup d’entre elles ont introduit dans leurs montages contractuels un ensemble de clauses destinées à limiter leur exposition directe ou indirecte à des acteurs liés à l’Iran, y compris dans des projets qui n’avaient a priori rien à voir avec ce pays. On a ainsi vu se déployer de nombreuses clauses contractuelles dans les contrats de prêts bancaires exigeant le respect des règles américaines relatives à l’Iran, alors même que le projet lui-même n’était pas en lien avec ce pays. Cette méthode est également au cœur des sanctions mises en œuvre parles Etats-Unis et l’Union européenne depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, destinées à isoler la Russie sur la scène internationale.

La régulation par les chaînes de contrats relayant des normes publiques est aussi mobilisée dans des champs de l’action publique qui, par leur nature, font l’objet d’un large consensus et doivent mobiliser l’ensemble des acteurs publics et privés afin de diffuser certaines obligations rapidement et profondément dans les cultures professionnelles[18].La protection de l’environnement[19]ou la protection des données personnelles[20] illustrent également d’autres champs où les obligations diffusées via les chaines de contrats sont mobilisées de manière croissante, tant par le législateur national que par l’Union européenne, pour associer les entreprises à la politique de régulation et leur transférer le coût de celle-ci.

Conclusion

La régulation par les chaînes de contrats relayant des normes publiques est un exemple d’adaptation pragmatique de l’action de l’Etat. Elle tient compte de l’évolution de ses moyens mais aussi de la nature des activités à réguler, segmentées entre plusieurs entreprises souvent présentes dans différents pays.

Si cette pratique apparaît efficace pour assurer la police de l’ordre public économique, son développement pose toutefois la question de la charge transférée aux entreprises. Le contrôle du respect des obligations imposées dans les chaînes de contrats relayant des normes publiques représente un coût pour les entreprises et ce coût peut induire des distorsions face à la concurrence internationale : les entreprises non-européennes ont ainsi accès au marché européen alors même qu’elles ne sont pas soumises à de telles obligations. L’absence de réciprocité pèse donc mécaniquement sur la compétitivité des entreprises françaises et européennes, ce qui devrait conduire le législateur à fixer des obligations pour l’ensemble des entreprises étrangères désirant accéder à un marché donné, que le processus de production se situe sur ce marché ou non.

Ces analyses, aujourd’hui embryonnaires, méritent d’être approfondies tant elles permettent de mieux apprécier la frontière et les missions respectives des pouvoirs publics et des entreprises dans la recherche du bien commun.

 


[1]Teyssié, Bernard. Les groupes de contrats, Bibliothèque de droit privé, Tome 139, L.G.D.J., 1975, 328 pages

[2] A l’image des théories défendues par l’école économique néoclassique, représentée par des auteurs comme Hayek, Friedman ou encore Becker.

[3]Conseil d’Etat, Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger, Étude,2016

[4]Voir par exemple Fasterling, Bjorn. « Criminal compliance – Les risques d’un droit pénal du risque », Revue internationale de droit économique, vol. xxx, no. 2, 2016, pp. 217-237.

[5]Expression empruntée à Cohen-Tanugi, Laurent,  « Chapitre Premier. Vers la société contractuelle », Le droit sans l'État PUF, 2007, p. 27 : « C’est l’univers de la microrégulation, du sur-mesure, dont le lawyer américain est le maître-tailleur. »

[6] Ibid.,p. 22

[7] Ibid,p. 27 : « Dans une acception à peine métaphorique, le contrat désigne un système de droits et d’obligations entre unités décentralisées, qui assure la distribution des pouvoirs et l’autorégulation de la société. »

[8] Ce mode de régulation « diffusé », où les contrats s’entrelacent et contribuent à l’intérêt général a parfois été analysé par la doctrine sous l’angle de la compliance, voire qualifié de « privatisation de la régulation » (Breen, Emmanuel. « La « compliance », une privatisation de la régulation ? », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, vol. 2, no. 2, 2019, pp. 327-331).

[9]Voir Cafaggi, Fabrizio. « Le rôle des acteurs privés dans les processus de régulation : participation, autorégulation et régulation privée », Revue française d'administration publique, vol. no109, no. 1, 2004, pp. 23-35.

[10]Voir par exemple Mavoungou, Larios. « Les pouvoirs privés économiques à l’épreuve de la loi française sur le devoir de vigilance », Revue internationale de droit économique, vol. xxxiii, no. 1, 2019, pp. 49-62.

[11] Plan de vigilance prévu par la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, qui figure à l’article L. 225 -102-4 du code de commerce. Voir également le projet de règlement soumis par la Commission européenne le 22 février 2022, « Proposal for a directive of the European Parliament and of the Council on Corporate Sustainability Due Diligence and amending Directive (EU) 2019/1937 »

[12]Blanc, François. « Total », Droit Administratif n° 5, Lexis Nexis, mai 2021, p. 4

[13] Ibid, p. 5

[14]Loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique

[15] Loin° 2021-689 du 31 mai 2021 modifiée relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire

[16]Voir par exemple de Vauplane, Hubert. « Chapitre 1. Une nouvelle géopolitique de la norme », Antoine Garapon éd., Deals de justice. Le marché américain de l'obéissance mondialisée. PUF, 2020, pp. 21-37.

[17] Joint Comprehensive Plan of Actions, 14 juillet 2015

[18]Ces réflexions peuvent renvoyer aux discussions en cours sur l’obligation de signalement qui incombe à différentes catégories professionnelles, notamment les avocats.

[19] Par exemple, Loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 relative à la politique de développement

[20] Règlement(UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données

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