María Ruiz Dorado, Constitución y espionaje. Un estudio compa-rado de algunos sistemas gubernamentales de interceptación de España e Italia, pról. Tomás Vidal Marín, Valencia, Tirant lo Blanch, 2022, 380 p.
Le titre de l’ouvrage publié par María Ruiz Dorado, professeure associée au département de droit constitutionnel de la Faculté de droit et de sciences sociales de Ciudad Real, ne laissera pas indifférents, parmi les juristes qui se montrent sensibles aux recoupements entre le droit et le cinéma[1], les amateurs de l’agent 007. A l’intersection du droit constitutionnel, du droit conventionnel, du droit administratif, du droit pénal et du droit des nouvelles technologies, la richesse de son contenu donnera autant de satisfaction aux spécialistes de la protection des droits fondamentaux.
Issu d’une thèse de doctorat en droit soutenue aux Universités de Castille-La-Manche et de Pise, l’ouvrage s’intéresse au régime juridique de l’interception des communications. Si les technologies de l’information et de la communication actuelles sont riches d’opportunités pour la libre expression des points de vue les plus variés, la mise en relation instantanée et sans frontière, les échanges culturels ou le commerce, elles sont également source de menaces pour la vie privée, l’égalité de traitement, la sécurité publique ou la sincérité du débat politique. Tout autant que les citoyens épris de liberté et d’ouverture, les réseaux criminels et terroristes y trouvent une ressource fondamentale face à laquelle les stratégies qu’expriment les politiques publiques des Etats sont souvent insuffisamment efficaces et rapidement frappées d’obsolescence. Surtout, elles placent les démocraties libérales face à un dilemme dont est par exemple coutumière, en France, la réflexion sur la notion d’ordre public en matière de police administrative[2]. Alors que celle-ci est susceptible de fonder des mesures de limitation des libertés, elle est réputée viser la préservation des conditions nécessaires à l’exercice de ces mêmes libertés. Dans le même sens, l’interception des communications, qui comporte en elle-même une limitation de droits fondamentaux, trouve sa justification principielle dans la protection d’autres exigences constitutionnelles. A travers deux études de cas, l’un des mérites du travail de Madame Ruiz Doraro est de donner à voir dans toute sa mesure la difficulté du dilemme auquel se trouve confronté l’Etat constitutionnel contemporain.
A cette fin, le premier chapitre de son étude offre une présentation technique des systèmes d’interception qui, à l’instar de PRISM aux Etats-Unis ou TEMPORA au Royaume-Uni, ont été développés par les autorités espagnoles et italiennes. Alors que le Sistema integrado de interceptación de las telecomunicaciones (SITEL) assure l’interception des télécommunications qui ont lieu en Espagne, ainsi que des métadonnées qui s’y rapportent, le Captatore Informatico italien se présente comme un cheval de Troie permettant aux forces de l’ordre d’intercepter des flux d’informations en temps réel, tout en réceptionnant les sons et les images situés dans l’orbite d’un terminal informatique. Le deuxième chapitre détaille les régimes juridiques respectifs du recours à chacun de ces dispositifs. Les conditions et les modalités du déclenchement d’une interception, et notamment l’intervention de l’autorité judiciaire, se révèlent déterminantes pour la légalité de l’opération et l’utilisation ultérieure des informations recueillies.
L’essentiel de l’ouvrage se concentre sur les aspects constitutionnels que soulève l’usage particulier des technologies de l’information et de la communication par les Etats pour en contrer certains autres usages réputés indésirables. Le troisième chapitre en explore les implications du point de vue formel. Celles-ci reposent à titre essentiel sur le principe de légalité, garant d’une intervention en bonne et due forme du législateur démocratique. Son importance dans le contexte de deux ordres juridiques postautoritaires explique l’évolution des règles applicables. Les régimes imaginés ont ainsi fait l’objet de contestations, et ont dû être modifiés au regard des décisions des juridictions nationales et supranationales. La Ley Orgánica 13/2015, de 5 de octubre, de modificación de la Ley de Enjuiciamiento Criminal para el fortalecimiento de las garantías procesales y la regulación de las medidas de investigación tecnológica espagnole est à ce titre d’abord analysée sous l’angle du principe de légalité. Celui-ci est compris dans ses deux branches que sont la ré-serve de loi, d’une part, et le principe de typicité (prédétermination, prévisibilité et précision des limitations des droits fondamentaux), d’autre part. L’effort dogmatique, d’une parfaite clarté, se poursuit par la confrontation de la législation en vigueur au principe de sécurité juridique. L’étude du Captatore informatico s’opère à la lumière du même principe de légalité. Tel qu’il se dégage implicitement des normes constitutionnelles italiennes, il se dédouble en principe de réserve de loi et principe de détermination, ce dernier imposant un fort degré de précision de la norme pénale. Les sources principales du régime en question, modifiées depuis lors, sont la Legge 103/2017 modifiche al codice pénale, al codice di proceura pénale e all’ordinamento penintenziario et le corrélatif Decreto legislativo 216/2017 Disposizioni in materia di intercettazioni di conversazioni o comunicazioni, in attuazione della delega di cui all'articolo 1, commi 82, 83 e 84, lettere a), b), c), d) ed e), della legge 23 giugno 2017, n. 103, adopté sur son fondement[3].
Le quatrième et dernier chapitre s’intéresse à la manière dont les opérations d’interception affectent substantiellement le projet même de l’Etat constitutionnel. Abordant successivement les deux ordres juridiques, l’auteure détaille les droits fondamentaux susceptibles d’être mis en cause dans chacun d’eux, ainsi que les biens constitutionnels ou les valeurs constitutionnelles que l’utilisation des dispositifs d’espionnage peut avoir pour objectif de protéger. Une analyse de la pondération opérée entre les premiers et les seconds conclut chaque étude nationale. Au regard du droit constitutionnel espagnol, la « privacidad » semble le point focal de la discussion. De manière plus détail-ée, le droit au secret des communications, tel qu’il résulte de l’article 18.3 de la Constitution, est le principal menacé par les mesures d’interception. De manière dérivée, la protection des données personnelles, rattachée à l’article 18.4 de la Constitution, ainsi que le droit à une protection juridictionnelle effective tiré de l’article 24 de la Constitution sont également mis en cause. De telles limitations sont présentées comme justifiées au nom d’exigences telles que l’ordre public, la sécurité publique et citoyenne ou la sécurité nationale. De manière apparemment semblable, l’analyse de la situation italienne prend appui sur la notion de « riservatezza ». Les droits présentés comme directement affectés par les interceptions sont le secret des communications et l’inviolabilité du domicile, respectivement rattachés aux articles 15 et 14 de la Constitution. De manière indirecte, sont également concernés la protection des données personnelles, la protection juridictionnelle effective et le principe du giusto processo issus des articles 24 et 111 de la Constitution, de même que le droit au juge impartial que consacre l’article 25 de la Constitution. Leur mise en cause est opérée au nom de la sécurité publique et de la protection de l’ordre public.
La minutie de l’analyse offerte par María Ruiz Dorado ne se limite pas à offrir une présentation critique de l’état du droit des deux Etats étudiés. Elle témoigne, au-delà des similitudes et des divergences de rédaction des textes constitutionnels, apparus à trois décennies de distance, de la subtilité des différences qui opposent l’Espagne et l’Italie. Alors que ces deux Etats partagent une culture à première vue semblable de l’Etat de droit démocratique et social et sont tous deux membres d’organisations supranationales qui ont intégré la garantie des droits fondamentaux à leur projet, et alors même qu’ils semblent faire face à un problème identique – parer aux menaces que posent des technologies peu soucieuses des frontières nationales –, des différences notables s’observent entre eux. La manière dont ils font usage du test de proportionnalité, lui-même pourtant souvent compris comme un élément universel de l’outillage du constitutionnalisme contemporain[4], les conduit à opérer des pondérations distinctes, et à valoriser certains droits, valeurs ou biens constitutionnels de manière distincte.
La similitude des contextes de référence et l’identité de la menace ne conduisent donc pas nécessairement à une uniformisation des solutions juridiques. Une telle conclusion, marquée par un certain relativisme, ne surprendra guère les comparatistes. Mais elle constitue une forme de rappel important à l’heure où, à la lumière de l’effervescence de la réflexion sur le constitutionnalisme digital[5], des stratégies uniformes sont trop souvent envisagées pour faire face aux défis posés aux droits fondamentaux dans le contexte de l’après Quatrième Révolution industrielle[6]. Ainsi que l’illustre l’exemple des interceptions auquel cet ouvrage est consacré, qu’il s’agisse, comme c’est l’orientation retenue dans les deux Etats étudiés, d’identifier de nouveaux contextes d’application des droits fondamentaux classiques, ou qu’il s’agisse de dégager de nouveaux droits fondamentaux « 2.0 »[7], comme d’autres Etats l’ont entrepris, à l’instar du Chili, premier à consacrer des neurodroits de rang constitutionnel, un savant dosage entre réglementation uniforme, telle que l’illustrent au niveau européen le Digital Market Acts, le Digital Services Act et l’Artificial Intelligence Act à venir, et une compréhension plus locale de la menace et des moyens d’y faire face dans le respect des valeurs fondamentales doit donc être imaginé.
1. V. p. ex. Le Blog Droit et cinéma, https://lesmistons.typepad.com/blog/ ; coll. « Droit et cinéma » aux éditions Mare & Martin, https://www.mareetmartin.com/collection/droit-cinema-0 ; H. Domínguez Haro, L. Sáenz Dávalos (coord.), El derecho constitucional en el cine y la televisión, Lima, Fondo editorial del Tribunal constitucional, 2022, 334 p.
2. V. p. ex. P. Bernard, La notion d’ordre public en droit administratif, préf. G. Péquignot, Paris, LGDJ, 1962, iii+286 p.
3. Pour une mise à jour, v. https://www.giustizia.it/giustizia/it/mg_2_9_19.page.
4. D.M. Beatty, The Ultimate Rule of Law, Oxford, New York, Oxford University Press, 2004, xvii+193 p. Plus nuancée, v. A. Marketou, Local Meanings of Proportionality, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, viii+414 p.
5. V. p. ex. E. Celeste, « Digital Constitutionalism: A New Systematic Theorisation », International Review of Law, Computers & Technol-ogy, Vol. 33, 2019, pp. 76-99 ; O. Pollicino, Judicial Protection of Fundamental Rights on the Internet. A Road Towards Digital Constitu-tionalism?, Oxford, Hart, 2021, xxiii+235 p. ; H.-W. Micklitz, O. Pollicino, A. Reichman, A. Simoncini, G. Sartor, G. De Gregorio (ed.), Constitutional Challenges in the Algorithmic Society, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, x+330 p. ; G. De Gregorio, Digital Constitutionalism in Europe. Reframing Rights and Powers in the Algorithmic Society, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, xvi+366 p.
6. K. Schwab, The Fourth Industrial Revolution, Geneva, World Economic Forum, 2016, https://www.weforum.org/about/the-fourth-industrial-revolution-by-klaus-schwab.
7. Sur cette problématique, v. p. ex. V. Karavas, Digitale Grundrechte. Elemente einer Verfassung des Informationflusses im Internet, Baden-Baden, Nomos, 2007, 218 p. ; D.K. Citron, « Cyber Civil Rights », Boston University Law Review, Vol. 89, 2009, pp. 61-125 ; D. Redeker, L. Gill, U. Gasser, « Towards Digital Constitutionalism? Mapping Attemps to Craft an Internet Bill of Rights », The International Communication Gazette, Vol. 80, 2018, pp. 302-319 ; Aa. Vv., « Constitution, libertés et numérique », Annuaire internationale de justice constitutionnelle, n° 37, 2021.