Il y a un an la Défenseuse des droits dénonçait le sort des mineurs non accompagnés en France. Noémie Paté, sociologue, publie les résultats d’une étude sur la procédure par laquelle les jeunes migrants doivent démontrer leur minorité afin de bénéficier de la protection juridique qui leur est due. Minorité en errance offre ainsi aux juristes un éclairage indispensable et singulier sur l’apport de la sociologie au droit.
Le livre de Noémie Paté, Minorité en errance, L’épreuve de l’évaluation des mineurs non accompagnés (Presses universitaires de Rennes, 2023) [1] étudie la pratique de la procédure administrative qui vise à s’assurer de la minorité des jeunes migrants afin de leur permettre de bénéficier de la protection due aux mineurs non accompagnés (MNA).
L’ouvrage propose ainsi une analyse sociologique de la mise en œuvre effective d’une procédure administrative. Il permet également au juriste de constater ce que la sociologie peut apporter au droit ainsi que les opportunités de conduire des analyses sociologiques dans de nombreux autres domaines.
Un mineur non accompagné (MNA) ou mineur isolé étranger (MIE) est un enfant de moins de 18 ans, de nationalité étrangère, arrivé sur le territoire français sans être accompagné par l’un ou l’autre des titulaires de l’autorité parentale ou par un représentant légal.
Si le phénomène des mineurs non accompagnés n’est pas nouveau, son caractère structurel est relativement récent. Il est apparu de façon massive à la fin du siècle dernier. Aujourd’hui, 18% des personnes migrantes qui traversent la Méditerranée sont des enfants. Plus de 75% proviennent de Guinée, du Mali et de Côte d’Ivoire. 95% sont des garçons et environ 89 % ont entre 15 et 17 ans.
Ainsi que le rappelle la Défenseuse des droits, « poussés sur le chemin de l’exil, des mineurs arrivent en France seuls, sans famille ni ressources, après un parcours migratoire souvent traumatisant, fait de violences, de solitudes, de dangers. » (Les mineurs non accompagnés au regard du droit, rapport, février 2022).
L’Etat a l’obligation de protéger tout enfant privé de son milieu familial, sans considération de nationalité ou d'origine. Cette obligation est issue en particulier de la Convention internationale relative aux droits de l'enfant (CIDE), ratifiée par la France en 1989, protectrice des mineurs non accompagnés. Un mineur isolé étranger ne peut donc pas être expulsé. Dispensés de titre de séjour, les mineurs isolés étrangers sont donc en situation régulière jusqu’à leur majorité.
Dès lors, tous les jeunes se présentant comme mineurs isolés ont accès à une évaluation, dont l’objectif est de déterminer s’ils sont bien mineurs et isolés. Outre, la vérification des documents d’état civil lorsqu’ils existent, deux modalités principales permettent la détermination de l’âge :
- l’évaluation sociale qui consiste en une explication par le jeune de son parcours et de son histoire et
- un examen médical seulement si un doute sérieux subsiste.
La procédure définie notamment dans la circulaire du 31 mai 2013 dite « Taubira » donne ainsi une place centrale au jugement des récits biographiques.
C’est cette procédure que l’auteure analyse. Pour ce faire, Noémie Paté a mené cette enquête de l'intérieur : elle a été elle-même évaluatrice à France Terre d’Asile et son étude porte sur plus de 400 cas d’évaluation.
Son jugement prononcé en conclusion de son ouvrage est sévère : l’invalidité et l’instabilité de la procédure conduisent à son illégitimité au regard du droit d’accès à la protection dont bénéficient lesdits mineurs. Ce jugement rejoint celui du rapport précité de la Défenseuse des droits selon lequel les mineurs non accompagnés « sont confrontés à des processus d’évaluation peu respectueux de leurs droits, à la remise en question de leur état civil, de leur l’identité, de leurs parcours et leur histoire, et à des réévaluations multiples de leur situation ».
Si la démonstration de nature sociologique ne permet pas au juriste de cautionner ni d’infirmer cette conclusion, les éléments apportés à l’appui de cette thèse méritent d’être retenus pour mieux comprendre le droit et les procédures administratives dans leurs pratiques et leurs effets.
L’approche sociologique apporte d’abord un éclairage scientifique sur des vérités le plus souvent invisibles. Le jeunes migrants sont en effet conduits pour bénéficier de leurs droits de sortir de l’invisibilité de leur condition.
L’auteure montre les failles et les dysfonctionnements du dispositif. Elle met en avant l’influence d’un climat idéologique de la restriction des phénomènes migratoires sur les décisions individuelles. Le discours développé sur l’illégitimité des migrants conduirait à faire primer le « prisme de l’extranéité sur l’isolement et la minorité » (p. 73). Ce ne serait ainsi plus un groupe d’enfant qui serait pris en compte mais un problème migratoire.
Noémie Paté dénonce également la production d’inégalité d’un dispositif de justices locales mises en œuvre de façon différenciées selon les territoires. Elle attire ainsi l’attention sur le contexte dans lequel se bâtit le jugement et la partialité qui peut en découler.
Elle démontre en quoi l’incertitude relative à l’âge conduit l’enfant à se confronter à un « parcours du combattant bureaucratique », condition pour sortir de l'exil, au sein duquel elle dénonce la tentation discriminatoire : « Les acteurs contemporains héritent, dans leurs actions et dans leurs jugements, de contraintes, de ressources et de justifications figées par le passé » (p. 212). Pour l’auteure, le drame migratoire se double ainsi d’un drame bureaucratique et administratif qui seraient perçus comme aussi hasardeux l’un que l’autre.
De surcroît, la prise en compte de critère tels que le mérite conduit à des mentions dans les rapports d’évaluation d’un « bon niveau de français », d’un « bon niveau scolaire », d’un « comportement agréable à vivre », d’un « gout pour les études » ou d’une « capacité d’émerveillement » (p.214). Les évalués sont ainsi confrontés aux préjugés des évaluateurs et les récits stéréotypés des évalués font échos aux doutes stéréotypés des évaluateurs. La distribution du « bien rare » qu’est la protection se fait donc dans un double registre de normes et d’affects. Elle note en outre, une « anesthésie croissante des évaluateurs aux récits de souffrance ».
En mettant de cette façon en lumière les valeurs, les principes et les sentiments qui sous-tendent les actions, cette approche sociologique permet de souligner la tension que subissent les personnes en situation de jugement entre la logique de sélection et la logique de protection.
Cette « rhétorique du tri » permettant de distinguer le « vrai » du « faux » mineur, conduit l’auteure à la conclusion radicale selon laquelle le rapport entre l’évaluateur et l’évalué serait comparable à celui du pêcheur et de la truite (p. 260).
Cet ouvrage de sociologie du droit et de sociologie de l’administration, qui se situe au croisement de la sociologie de l'action publique relative aux migrations, permet de comprendre comment un jugement se construit et comment les acteurs mettent en œuvre une politique publique et une règle de droit.
L’apport des sciences humaines au droit n’est pas un phénomène nouveau. Aujourd’hui par exemple, l’on peut constater l’utilisation systématique de la science économique en droit de la concurrence. De même, si nous avons, dans ce blog, eu l’occasion de débattre des rapports entre le droit et l’expertise scientifique et technique, nous avons également dénoncé la faiblesse des processus d’évaluation.
Nous pouvons également relever que la totalité des textes relatifs à la corruption et aux conflits d’intérêt ont été hélas adoptés à la suite de scandales et d’affaires médiatiques et pénales alors même que des enquêtes sociologiques auraient été un moyen de mettre en évidence les situations dans lesquelles les jugements des décideurs étaient faussés par des influences illégitimes. L’analyse sociologique des procédures administratives permet ainsi de déceler des faiblesses et des dysfonctionnements, offrant ainsi la possibilité de les ajuster avant que ne surviennent des scandales. De telles analyses permettent surtout d’objectiver les conclusions : ainsi, au cas particulier, l’auteure montre bien que les failles et dysfonctionnements ne sont pas liées aux personnes mais aux contraintes qu’elles subissent.
II convient par ailleurs de ne pas ignorer des réticences qui existent chez les juristes à importer ainsi dans leurs sciences d’autres sources issues d’autres sciences qu’ils maitrisent moins. En outre, l’autoréférentialité - qui est une tendance naturelle de toute organisation - et le positivisme - qui imprègne la communauté juridique - ne conduisent pas naturellement à rechercher la vérité ailleurs que dans sa propre communauté, ni à dépasser le formalisme de la règle de droit. Ils peuvent même conduire à une forme d’extrincésisme (cette attitude de certains qui prétendent imposer leur système aux réalités concrètes). Certes, la sociologie et la psychologie irriguent largement certaines branches du droit comme la justice des mineurs ou de la famille. Et, si la sociologie fait bien quelques incursions dans les études des juristes [2], elle reste sans doute une science insuffisamment présente au sein du monde juridique français. Comme le montre l’ouvrage de Noémie Paté, le développement de la sociologie pour l’analyse des procédures administratives serait opportun d’autant que le regard extérieur non juridique est également ce qui fait la richesse de telles initiatives.
Le travail de Noémie Paté démontre qu’une démarche inductive à partir d’une analyse concrète de terrain peut interpeller sur la nécessité d’une réflexion plus globale sur l’apport de la sociologie au droit.
L’attention portée par l’auteure sur des souffrances invisibles d’enfants abandonnés nous interpelle également sur une véritable blessure de notre corps social.
[1] L’ouvrage a reçu le Prix de la thèse 2019 du Défenseur des droits
[2] L’ouvrage La sociologie du droit de Max Weber n’a été traduit qu’au début des années 70. Il existe bien des ouvrages sur telle ou telle juridiction mais ils sont souvent anecdotiques et ils ne portent pas sur des sujets très précis. Je pense par exemple à Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel (Gallimard, 2010)ou Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'État (La Découverte, 2002), ouvrage dont il a été d’ailleurs rendu compte dans ce blog. Les étudiants en droit ont pu entendre également parler des écrits sociologiques de Maurice Hauriou, ouvrage qui rassemble des contributions écrites dans les années 1890 ou ils ont pu lire des chapitres de l’ouvrage de Jean Carbonnier Flexible droit, Pour une sociologie du droit sans rigueur (LGDJ) ou de son manuel Sociologie juridique.