La Commission européenne a annoncé le 9 juin 2021 avoir lancé une action en manquement contre l’Allemagne par rapport à l’arrêt de la Cour fédérale constitutionnelle allemande du 5 mai 2020 respectif à la politique de la BCE. Les institutions européennes pourraient perdre en crédibilité si elles refusaient de poursuivre les infractions contre le droit européen lorsqu’elles sont le fait des États grands, fondateurs, puissants, riches. Ainsi, l’expression de Jean-Claude Juncker, Président de la Commission à l’époque, d’arrêter une procédure de déficit excessif « puisque c’est la France » (en original allemand : « Weil es Frankreich ist. ») était désastreuse pour le fonctionnement futur de cette procédure tout à fait légitime selon les règles des Traités. Et, certainement, c’est cette idée d’égalité des États membres qui constitue un des motifs de la Commission de ne pas s’abstenir d’une procédure d’infraction contre l’Allemagne « puisque c’est la Cour constitutionnelle fédérale ».
L’affaire est simple. La primauté du droit de l’Union est reconnue depuis le célèbre arrêt « Costa » en 1964 ; elle n’est d’ailleurs mise en question par aucun État membre et même pas par la Cour de Karlsruhe qui fonde son argument sur les limites constitutionnelles du transfert de compétences de l’Allemagne à l’Union. Dès lors qu’une matière ne fait pas partie des compétences de l’Union, elle ne bénéficie pas de la règle de la primauté. Mais cette manière de construire la relation entre les sphères de droit implique automatiquement que Karlsruhe ne respecte pas la perspective de Luxembourg. Même les génies du droit constitutionnel allemand, dans la tradition des grands penseurs de Weimar et de la République fédérale d’après-guerre, auront des difficultés insurmontables à refuser le recours de la Commission.
Celle-ci se voit donc devant une victoire facile. C’est la Cour de Justice de l’Union européenne même qui décidera de la suprématie de ses propres arrêts. La Commission va gagner. Mais qu’aura-t-elle gagné exactement ? D’abord, initier ce recours pour éviter de donner le mauvais exemple aux vrais scélérats de l’État de droit – les gouvernements polonais et hongrois – révèle une absence remarquable de discernement politique. Ce sera grotesque : Un arrêt suivant le recours en manquement contre l’Allemagne aboutira, au nom de la primauté du droit de l’Union, à une obligation du gouvernement d’intervenir dans la décision indépendante des plus hauts juges du pays ! Au lieu de renforcer le constitutionnalisme européen en faisant valoir la hiérarchie des normes dans la construction fédérale de la communauté du droit, la Commission souligne l’immaturité constitutionnelle de ce droit. Pour le droit international public, les États sont considérés comme des « black boxes » : il est absolument indifférent à la nature de l’institution responsable de la violation du droit international – parlement, gouvernement ou bien juges. Le recours de la Commission suit cette logique plutôt que reconnaitre que dans l’ensemble de la construction constitutionnelle de l’Union, les Cours constitutionnelles ou suprêmes des États membres sont des instruments importants dans l’orchestre qui fait la musique de l’entité d’ensemble. Le fait que la Commission a déjà gagné une procédure pareille contre la France par rapport à un arrêt du Conseil d’État en manière d’impôts est de mauvaise augure. C’était plutôt un coup d’entrainement pour le vrai conflit – qui a lieu maintenant.
La construction constitutionnelle de l’Union européenne précitée, dans son état actuel, est bien différente de celles des États comme nous les connaissons. Dans cette tradition, le pouvoir judiciaire se trouve dans une position équilibrée avec les autres pouvoirs. Le législateur peut intervenir et rétrécir le pouvoir d’interprétation en précisant une loi – par décision démocratiquement légitime. La marge de manœuvre de l’exécutif est limitée par les règles de droit, contrôlée par le pouvoir judiciaire. Dans l’UE, ces mécanismes ne sont pas (encore ?) bien développés. Le pouvoir législatif européen dépend de plus en plus du consentement du Conseil, ce qui rend moins fréquent les décisions politiques hardies. L’exécutif supranational n’est pas toujours contrôlé de manière effective, ce que l’on voit parfaitement avec la BCE. Sans les deux recours préjudiciels de Karlsruhe, la CJUE n’aurait jamais touché la question de la légalité des achats d’emprunts de la BCE. Dans la crise actuelle, nous savons qu’il est peu probable que les achats dans le programme anti-pandémique (« PEPP ») conforment à l’article 123 TFUE (interdisant le financement monétaire), et en même temps nous savons aussi que cela ne sera peut-être jamais vérifié par la Cour.
On peut se demander pourquoi la Commission est allée si loin plus d’un an après l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale, d’autant que cette Cour venait de rejeter un recours en exécution formé par les requérants originaux, suite à un compromis dans le contentieux conclu après atteint par une communication de documents de la BCE aux institutions gouvernementales et parlementaires allemandes par le biais de la Bundesbank qui prouvaient que les autorités responsables de la BCE avaient suffisamment considéré le principe de la proportionnalité. La Commission est-elle poussée par la Cour – où elle est présente dans la vaste majorité des contentieux parce qu’elle prend toujours position dans les recours préjudiciels ? Nous ne le savons pas. La Commission va gagner – et elle a déjà beaucoup perdu.